Tuerie au Texas : derrière la question du contrôle des armes à feu, la crise de la masculinité<!-- --> | Atlantico.fr
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Un client regarde un fusil de type AR-15 dans un magasin d'armes à feu. Utah, 4 février 2021
Un client regarde un fusil de type AR-15 dans un magasin d'armes à feu. Utah, 4 février 2021
©GEORGE FREY / AFP

Crise de la masculinité

Aux États-Unis, le phénomène se répète années après années. Après la tuerie de Buffalo dans l'État de New-York le 14 mai, une fusillade a fait au moins 19 morts dans une école du Texas. Si les assaillants sont très représentatifs de la société américaine, ils sont toujours des hommes, souvent mal dans leur peau. L'effet d'une crise de la masculinité ?

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Xavier Raufer

Xavier Raufer

Xavier Raufer est un criminologue français, directeur des études au Département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines à l'Université Paris II, et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. Dernier en date:  La criminalité organisée dans le chaos mondial : mafias, triades, cartels, clans. Il est directeur d'études, pôle sécurité-défense-criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers. 

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Atlantico : Un jeune homme de 18 ans a ouvert le feu dans une école au Texas, faisant au moins 21 morts. On observe, et vous l’avez fait dans Atlantico à plusieurs reprises, que dans les tueries de masse aux Etats-Unis, les assaillants sont quasi-exclusivement des hommes, souvent mal dans leur peau mais très représentatifs de la société américaine par ailleurs (riches pauvres, blancs, noirs hispaniques, etc). Dans quelle mesure ce passage à l’acte est-il dès lors attribuable à l’effet de la société - en particulier américaine - et notamment à la crise de la masculinité dans une société qui ne cesse d’envoyer des injonctions contradictoires aux jeunes hommes ?

Michel Maffesoli : La violence est inhérente aux rapports humains, mais la manière dont s’exprime la violence individuelle ou collective dépend de nombreux facteurs et notamment de l’accessibilité plus ou moins grande d’armes très meurtrières (on tue moins et moins vite au poignard qu’à la mitraillette), de la consommation plus ou moins importante de drogues produisant des effets délirants et bien sûr du degré d’agressivité latent dans l’environnement. Constatons d’abord qu’il s’agit dans le cas de ces tueries de masse de tueurs individuels et le plus souvent solitaires. Dans le dernier cas d’un jeune adulte (18 ans) en rupture scolaire et sans doute isolé socialement. Il faut donc rapporter ces phénomènes de tueries de masse par de jeunes hommes à l’imaginaire de la violence de l’Amérique contemporaine et aux difficultés de socialisation de nombre de jeunes. Car tuer ses camarades (ou qui pourraient l’être), tuer des enfants quand on est un adolescent c’est l’acte anomique par essence.Bien sûr l’abondance et la disponibilité des armes peuvent expliquer l’importance de ces tueries, mais on se trompe en pensant qu’il suffirait de restreindre l’accès aux armes pour pacifier la société américaine. Il y a un imaginaire de la conquête et de la violence qui reste constitutif de l’imaginaire états-unien. On ne peut pas d’ailleurs complètement nier que l’atmosphère de va-t-en guerre qui règne au gouvernement (40 milliards d’armes fournies à l’Ukraine et ce répété par tous les médias comme un exploit ! ) soit sans effet sur les déchaînements de violence intérieure. Rappelons-nous qu’entre la fin des années 1920 et jusqu’à 1939, le nombre de tueurs de masse en Allemagne (dont M. le Maudit dans le film de Fritz Lang fut le paradigme) avait énormément augmenté.Ce qui caractérise les tueurs de masse états-uniens c’est que la plupart du temps ils n’avancent aucun motif à leur agression. Au contraire des jeunes entraînés dans une spirale terroriste, à qui on fournit à la fois les armes et les motifs de leur action, qui tuent au nom d’une cause, fût-elle folle, il s’agit là de meurtres sans motif. Les victimes sont leurs proches, dans le cas du dernier tueur une grand-mère et des enfants comme lui (tel qu’il avait été) et ils n’ont rien à leur reprocher. Ni motif individuel, dispute, ressentiment, ni motif idéologique. Aucun compte à régler. Bien sûr ils sont représentatifs de l’Amérique profonde, ils sont comme les Américains, blancs, noirs ou hispaniques, pauvres ou riches. Deux caractéristiques : ce sont des garçons jeunes, scolarisés ou déscolarisés depuis peu, des adolescents. Et ils s’attaquent à leurs pairs dans la structure de socialisation par excellence qu’est l’école. Mais on ne peut expliquer leur acte par aucun motif socio-économique ou psychologique. Qu’il s’agisse de garçons plutôt que de filles est un fait jusqu’à présent peu notable : de manière générale dans les sociétés occidentales les adolescents garçons extériorisent plutôt leur profond mal-être par la violence tournée vers autrui au contraire des  filles qui ont des comportements agressifs envers elles-mêmes : tentatives de suicide, comportements de proie sexuelle, mutilations. Je pense donc que jouent dans l’augmentation de ces tueries par de jeunes adolescents : 

