Time consacre Beyoncé comme personne la plus influente de l'année : et oui, ça a vraiment du sens <!-- --> | Atlantico.fr
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Beyoncé a été élue personnalité la plus influente de l'année par le magazine Time.
Beyoncé a été élue personnalité la plus influente de l'année par le magazine Time.
©Reuters

Lauréat

Comme chaque année, le magazine américain Time a publié son célèbre top 100 des personnalités les plus influentes de l'année en cours. Pour 2014, la grande gagnante est Beyoncé, suivie par l'économiste Janet Yellen et Vladimir Poutine. L'influence cette année nous vient donc d'une figure populaire. Etrange ? Pas tant que ça.

Atlantico : Beyoncé a été élue personnalité la plus influente de l’année 2014 par le célèbre magazine américain Time. Comment expliquer ce choix ? Quels aspects font d’elle une personnalité influente ?

Xavier Bonnet : S'il peut surprendre dans la mesure où un artiste est rarement "récompensée" de la sort par Time, il peut s'expliquer par la notion de réussite de Beyoncé vu sous un angle américain, à savoir une femme noire qui réussit dans sa vie professionnelle et dans sa vie privée. Professionnellement avec le succès de son dernier album, proposé et rendu disponibles travers les réseaux sociaux (Facebook, Instagram) et cassant ainsi les "codes" de l'industrie du disque. Personnellement car mariée à Jay-Z, autre symbole de la réussite artistique, et mère de famille attentive. Bref, une image parfaite “à l'américaine”.

Nicolas Tenzer : C’est d’abord un choix au premier degré, qui s’est porté en faveur d’une personnalité qui apparaît sympathique à beaucoup et dont la musique connaît un énorme succès. Je ne suis pas sûr qu’il révèle une réflexion en profondeur sur ce que l’influence signifie. En l’occurrence, pour une artiste, l’influence ne peut se mesurer que sur la durée. Dans 50 ou 100 ans, peut-être aura-t-on assez de recul pour dire si Beyoncé a vraiment eu une influence en termes de mouvement artistique, comme ont pu l’avoir Bach ou Mozart, ou plus près de nous les Beatles ou les Stones qui ont révolutionné les styles musicaux. Mais l’influence, qui consiste d’abord à modifier en profondeur les comportements, les choix et les goûts – sans parler de la géopolitique –, ne peut se mesurer à l’aune de la sympathie ou du succès commercial. Mais peut-être y a-t-il aussi un vice interne à une enquête sur l’influence pour telle ou telle année. Que veut dire être « influent » en 2014 si les historiens de 2034, rétrospectivement, n’ont plus aucun indice de la réalité de cette influence ?

Que révèle le fait qu’elle soit en première position devant une économiste comme Janet Yellen et un chef d’Etat comme Vladimir Poutine ?

Xavier Bonnet : Que les artistes, quand ils réussissent, font encore rêver. Et qu'il reste plus facile de rêver en s'identifiant à une artistes plutôt qu'une économiste et à un… dictateur, ou pas loin. Quand on est adolescente - l'essentiel du public de Beyoncé, même si l'on pourrait pousser plus loin la composition de ce public -, on rêve plus de belles robes, de corps somptueux et d'expression via le chant et la danse qu'à travers des calculs et es études fastidieuses sur l'état économique de la planète ou de confondre celle-ci par une grande partie de Risk ! 

Nicolas Tenzer : D’abord, un certain confusionnisme. On emploie une même notion, celle d’influence, pour désigner des réalités qui n’ont aucun rapport. Mme Yellen, comme présidente de la FED, aura vraisemblablement une influence considérable sur la politique économique américaine. M. Poutine, sans doute en raison de la faiblesse des Etats-Unis et de l’Europe, a donné à la Russie, à mon sens pour le pire, un poids sans commune mesure avec sa force réelle. Son influence provient même sans doute en partie de ce qu’il a dissimulé à son peuple, dont le réveil sera douloureux, cette faiblesse terrible de son économie. Il dispose aussi d’importants relais, voire d’agents, d’influence. En ce qui concerne Beyoncé, on n’est pas à proprement parler dans l’influence, mais dans l’admiration, l’engouement et le sentiment en général. Je ne suis pas certain qu’elle modifie en profondeur les comportements et l’histoire des formes musicales – en tout cas, il est beaucoup trop tôt pour le dire. Evidemment, elle est plus « séduisante » et vraisemblablement plus « connue » que Mme Yellen, qui n’a pas à user de telles qualités dans sa gestion de l’économie américaine et qui ne le cherche évidemment pas, et plus sympathique que M. Poutine, mais cela n’a rien à voir avec l’influence.

