“Vaincre ou Mourir” : quand le cinéma sort la République du confort de l’Histoire officielle<!-- --> | Atlantico.fr
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'Vaincre ou Mourir' totalise 87 000 adeptes dans 188 salles au terme de son premier week-end.
'Vaincre ou Mourir' totalise 87 000 adeptes dans 188 salles au terme de son premier week-end.
©AFP / STEPHANE DE SAKUTIN

Mémoire

Cette « petite histoire » greffée à la grande histoire, résume en fait notre comportement vis-à-vis de la Grande Révolution : elle nous fascine, et nous tentons d’en occulter les crimes de masse.

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

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Atlantico : Libération a fait sa une il y a plusieurs jours sur le film “Vaincre ou Mourir”, film-récit sur la guerre de Vendée. « Le premier long métrage des productions Puy du Fou Films, “Vaincre ou Mourir”, réécrit l’histoire de la Révolution française sur le même modèle réactionnaire et biaisé que les spectacles qui font le succès de l’entreprise vendéenne de la famille Villiers », est-il écrit en une. Pourquoi ce film est-il autant critiqué par la gauche ?

Pierre Vermeren : La critique du « roman national » est devenue un poncif voire un passage obligé chez de nombreux historiens que le journal que vous citez considère comme éminemment progressistes. Le « roman national » serait un récit patriotique voire nationaliste, démodé voire ringard, finalement archaïque, issus des errements de la IIIe République universitaire. Or voilà que le film que vous citez jette au feu une partie du roman national en restituant -avec plus ou moins de bonheur cinématographique, mais telle n’est pas la question- un des épisodes les plus tragiques -si ce n’est le plus tragique- de notre histoire franco-française : la guerre de Vendée et ses 200 000 morts. C’est pour dévoiler cette phase occultée de notre histoire nationale, sa page maudite, que les mêmes vouent ce film aux gémonies.

Cette « petite histoire » greffée à la grande histoire, résume en fait notre comportement vis-à-vis de la Grande Révolution : elle nous fascine, et nous tentons d’en occulter les crimes de masse. Or la Révolution a donné naissance aux temps modernes, à la République, mais aussi à la nation française. La souveraineté française s’est construite sur le corps du souverain exécuté le 21 janvier 1793. Or ce crime fondateur a inauguré une séquence qui a traumatisé tout le XIXe siècle, la Terreur jacobine ; à tel point que la bourgeoisie française a décidé, par trois fois, de liquider physiquement l’extrême-gauche parisienne (sans oublier les canuts lyonnais) dès qu’elle a tenté de renouer avec son épisode fondateur, le jacobinisme. Ce fut le cas en 1830, puis en 1848, et en 1871. Nous croyions naïvement en avoir fini avec cette histoire des origines : la voilà qui ressurgit.

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Dans quelle mesure les souvenirs douloureux pour les Vendéens ont-ils été “invisibilisés” pendant longtemps par une partie de l’intelligentsia parisienne ? Pourquoi ?

Encore une fois, le souvenir de la Vendée, couplé à celui de la Terreur, a hanté tout le XIXe siècle. A-t-on oublié Quatrevingt-treize de Victor Hugo - sous-titré, la guerre civile -, lu par des générations de Français (200 000 exemplaires ont été vendus en moins de deux ans après sa publication en 1874), et médité par Marx ? Il est vrai que plus grand monde ne lit de nos jours.

La Troisième République n’a pas non plus ignoré cet épisode, elle qui était une République d’historiens. Mais le crime de masse et l’assassinat - dans des conditions atroces - de dizaines de milliers de femmes, d’enfants et de vieillards, a été peu à peu relégué dans les tréfonds de la mémoire nationale. La Troisième République a apporté la victoire contre la « barbarie allemande » en 1918. Puis les horreurs du nazisme ont relégué au dernier plan ce crime fondateur (tout régime politique est fondé sur un crime conformément à la théorie du bouc-émissaire), à son tour mesuré à l’aune des crimes du communisme. Que valaient nos pauvres Vendéens face à ces dizaines de millions de cadavres ? La France a tellement souffert au XXe siècle, qu’on a porté la République au pinacle, qu’on a loué et idéalisé les Lumières, mais aussi la liberté, avant de tenter de mettre en œuvre la promesse révolutionnaire d’égalité sociale.