  •  le surdéveloppement aux États-Unis d’un imaginaire violent et agressif, largement partagé par les élites et les adultes servant de modèles aux adolescents ;
  •  une défaillance du processus  de socialisation de nombre de jeunes. 


Dans toutes les sociétés, l’entrée dans la vie adulte, la socialisation fait l’objet de rites particuliers, rites d’initiation tels que décrits par les ethnologues. Dans la société moderne, les différentes étapes de l’éducation scolaire puis universitaire font fonction de rites de socialisation. Aux États-Unis d’ailleurs ces étapes étaient bien ritualisées et permettaient l’intégration dans la communauté adulte. Ce mode de socialisation par l’éducation, c’est-à-dire la réplication du modèle adulte ne fonctionne plus ou en tout cas ne fonctionne plus pour tous. Et il fonctionne particulièrement mal pour ceux qui se « sentent » par leurs désirs, leurs sentiments, leur sexualité différents. La tuerie par un jeune adolescent de petits enfants, dans le lieu même où en principe aurait dû se faire son intégration extra-familiale, dans la communauté des futurs adultes traduit bien ce refus d’un futur commun, ce rejet de la communauté, communauté qu’il rejette et dont il se sent rejeté. Il mitraille ceux qui le regardent et à qui il ne peut pas s’identifier. 

Un homme de 18 ans tire dans une école au Texas, avec au moins 21 morts. On observe que dans les tueries de masse aux États-Unis, les assaillants sont presque toujours des hommes, souvent mal dans leur peau. Hormis ce point commun, y-a-t-il un profil type ? 

Xavier Raufer : Aux États-Unis mêmes, la recherche est dans l’impasse. Souvent (mais pas toujours) ces tueurs sont en colère, ont subi des contrariétés, persécutions ou humiliations ; sont émotivement instables, socialement isolés ; avec de ce fait, des fantasmes de vengeance parfois longuement ruminés. 

Partant de là, peut-on ébaucher un profil du tueur de masse ? Non : avoir été violent (ou victime de violences) ... alcoolique et/ou toxicomane ... colérique ou fasciné par les armes et la mort ; tout cela est bien trop flou et ardu à repérer socialement. Même ce qui précipiterait la crise est en fait insaisissable : perdre un procès, son boulot ou sa copine... En fin de compte, des millions d’individus (au minimum) entrent plus ou moins dans ce tableau symptomatique - or les Américains sont 330 millions et les tueurs de masse, une centaine par an.

Pathologie mentale : récemment, le FBI a creusé le cas de 63 tueurs de masse : seuls 16 avaient vu un psy, 3 étaient sévèrement psychotiques. Or les « autopsies psychiatriques » sont ardues et chères ; il faut notamment interroger à fond une foule de gens de l’entourage du tueur. Les rares analyses complètes disponibles concluent que le sujet exprimait rage et ressentiment ; qu’il était socialement déjanté - mais ni « fou », ni même « malade ». 

