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Vers une crise mondiale à cause des tensions commerciales ? 5 questions sur les défis du libre-échange (ceux qu’on comprend très bien... et les autres)
©AFP

Guerre commerciale

Les ministres des finances du G20 ont exprimé leurs craintes que le conflit entre la Chine et les Etats-Unis ne dérape davantage et ne dégénère en escalade.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Atlantico : En dépit de cette inquiétude concernant les tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine,  le statu quo - avec les déséquilibres enregistrés depuis des années et les risques politiques liés à la désindustrialisation des pays occidentaux - serait-il vraiment préférable ? L'Occident a-t-il trop longtemps cédé devant les "mauvais joueurs" comme la Chine ou l'Allemagne ?

Rémi Bourgeot : Les déséquilibres commerciaux ont souvent été identifiés comme une source importante de la crise mondiale depuis dix ans, mais on reste loin d’une convergence en ce qui concerne les modalités du rééquilibrage. Les grands pays excédentaires comme la Chine et l’Allemagne prennent peu à peu conscience des limites de leur modèle de développement, dans un contexte de remise en cause mondiale, mais restent réticents à mettre en œuvre un rééquilibrage qui menace leur croissance, déséquilibrée et de plus en plus fragile. Les équilibres politiques évoluent cependant. Derrière l’ampleur des critiques contre l’approche et le style politique de Donald Trump dans les négociations, la question commerciale est désormais prise au sérieux des deux côtés de l’échiquier politique, notamment par la nouvelle génération de responsables politiques, en particulier démocrates, à l’approche de la prochaine élection présidentielle.

Par ailleurs, les enjeux technologiques pèsent de plus en plus sur la question des échanges commerciaux, comme en attestent les démarches ciblant Huawei. Une phase de digitalisation phénoménale menée par l’abaissement des coûts des composants, l’extension de la connectivité et l’intelligence artificielle va encore accroitre ce poids dans les années à venir. L’internet des objets va ainsi accroître encore davantage les préoccupations technologiques dans les relations économiques entre pays et blocs. Les capacités d’intrusion des fournisseurs de systèmes numériques dans les vies privées et les intérêts étatiques devraient accélérer la recomposition de l’échiquier commercial mondial selon de grands blocs de pays se mettant d’accord sur un certain nombre de règles, naturellement influencées par leurs rapports de force respectifs. Au-delà des tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine, ou l’Allemagne dans une moindre mesure, se confirment des tendances plus lourdes de démondialisation portées par des évolutions technologiques de fond davantage encore que par les soubresauts politiques.

Michel Ruimy : Les tensions commerciales sino-américaines sont un vaste sujet. Déjà, le 27 juillet 2010, à Washington, Barack Obama avait déclaré en ouvrant un sommet visant à convaincre Pékin d’accroître sa coopération : « Les relations entre les États-Unis et la Chine façonneront le XXIème siècle ».

Aujourd’hui, nous avons d’un côté, Donald Trump, qui souhaite mettre fin à la naïveté des Occidentaux vis-à-vis de la Chine qu’il accuse de concurrence déloyale en protégeant ses industries, en entravant l’activité des firmes étrangères, en pillant les droits de propriété intellectuelle... Sa qualité est d’en avoir saisi l’importance géostratégique par le biais des emplois industriels perdus. Son défaut est de ne répondre que par les droits de douane et par des blocages. Reste donc pour lui à trouver la bonne politique.

Or, l’actuel président américain considère que ses prédécesseurs, notamment Barack Obama, ont fait un usage trop parcimonieux de la puissance américaine et que les résultats obtenus sur la scène internationale ont été, en conséquence, décevants. Il souhaite donc utiliser cette puissance pour dégager de nouvelles marges de manœuvre et obtenir, comme il le dit prosaïquement, de meilleurs « deals ». La force de cette posture est qu’elle repose sur des idées simples martelées sur Twitter : les alliés profitent de nous car nous leur offrons des garanties sans conditions, les ennemis profitent de nous car nous ne leur faisons pas assez peur.

