Ukraine - Russie, le face à face des Etats mafieux : cet enjeu de la crise dont personne ne parle et qui l’explique pourtant si bien<!-- --> | Atlantico.fr
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Les gangs ukrainiens profitent du chaos ambiant pour tenter d’accroître leur puissance.
Les gangs ukrainiens profitent du chaos ambiant pour tenter d’accroître leur puissance.
©Reuters

Jour d'élection

Ce dimanche les Ukrainiens se rendent aux urnes pour choisir leur président. Le nouveau dirigeant devra composer avec les différents groupes mafieux qui, pro-russes comme pro-ukrainiens, gangrènent le pays, et dont la mainmise sur la vie politique et économique explique mieux la crise actuelle que des critères purement culturels et linguistiques.

Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Atlantico : Une dimension importante dans le conflit ukrainien, et peu évoquée, est la recrudescence de gangs armés en lien avec le crime organisé. Un slogan utilisé (trans partisan) souvent entendu sur place est "à bas les gangs!". En quoi ce phénomène est-il une réalité ? Un Etat mafieux peut-il voir le jour, menaçant ainsi l'unité du pays ?

Michael Lambert : Le terme "d’Etat mafieux" peut prêter à confusion. On peut globalement le définir comme la situation dans laquelle une minorité, un groupe, politique, économique ou militaire, utilise les structures étatiques pour s’accorder des avantages, souvent financiers, et ayant pour souhait de s’assurer une position politique durable sans appréhender l’utilisation de moyens illégaux.

L’idée d’un Etat mafieux repose sur cette conception d’un Etat qui use de son pouvoir pour se livrer à des trafics, plus ou moins dangereux pour la stabilité nationale, régionale et/ou internationale. Il faut alors bien faire attention à ceux qui définissent un Etat comme "mafieux" car il y a un intérêt médiatique évident à le faire pour discréditer l’existence et la légitimité de celui-ci.

En Ukraine, les gangs armés sont une réalité et disposent d’une structure locale et parfois nationale. Ils se composent de personnes aux tendances pro-russes mais il existe également des gangs ukrainiens qui ne soutiennent pas le rattachement à la Russie.

Leur origine, et surtout leur puissance, remontent au moment de la chute de l’URSS. L’armée et les structures étatiques n’étant plus en mesure d’assurer la sécurité après 1991, des personnes, anciens militaires congédiés, policiers n’ayant plus de solde ou citoyens à la recherche d’un revenu, proposèrent à la population un soutien pour assurer la sécurité. Par la suite, ces groupes sont restés importants et ont étendu leur influence dans les autres domaines qu’on associe fréquemment à la mafia (prostitution, trafics de drogue, blanchiment d’argent et trafics d’armes dans certaines régions comme ce fut probablement le cas à Odessa).

Le gouvernement ukrainien n’ayant pas les moyens pour les contrôler, on se retrouve aujourd’hui dans une société qui admet leur existence et où ils font partie du paysage politique et économique quotidien.

Le problème actuel repose sur le fait que ces gangs se sont souvent substitués aux structures d’Etat. Ils contrôlent une partie importante de l’économie informelle mais également officielle en ayant acheté avec l’argent des malversations des entreprises tout ce qu’il y a de plus légales dans le pays. Cette puissance économique leur a également permis de placer des membres à la tête de l’Etat et des partis régionaux.

La crise en Ukraine et son soutien par Moscou ont amené les gangs à s’affirmer pour occuper des postes politiques à l’échelle locale et ainsi accroître leur puissance, leur légitimité et surtout à ne pas pouvoir être condamné par le gouvernement dans la mesure où ils en deviennent des membres à part entière. Les armes leur permettent également de faire face à l’armée, notamment en milieu urbain, et de ne pas rencontrer une résistance trop importante dans les régions pro-russes.

Un Etat mafieux peut facilement voir le jour en Ukraine dans les années à venir et des exemples concrets existent dans l’espace post-soviétique. On pourrait aujourd’hui parler d’Etats autocratiques avec un monopole économique, comme en Transnistrie, région située entre l’Ukraine et la Moldavie qui existe depuis plus de 24 ans et qu’on qualifie communément d’Etat mafieux dans les médias occidentaux.

Est-ce une nouveauté en Ukraine, ou ces groupes profitent du contexte actuel et d'un Etat vacillant pour faire leur retour en force ?

Ils ne font pas un retour en force et étaient déjà sur place. Les évolutions récentes leur permettent de s’affirment dans la sphère politique, où ils profitent du chaos ambiant pour tenter d’accroître leur puissance.

Les connections de certains avec des groupes en Russie amènent également à bénéficier du soutien logistique et économique de l’extérieur, ce qui leur donne encore plus de puissance et leur permet de positionner des membres dans certaines structures (police, armée, mairies, etc.) auparavant difficilement accessibles.

Pourquoi ces groupes séparatistes marginaux et armés qui prospèrent sont-ils devenus incontrôlables ?

Le manque de contrôle est le résultat combiné d’un Etat central qui n’est pas assez puissant pour s’imposer sur son territoire, d’une population qui soutient leur action car ils se présentent comme défenseurs des valeurs "locales", d’une importance économique non négligeable dans un pays appauvri et d’un soutien non-officiel des groupes pro-russes, ce qui accroît leur légitimité.

L’Etat n’ayant plus les moyens de s’imposer et n’incarnant plus une autorité morale, ces derniers peuvent se permettre de se livrer aux actions qu’ils souhaitent en usant de la force qui n’est que rarement nécessaire car la population les soutient fréquemment.