La race : pour les principales bases documentaires dédiées au sujet, les Blancs forment de 55% à 64% des tueurs de masse ; or 67% des adultes américains sont Blancs-non Hispaniques. 

La politique ? On trouve de tout chez les tueurs de masse récents : des Démocrates (familles Démocrates chez les plus jeunes) ... Libertariens... Un végétarien... Bien sûr, des militants de la droite dure aussi... Rien de significatif, rien d’utilisable pour un profil prédictif.

Comment la remise en question de la masculinité peut-elle mener, chez certains, à ces événements funestes ? 

Michel Maffesoli : Il faut repartir de ce qu’est l’époque moderne, celle qui débuta au 18e siècle et qui de mon point de vue est en train de laisser place à une époque que j’appelle avec d’autres (Lyotard, Baudrillard) l’époque postmoderne. Le pilier de la modernité est le principe individualiste : chaque individu a une identité et une seule qui le définit. Identité sexuelle, identité ethnique, géographique, religieuse, économico-sociale. L’identité sexuelle et l’identité de genre coïncident et les pratiques sexuelles ne définissent pas une identité, elles sont normales ou anormales, légales ou transgressives. On est homme ou femme et l’on a des pratiques sexuelles hétéro ou homo, bisexuelles etc. Qui ne sont pas publiques. 

L’affirmation identitaire allait de pair avec la croyance en une nécessaire émancipation de tous ceux qui se considéraient comme opprimés : noirs, immigrés, étrangers, homosexuels selon des classifications de plus en plus sophistiquées. Identités victimaires censées rapporter à leurs tenants des avantages compensatoires : quotas dans les universités par exemple, parité de postes etc. 

En même temps ces diverses identités sont considérées non pas comme des identités naturelles, le sexe masculin, le sexe féminin, mais comme des identités construites par la société, imposées ou choisies d’ailleurs selon qu’elles font l’objet d’une compensation victimaire ou d’une revendication identitaire. 

Et il est vrai que dès lors les jeunes hommes sont soumis à des injonctions contradictoires : la seule identité non victimaire est celle de l’homme blanc hétérosexuel. D’une certaine manière la figure du Cow-boy ou du membre du Ku Klux Klan.  Mais il faut être reconnu comme tel par ses pairs. 

Ou alors il faut faire le choix d’une identité de victime et se battre pour défendre ses droits contre cet homme blanc hétérosexuel. 

Celui qui ne se sent ni macho, ni victime est donc exclu de tout lien communautaire, il est seul face aux autres et il leur tire dessus pour qu’ils ne le regardent plus ou parce qu’ils ne le regardent pas. 

Ce passage à l’acte est-il dès lors attribuable à la société - notamment américaine - d’abord, la crise de la masculinité dans une société qui ne cesse d’envoyer des injonctions contradictoires aux jeunes hommes ?

Xavier Raufer : D’abord, les fondamentaux : l’accès aisé aux armes (± 70% des tueries de masse, avec des armes à feu légales) facilite les massacres - mais ne les explique pas. Si c’était vrai, des pays proches des États-Unis (Mexique... Brésil...), où les armes foisonnent, subiraient plus encore de ces tueries - or il n’y en a presque aucune. Seconde obsession médiatique, les « motivations » des tueurs : la plupart d’entre eux n’en ont aucune, de structurée et logique. Exemple parmi mille autres : en octobre 2017, Stephen Paddock, 64 ans, rafale à l’arme de guerre un concert à Las Vegas : 60 morts, 450 blessés. Depuis, l’unité dédiée du FBI dépense des fortunes et mobilise une foule d’expert pour répondre à la simple question : POURQUOI ? 4 ans après, on n’en a pas la moindre idée...