De son côté, la Chine, se sentant humiliée depuis deux siècles, souhaite une revanche. Xi Jinping ambitionne de faire de la Chine le pays le plus avancé. Il s’appuie, en particulier, sur un agenda (« Chine 2025 »).

Mais, à regarder de plus près, les deux pays ne sont ni alliés, ni ennemis, mais deux grandes puissances aux économies liées : concurrents dans certains domaines, partenaires dans d’autres.

En revanche, en Europe, le débat est, à peine, lancé qu’il s’arrête sur les divergences des intérêts de court terme. L’Italie et les pays de l’Est espèrent profiter de « largesses » chinoises. L’Allemagne ne pense qu’à une seule chose : vendre autant de BMW en Amérique et en Chine, et elle est prête à tout pour cela. En France, Emmanuel Macron a saisi l’enjeu. Il promeut une « Europe puissante ». Mais il est seul, à la recherche de projets concrets. Il manque de doctrine sur la « politique industrielle », manque dont sa politique souffre en France même. Il serait dommageable pour son industrie, pour sa population… que l’Europe soit absente lors des futurs enjeux économiques et commerciaux. Pourtant, devant l’incapacité à déterminer une ligne commune, ceci risque malheureusement de se produire.

On peut penser que l'Occident a besoin de faire un vrai examen de conscience sur ses forces et ses faiblesses. Le modèle intellectuel par défaut, celui de la spécialisation induite par les échanges internationaux, implique que nous soyons spécialisés sur la valeur ajoutée intellectuelle et non sur la production physique. Mais ne sommes-nous plus dans cette situation de pays concepteurs d'une part et de pays ateliers d'autre part ? Quelles conclusions devrions-nous en tirer ? 

Rémi Bourgeot : Le modèle qui consiste pour les pays émergents à se développer sur la base d’exportations reposant sur la faiblesse des coûts salariaux est toujours en vogue. On voit néanmoins, sans grande surprise, des pays émergents comme la Chine parvenir à monter en gamme sur certains segments cruciaux. Mais la Chine continue toutefois à dépendre assez largement de ses fournisseurs en Europe et aux Etats-Unis, comme par exemple en ce qui concerne les puces et processeurs importés des Etats-Unis, mais aussi les machines-outils européennes et américaines dans un certain nombre d’industries, comme l’automobile par exemple. Sur d’autres segments technologiques, comme la 5G, une entreprise comme Huawei est néanmoins parvenu à prendre une avance véritable. Ainsi, bien que le rattrapage des émergents sur les pays développés reste incomplet, contrairement aux grandes phases de rattrapage passées qu’a connues par exemple un pays comme le Japon dans les années d’après-guerre, la distinction entre pays concepteurs et pays ateliers, qui était au cœur de la dernière phase de mondialisation, n’est plus tout à fait opérante. Par ailleurs, la nouvelle phase de robotisation reposant sur la baisse des coûts des composants et l’intelligence artificielle va progressivement gommer les conséquences économiques des écarts salariaux entre grandes zones. Les pays développés ont là une opportunité de redéployer leurs bases industrielles, s’ils parviennent en gérer les conséquences sociales et, en particulier, à inscrire le travail dans ces tendances, en échappant aux carcans bureaucratiques et en misant sur les capacités créatives.

Michel Ruimy : Le refus, il y a quelques mois, de la fusion Alstom-Siemens l’a encore montré une nouvelle fois : l’Europe n’a plus de doctrine industrielle. Pourtant, il faut d’urgence en retrouver une d’une part, pour relancer l’Union européenne et d’autre part, pour résister face à nos concurrents.

La nécessité est d’autant plus aiguë que la relance par la macroéconomie (un budget européen), imaginée par Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne (septembre 2017), s’enlise dans des oppositions, à commencer par les réticences allemandes. La voie de la microéconomie redevient donc centrale.