Il y a quarante ans, des historiens et des juges ont exhumé les crimes de l’Occupation. Il y a vingt ans, d’autres ont exhumé les crimes de la guerre d’Algérie. Et voilà que la Vendée, le crime originel de la Première République, refait surface. Cette mémoire, jamais oubliée en Vendée, avait pourtant été régulièrement remise à l’honneur depuis les années 1980 (l’Historial de la Vendée a été inauguré aux Lucs-sur-Boulogne en 1993). Mais avec la puissance du cinéma, ce n’est plus d’une controverse entre intellectuels dont il s’agit : c’est sa mise à la disposition du peuple français.

Quelle est la réalité historique autour de cet événement ?

Tous les historiens s’accordent sur le chiffre de 200 000 morts pour la seule Vendée. A cela s’ajoutent en effet ceux d’autres épisodes, comme les victimes de la chouannerie bretonne, ou des massacres de Lyon et de Toulon. Les 200 000 morts se décomposent entre 30 000 Bleus, les soldats républicains, et 170 000 Vendéens (près du quart de la population), dont au moins 40 000 civils massacrés par les colonnes infernales de Louis-Marie Turreau à l’hiver et au printemps 1794.

Il serait long de raconter cette guerre de trois ans, qui a débuté en 1793, sans être jamais totalement éteinte avant 1800. Très simplement, les paysans Vendéens s’insurgent contre la levée en masse - la conscription obligatoire - pour la guerre aux frontières de l’Est, et ils se rassemblent autour de la noblesse locale dont des hommes ont été les officiers du Roi, afin d’affronter la République, de s’emparer des villes, avec l’espoir fou de reprendre le pays aux bleus grâce à l’aide des Anglais et de l’armée des émigrés. Le projet n’est pas contre-révolutionnaire au départ, car les Vendéens avaient autant de griefs contre l’Ancien régime que les autres Français. Ils n’ont pas protesté en 1789. Mais ils refusèrent la politique anticatholique de la révolution, comme dans bien d’autres régions. Puis la levée en masse. A partir de là, la guerre civile devient un cercle que rien ne peut éteindre sauf la mort. L’exécution de leur chef le plus avisé, Charrette, début 1796, porta un coup fatal au mouvement. C’est cela que raconte le film.

Que cela dit du rapport des Français à la mémoire et à l’Histoire ?

La France est un pays d’Histoire et d’historiens. Marc Bloch a écrit que « le christianisme est une religion d’historiens » : il en reste beaucoup de choses dans ce pays. Mais nous nous sommes habitués aux histoires officielles, et il est très difficile de sortir du confort de l’histoire épurée ou de la légende manichéenne souvent apprise à l’école. On se rappelle à quel point les Français ont eu du mal à accepter les crimes sans équivalent (par le nombre) du soviétisme, puis du maoïsme. Là, nous sommes certes dans des proportions très inférieures.

Mais nous sommes aussi un pays de juristes. Les Français ont du mal à considérer des faits qui ne sont pas établis par la justice. C’est la fonction des procès historiques. Or la Vendée n’a donné lieu à aucun procès, aucun jugement, aucune condamnation. Le nom de Turreau est même gravé sur l’Arc de triomphe.

Or si on compare le nombre des victimes de la guerre de Vendée aux enfumades de Bugeaud en Algérie (2000 victimes), aux fusillés pour l’exemple de la Grande guerre (600), aux victimes de Guelma en 1945 (8000) ou d’octobre 1961 à Paris (50 à 100), voire à plusieurs crimes de masse tristement célèbres de la Seconde Guerre mondiale en France, qui sont les repoussoirs absolus de notre temps, les chiffres de la Vendée sont écrasants avec 170 000 morts, dont des dizaines de milliers de civils. Si l’on ajoute que cette histoire est depuis l’origine une composante fondatrice de la guerre politique à laquelle se livrent la gauche et la droite depuis plus de deux siècles dans ce pays, tous les ingrédients sont réunis pour une polémique à la mesure des enjeux mémoriels, que l’on aime tant célébrer par ailleurs.

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