Ce qui transforme sans doute des anonymes en bombes humaines est leur écrasement par un « politiquement correct » que les réseaux sociaux rendent sans cesse plus hystérique ; où un mot vous conduit à l’abattoir social - sans parler même d’un geste. Empiriquement, 999 individus se plient aux ukases de minorités d’autant plus follement dictatoriales qu’elles sont minuscules et fragmentées - le dernier explose et se soulage en tirant dans le tas. Jadis, Corneille (dans Horace) a dit ça plus noblement que moi « Voir le dernier Romain à son dernier soupir, moi seule en être cause et mourir de plaisir » ...

Comment faire face à cette perte de sens et de repère chez certains hommes, avec des issues profondément tragiques dans certains cas ?

Xavier Raufer : C’est un épisode de la folie américaine du moment : transsexuels... LGBT, etc... Comme d’usage aux États-Unis, c’est du puritanisme à l’envers. On a persécuté les homosexuels (sodomie punie de mort...) ou pratiqué l’esclavage ? Ensuite, on divinise les victimes, on se prosterne à leurs pieds. Après l’inévitable gueule de bois, on oublie tout et ça repart ailleurs. Jadis, la prohibition de l’alcool, plus, d’autres bouffées de délire social moins connues mais qui firent naguère des ravages, des milliers d’innocents payant ces ineptes crises hystériques de siècles de prison. Que les lecteurs anglophones cherchent Satanic Panic ou Multiple Personalities Disorder : ils verront jusqu’où, parfois, ce grand vaisseau sans quille qu’est l’Amérique se laisse emporter.

Michel Maffesoli : Je pense que la perte de sens et de repère traduit le passage d’une époque à l’autre, d’un imaginaire à un autre. Et dans ces périodes de transition, les cadres de socialisation d’une époque ne fonctionnent plus bien, en l’occurrence le rôle de socialisation que joue l’éducation scolaire, l’institution scolaire, pendant que de nouveaux cadres ne sont pas encore bien nets. 

La masculinité telle que l’incarnait le modèle du cow-boy, du blanc hétérosexuel dominant n’est plus le seul modèle. Peut-être faudrait-il arrêter d’opposer les différents modèles possibles, ce que font aussi bien ceux qui refusent la diversité des modèles que ceux qui veulent remplacer les dominants par d’autres dominants. 

Je pense même que les combats identitaires, qu’il s’agisse d’une identité de genre ou de pratique sexuelle ou d’ethnie ou autre sont des combats tout à fait déphasés. Ils ne peuvent mener qu’à exacerber toujours plus la violence interindividuelle et collective. Il faudrait au contraire admettre ces phénomènes d’identifications multiples, permettre aux jeunes d’être « Je et un autre », en tout cas de ne pas les assigner à des identités. Car l’assignation identitaire sous couvert d’émancipation renvoie à la grégaire solitude, à la désintégration et à la folie.


Pourquoi ce sujet n’est-il pas pris plus sérieusement ? Y-a-t-il une forme de déni politique sur ces questions ?

Michel Maffesoli : La politique vient formaliser le cadre institutionnel et juridique que se donne une société. Nous sommes dans une période de mutation, de crise civilisationnelle. Il faut d’abord inventer de nouvelles formes d’être ensemble, de nouvelles formes de socialisation des enfants, de nouvelles formes de relations intergénérationnelles avant de définir un cadre institutionnel. L’ordre nait du chaos, il faut accepter ces périodes de confusion, sans vouloir nier le changement d’époque et donc de valeurs. Rappelons-nous la période de décadence qui a suivi la fin de l’empire romain. Nous assistons sans conteste à la fin de l’empire américain et à la fin de la domination du monde par l’occident. La belle civilisation médiévale avec ses cathédrales et ses sommes scolastiques a pris naissance dans les innombrables communautés religieuses qui ont essaimé depuis l’Irlande et l’Italie au travers de toute l’Europe. Et ont permis que se mette en place une nouvelle harmonie sociétale. La fin d’un monde n’est pas la fin du monde. 

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