Néanmoins, définir une politique industrielle européenne n’est pas aisé. Le protectionnisme de Donald Trump montre le chemin à éviter. Il faut également trouver des réponses aux refus des pays sans champion national, comme l’Irlande, qui facilitent l’accueil d’investisseurs non européens ou, par exemple, aux opérateurs téléphoniques qui choisissent le chinois Huawei en raison de son avance technologique et des rabais qu’il pratique.

En fait, l’essentiel du défi est financier. Rien n’est à la hauteur : ni les sommes nationales, ni les sommes communautaires. Sur la période 2014 - 2020, l’Europe ne dépensera que 100 milliards dans la Recherche & Développement tous secteurs confondus alors qu’il en faudrait beaucoup plus d’autant que les ruptures technologiques sont la marque du début de ce siècle. Les Etats-Unis et la Chine entendent les saisir, à leur manière : schumpétérienne ou étatiste. Dans ce contexte, l’Europe ne peut rester « les bras croisés ».

Par ailleurs, la théorie des jeux montre que les échanges ne sont bons que s’il y a réciprocité et s’il y a récurrence, situation peu courante avec la Chine.Quel est l’intérêt de se maintenir dans cette situation perdante pour les Occidentaux ?

Michel Ruimy : Dans les années 1980, le leader Deng Xiaoping, avait donné ce conseil à ses successeurs à la tête du Parti communiste, dans leur approche du monde : « ne montrez pas votre force et prenez votre temps ».

Ce fut la doctrine officielle jusqu’à Xi Jinping, qui estime, aujourd’hui, que l’heure de la Chine est arrivée et qu’il n’y a plus de raison de « cacher sa force ». L’homme qui dirige la Chine d’une main de fer depuis 2012 a transformé la posture chinoise d’« émergence pacifique » à l’affirmation de la puissance de Pékin sur la scène mondiale. Un exemple de cette affirmation de puissance a été la publication, il y a quatre ans, du plan « Chine 2025 », qui définit les secteurs stratégiques dans lesquels Pékin souhaite devenir leader mondial - robotique, intelligence artificielle, technologies de pointe... Ce document a sonné l’alarme chez les Occidentaux qui avaient jusque-là considéré la Chine comme un pays en rattrapage. Au même moment, le rachat par la Chine du pionnier de la robotique allemand Kuka a provoqué un choc à Berlin, d’autant que la réciprocité est impossible.

Dès lors, les Occidentaux ont commencé à réagir. Donald Trump a fait ... du Trump. Les Européens, plus lentement et en ordre dispersé, ont eux aussi redéfini leur positionnement. La Commission européenne parle, dans un document de travail, de « rival systémique » à propos de la Chine. Emmanuel Macron, quant à lui, proclame la fin de la « naïveté » européenne. Plus vite dit, que fait en raison des divisions des Etats-Membres.

En fait, l’Europe ne se maintient pas dans cette situation. Elle n’a pas le choix. A ce jour, son objectif n’est pas une confrontation mais la recherche, au contraire, d’une voie étroite entre la tentation de la guerre froide des Américains et les pulsions hégémoniques de la Chine.

La Chine ne joue-t-elle pas surtout de sa monnaie ? Besoin d'un nouvel ordre monétaire mondial ? Mais là, les considérations géopolitiques - à savoir faire du yuan une monnaie de réserve - se mélangent aux considérations économiques. Qu'en est-il exactement ? 