La Russie a-t-elle perdu la main sur ces groupes, ou garde-t-elle des contacts ? Quel est son rôle dans cette montée des mafias ? A-t-elle intérêt à leur développement ?

Il faut bien comprendre que la Russie est souvent présentée comme à l’origine de ces groupes armés ou de leur soutien logistique. Une information à prendre avec du recul car une telle implication n’a pas été prouvée même si elle semble probable. Le schéma le plus logique semble être le soutien de groupes mafieux en Russie, qui eux-mêmes ont des connections avec l’Etat russe mais sans être sous son contrôle, qui influencent les groupes en Ukraine pour augmenter leur propre importance à l’échelle européenne et gagner en puissance face aux autres groupes afin d’avoir encore plus d’influence à l’échelle du gouvernement russe et de gouvernements locaux.

Il faut bien garder en tête qu’ils servent à Moscou pour déstabiliser l’Ukraine mais sans pour autant être totalement sous contrôle du gouvernement russe et sans avoir les mêmes intérêts sur le long terme. Il faut bien distinguer le discours des gangs qui se disent "pro-russes" pour avoir le soutien des minorités russophones mais sans nécessairement s’accorder par la suite avec les directives qui leur seront imposées depuis la Russie.

La Russie semble contrôler mais on ignore jusqu’où et de qui viennent les ordres. Après, il est évident qu’avoir une Ukraine plus faible, totalement dépendante de  la Russie et amputée d’une partie de son sol national est un avantage pour endiguer la mise en place d’un gouvernement opposé à Moscou, limiter l’importance des groupes pro-ukrainiens sans connexion avec les groupes russes ou encore éviter un rapprochement avec l’Union européenne qui poserait problème pour le projet d’Union eurasiatique souhaité par le Président Poutine.

Sous quelles formes se manifestent ces gangs ? Le Donbass est-elle la région la plus touchée ?

Les gangs se manifestent sous diverses formes. On a d’un côté les groupes médiatisés qui prennent des bâtiments administratifs en usant de la force et des armes et de l’autre, des groupes qui manifestent ou forment des patrouilles dans les rues pour militer, contrôler les citoyens et se substituent aux autorités locales absentes ou ne pouvant rien faire.

Certains ont également décidé de ne pas s’impliquer dans le conflit et souhaitent juste continuer comme avant la crise sans prendre parti.

On ignore si le Donbass est la région la plus touchée, il est certain que les zones avec une population urbaine pauvre sont les plus sujettes à la présence des gangs qui sont plus visibles mais il existe des groupes à Kiev moins visibles et plus importants sur le plan économique.

Ces groupes ont-ils des connections avec d'autres mafias de l'Est, comme en Géorgie ?

Les connections avec les autres mafias sont évidentes mais on dispose d’assez peu de données officielles et objectives sur ce point. Le mécanisme de fonctionnement des gangs est complexe et la taille des organisations varie du  local à l’échelle européenne. On estime qu’il est probable que les gangs russophones disposent de connections avec les autres gangs russophones mais on ignore s’il s’agit d’une même branche, d’un groupe ami ou d’une partie distincte qui partage les même intérêts.

La mafia ukrainienne entretient des relations avec les groupes russes et les Russes avec les Géorgiens mais l’opacité du système, des relations et des intérêts divers amène à éviter de trop s’avancer sur la question où l’on dispose de trop peu d’informations.

La connexion entre mafia en Ukraine et mafia en Géorgie est essentiellement due aux conflits dans la région et au besoin d’armes vers la Géorgie en provenance de l’Ukraine. Il arrive que le schéma s’inverse et parte du Caucase russe vers la Géorgie puis vers l’Ukraine. Quoi qu’il en soit, on ignore si c’est une même branche ou des groupes qui coopèrent entre eux.

Comment l'Ukraine peut-elle endiguer le phénomène ?

Pour endiguer  le phénomène, l’Ukraine devrait avoir une présence policière plus forte et renforcer sa lutte contre le crime organisé avec des moyens logistiques et économiques conséquents. Un investissement considérable que le gouvernement  ne peut objectivement pas se permettre et dans lequel il ne peut pas s’engager dans les régions séparatistes (en Crimée par exemple).

Il faudrait renforcer la lutte contre la corruption à l’échelle nationale qui actuellement permet d’alimenter les groupes mafieux et commencer à proposer une autre alternative aux citoyens que d’intégrer lesdits groupes tout en limitant leur importance dans certains secteurs d’activités où ils sont présents, tels que la prostitution.

Pour résumer, il semble impossible de contrôler ces groupes dans l’état actuel des choses.

L'élection présidentielle de dimanche peut-elle changer la donne ?

On imagine mal l’élection présidentielle de dimanche changer la situation. Le pouvoir central ukrainien sortira probablement affaiblit avec la naissance de nouvelles tensions avec  les séparatistes à l’issue de celles-ci. L’Etat est endetté et l’économie dépend toujours du marché russe et du gaz  pour sa survie. L’économie informelle reste donc un moyen de subsistance pour de nombreux citoyens qui ne peuvent pas s’en passer.

Peu importe le résultat des élections, le gouvernement n’aura aucun moyen pour se pencher sur la question des groupes qui vivent de l’économie informelle dans les prochaines années et limitera probablement son action à quelques arrestations médiatiques mais sans réelle conséquence.

Cette perspective peut sembler pessimiste mais les connections entres les groupes mafieux et le gouvernement ukrainien, la corruption qui est omniprésente dans le milieu politique et le besoin d’avoir recourt à l’économie informelle ne permettent pas d’envisager une amélioration sans intervention externe.

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