Rémi Bourgeot : La Chine a misé sur une sous-évaluation massive du yuan jusqu’au milieu des années 2000. A partir de 2005, elle a commencé à céder aux pressions du congrès américain et a laissé sa devise s’apprécier, mais certes moins que ce que les afflux financiers alors massifs auraient entraîné à l’époque. L’appréciation du taux de change réel du yuan a été très substantielle. Depuis environ cinq ans, le yuan subit plutôt une tendance de marché à la baisse, du fait du ralentissement de l’économie chinoise et des craintes qui fragilisent les afflux d’investissements étrangers. Les autorités chinoises, qui pilotent le taux de change au jour le jour, peuvent naturellement jouer de ces tendances baissières pour contrer les conséquences des barrières douanières mises en place aux Etats-Unis. Mais plus généralement la baisse du taux de change pose le problème du reflux des investissements étrangers en cas d’aggravation des craintes sur le modèle économique chinois. Le recours à la dépréciation reste ainsi une arme à double tranchant pour ce pays aujourd’hui dans une phase aussi délicate, sur le plan économique et financier, avec la menace d’éclatement de certaines bulles.

Michel Ruimy : La Chine aspire à ce que sa monnaie, même si elle ne flotte pas encore librement, soit reconnue comme une « monnaie de réserve » (Ni totalement fixe, ni totalement flottant, le régime de change du yuan renminbi peut être qualifié d’intermédiaire). Une manière de battre en brèche la domination du dollar et des Etats-Unis. Car la monnaie chinois reste une devise mineure sur le marché international des changes (2,5 % des transactions internationales contre environ 30 % pour l’euro et près de 45 % pour le dollar américain).

De plus, l’outil monétaire permet, d’un côté, de jouer sur l’attractivité des exportations du pays. La baisse du yuan par rapport à d’autres monnaies rend les marchandises plus compétitives sur les marchés mondiaux... un fait très mal accepté par ses partenaires commerciaux, au premier rang desquels se trouvent les États-Unis. D’un autre côté, une baisse progressive du yuan est destinée, en principe, à rapprocher la monnaie chinoise du dollar afin de préparer le terrain à une « libération » du yuan. En d’autres termes, afin qu’il puisse à terme passer en taux de change flottant, comme la majorité des autres monnaies. Cependant, les Etats-Unis jugent qu’il s’agit d’un prétexte. Ils estiment que le yuan est déjà assez sous-évalué : après dix années d’une hausse qui a culminé en 2014, le yuan n’a fait que reculer face au billet vert.

Comprenons-nous vraiment les balances commerciales ? Les règles internationales attribuent les produits au made in China ou made in France mais où va réellement la valeur d'un iPhone par exemple ? Est-ce que les déficits et les excédents sont vraiment ce qu'ils semblent être ?

Rémi Bourgeot : On entend souvent que le lieu de production n’est pas véritablement important au final pour les pays disposant de grandes entreprises, au motif que celles-ci réalisent d’importants bénéfices en profitant de la main-d’œuvre bon marché dans les pays en développement. Se pose néanmoins la question de l’usage de ces profits et de leur localisation, mais surtout de l’activité économique, de l’emploi et des compétences mises en œuvre dans ce modèle. Comme l’illustre les déboires d’un certain nombre de programmes aéronautiques, l’éclatement particulièrement complexe entre la conception et la production pose, par ailleurs, des problèmes de fiabilité et plus généralement d’intégration des systèmes. On a eu tendance à négliger les coûts mis en œuvre pour recoller les morceaux entre les différents sites de production, dans le maillage particulièrement complexe des chaînes de valeur qui se sont mises en place au cours des trois dernières décennies.

Michel Ruimy : Tout d’abord, les déficits commerciaux ne sont pas forcément mauvais. En effet, les ménages gagnent en pouvoir d’achat et peuvent, dans une certaine mesure, se procurer des biens domestiques. Quant aux entreprises, elles augmentent leur rentabilité en achetant à l’étranger des marchandises moins chers que les produits nationaux et peuvent, avec ce supplément de rentabilité, davantage investir. En outre, elles peuvent, via les importations, obtenir des biens d’équipement qui leur permettront d’améliorer la qualité de leur propre production et, ainsi, d’accroître, plus tard, leurs exportations. Autrement dit, un surcroît d’importations aujourd’hui peut être la promesse d’un surcroît d’exportations de demain.

Mais il y a une deuxième façon de voir le solde commercial, en l’occurrence comme la différence entre l’investissement et l’épargne. Un niveau d’investissement supérieur à l’épargne peut conduire à un déficit commercial puisque ce pays finance son excès d’investissement en utilisant une partie de l’épargne étrangère (Il emprunte vis-à-vis du reste du monde). De ce point de vue, un déficit est néfaste si cet endettement est insoutenable s’il rémunère des investissements improductifs ou la seule consommation. Il est tout à fait soutenable si les entrées de capitaux financent des investissements productifs c’est-à-dire que l’économie n’aurait pas pu financer avec sa seule épargne.

Ensuite, les soldes commerciaux reflètent bien peu les politiques commerciales. A long terme, il dépend surtout du différentiel entre l’investissement et l’épargne domestiques. La politique commerciale, quant à elle, influence surtout le volume des échanges. Si les Etats-Unis connaissent un déficit extérieur, c’est avant tout parce qu’ils investissent davantage qu’ils n’épargnent.

Ainsi, l’Phone est un concentré de mondialisation à lui tout seul, où la Chine ne joue qu’un rôle mineur dans la chaîne de valeur. Dans une étude de 2010 décomposant le coût d’un iPhone, des chercheurs avaient évalué la « création de valeur » de la Chine à moins de 4 %, loin derrière les 35 % de produits japonais, 20 % de produits allemands, 15 % de produits coréens et 6 % de produits américains ! Ainsi, du point de vue de la valeur ajoutée, lorsqu’un iPhone est expédié de Chine vers les Etats-Unis, ce sont la Corée, Taiwan, le Japon, la Chine qui exportent vers les Etats-Unis. Et, si Apple réalise des marges importantes sur les ventes d’iPad et d’iPhone et capte ainsi une large majorité de la valeur ajoutée, d’autres entreprises internationales sont ravies de profiter du succès des produits de la firme.

Par ailleurs, les déficits commerciaux ne se traduisent pas toujours par des destructions d’emplois et une moindre croissance. Une hausse des importations ne peut s’expliquer que par deux choses : soit une hausse du revenu domestique, qui accroît la demande domestique notamment vers des produits non fabriqués localement, soit une baisse des prix des produits étrangers relativement aux produits domestiques. Dans ce cas, la hausse des importations peut se faire au détriment des ventes domestiques, auquel cas la croissance ralentit et les destructions d’emplois s’accélèrent.

En outre, le commerce extérieur n’explique pas l’essentiel de la désindustrialisation. Beaucoup présentent la désindustrialisation des pays développés comme la conséquence de la mondialisation. Ils justifient ainsi la nécessité d’accroître la compétitivité. Ceci est toutefois à nuancer. Le commerce extérieur a peut-être contribué à détruire des emplois dans l’industrie, mais ce n’est pas le principal coupable. Les gains de productivité dans l’industrie américaine ont suscité un supplément de pouvoir d’achat, mais celui-ci n’a pas (seulement) été dépensé dans l’achat de biens manufacturés, il s’est reporté vers d’autres secteurs, en premier lieu les services. L’industrie a ainsi connu ces dernières décennies ce que l’agriculture a connaît depuis longtemps : une dépopulation d’agriculteurs car la demande n’a pas continué de progresser au même rythme que la productivité. La désindustrialisation ne doit pas être perçue comme une pathologie mais comme la manifestation naturelle du développement économique. A mesure que les résidents d’un pays voient leur revenu augmenter, ils consacrent une part croissante de leur revenu à la consommation de services. Il est alors normal qu’une partie croissante des emplois se situe dans le tertiaire.

Enfin, les soldes commerciaux bilatéraux n’ont pas à être équilibrés. L’administration Trump a pu qualifier de déloyaux certains déficits bilatéraux des Etats-Unis vis-à-vis de pays spécifiques (Mexique). Or, la préférence pour des échanges bilatéraux équilibrés dénote une étrange vision de l’économie, c’est-à-dire celle d’une économie de troc, où prévaut la double coïncidence des besoins, plutôt qu’une économie monétaire. Si les pays échangent entre eux, c’est précisément parce qu’ils ne produisent pas la même chose. Par conséquent, il est logique qu’un pays exporte certains biens davantage à certains pays plutôt qu’à d’autres, tout comme il est logique qu’il n’importe pas autant de certains pays plutôt que d’autres.

Enfin, quelle peut être la force des consommateurs ? Pourquoi les consommateurs occidentaux continuent-ils à se tirer des balles dans le pied en achetant des produits pas chers et bas de gamme d'un point de vue de normes de sécurité ou d'éthique ? Y a-t-il eu des évolutions de comportements sur ce front et depuis que dans les années 80, on se soit inquiété du Japon et de ses produits ? Quels sont le genre d'arguments qui marchent ou pas ?

Rémi Bourgeot : On constate dans de nombreux pays une prise de conscience au sujet du lieu de production des biens de consommation. Cette tendance est intéressante. La distinction sous-jacente était d’ailleurs déjà très présente dans les grands pays exportateurs comme l’Allemagne et le Japon. La dimension écologique est évidemment un facteur de poids qui s’ajoute à ces considérations, du fait du coût environnemental du transport de marchandises et des moindres critères entourant la production dans un certain nombre de pays à bas coûts salariaux. On voit émerger ainsi une réflexion sur la cohérence des systèmes économiques en ce qui concerne la production, la consommation et la conception. Cette prise de conscience est importante. La relégation de catégories croissantes de travailleurs, sur des critères d’abord d’éducation puis désormais de génération (trop jeune ou trop vieux), a néanmoins créé un cercle vicieux, autant en ce qui concerne la consommation que la gestion des compétences. La compression du pouvoir d’achat, d’autant plus dans un contexte de bulle immobilière, neutralise cette bonne volonté d’une partie des consommateurs et focalise l’acte d’achat sur les produits low cost, ou en tout cas se traduit par une pression très forte sur les prix. C’est le paradoxe d’un système qui mêle envolée des prix sur un certain nombre de biens, comme l’immobilier et ce qui en dépend, et pressure de façon extraordinaire les prix à la consommation, lorsque les mesures monétaires qui portent à bout de bras l’inflation et la croissance se traduisent par une envolée du prix de certains actifs refuges.

Michel Ruimy : La théorie économique montre que le consommateur achète, notamment, en fonction de son revenu et des prix de marché des différents biens. Autrement dit, l’un des paramètres auxquels il est sensible est le prix du bien désiré.

Or, il faut bien saisir que la mondialisation économique a conduit à une désinflation salariale dans les pays développés en raison de la concurrence des tarifs salariaux pratiqués dans les pays du Sud-Est asiatique. Cette situation a conduit au pincement du pouvoir d’achat des ménages des pays occidentaux. Dès lors, ne pouvant espérer une augmentation de salaire du fait de la vive concurrence sur les marchés, les consommateurs plébiscitent les produits peu chers qui ont été fabriqués, de manière caricaturale, par une entreprise chinoise.

Dans ce contexte, les marchandises fabriquées par les pays asiatiques sont attractives du fait de la modicité de leur prix. Elles répondent aux besoins de nombreux ménages, notamment les « moins fortunés », qui n’ont d’autres choix. Dans ce contexte, pour pouvoir donner plus de pouvoir d’achat, les pouvoirs publics accroissent la concurrence sur les marchés afin que d’induire une baisse des prix des biens vendus. Finalement, de manière générale, le consommateur n’a pas d’autre choix que de consommer « étranger ».

Les manifestations des « Gilets jaunes » revendiquent notamment un « coup de pouce » sur leur pouvoir d’achat. Les « largesses » du président de la République ont montré qu’il avait satisfait, en partie, leurs revendications. Les consommateurs français sont de plus en plus sensibles au contenu de leur porte-monnaie. Le gouvernement, et les entreprises, ne devraient pas l’oublier.

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