Qu’est-ce qu’être influent aujourd’hui ? Que met-on derrière ce mot ? Le Time parle d’inspiration notamment…

Xavier Bonnet : Vaste question. Que Beyoncé puisse inspirer, aucun doute là-dessus. Et qu'elle le fasse plus que Poutine a quelque chose de rassurant !!! Est-on encore influent, dans le sens leader d'opinion ? De moins en moins. Essentiellement parce que cette opinion en ressent probablement moins le besoin que par le passé. La société et la rudesse de celle-ci aujourd'hui font que l'individualisme et l'égoïsme prennent de plus en plus le pas sur la notion d'engagement collectif, d'engagement pour la collectivité.

Nicolas Tenzer : Il faut partir de la définition classique de l’influence, telle que la donnait Raymond Aron : faire que B fasse (ou pense) ce que A a envie qu’il accomplisse (ou qu’il pense) sans user de la contrainte et de la menace. Cette définition révèle le fait qu’une volonté doit être exprimée. Il peut bien sûr exister aussi une influence en partie non volontaire, comme celle des créateurs de grands mouvements artistiques, voire intellectuels. La notion d’inspiration n’est pas nécessairement inexacte, mais je ne suis pas certain qu’elle s’applique à Beyoncé, en tout cas pour l’instant. Je vois donc bien comment un politique, un haut fonctionnaire, un conseiller du Prince, certains intellectuels ou religieux, des leaders d’opinion, mais aussi une personnalité d’entreprise qui promeut un produit qui change les usages – pensons à Ford ou, plus récemment, à Steve Jobs et à certains entrepreneurs de la nouvelle économie – peuvent être influents, car ils modifient les comportements, les idées, l’économie, la société et la politique. Pour Beyoncé, là aussi, cette définition ne s’applique pas, ce qui ne remet d’ailleurs aucunement en cause son talent.

On aurait plutôt tendance à penser le contraire, et pourtant, ce qui a construit l’influence de Beyoncé est naturellement le travail, mais aussi sa sincérité et son authenticité. Le naturel est-il aujourd’hui un élément essentiel de la construction d’une influence ? Que recherchent les gens en termes de personnalité aujourd’hui ?

Xavier Bonnet : Là encore, c'est un regard très américain de cette influence. Beyoncé est une belle histoire américaine, jusqu'à sa réussite. Mais au premier faux pas, au premier échec, ou ce qui sera considéré comme tel, la belle image sera(it) vite écornée et le symbole d'hier deviendra(it) vite source de conclusions hâtives en sens inverse, a fortiori pour une personne noire dans un pays qui est loin d'avoir réglé cette question malgré l'élection et la réélection d'un Barack Obama à la Maison Blanche.

Nicolas Tenzer : C’est en tout cas un élément qui est apprécié. Les gens sont en quête de sympathie ou plus exactement d’empathie ; ils ont besoin de se reconnaître dans des personnalités à la fois potentiellement proches et d’un autre monde ; ils n’aiment pas les personnalités fourbes, hypocrites et contrefaites. Et cela est utilisé dans le marketing, y compris politique, avec plus ou moins de succès. Potentiellement, mais il est des exemples contraires – vous avez cité Poutine notamment ‑ c’est un moyen de communication important et, partant, d’influence, même si le roi est vite nu. La différence essentielle vient du fait que, suivant leur domaine d’activité, certains utilisent cette authenticité, réelle ou apparente, pour agir, pour se faire réélire, pour promouvoir un produit, qui peut être culturel naturellement, pour faire adhérer les gens à leurs idées, etc. Mais parler d’influence n’est pas toujours exact : une musique, par exemple, n’a pas d’influence en elle-même, ni un produit, sauf lorsqu’il change radicalement les comportements (ce qui fut le cas de certains produits Apple).

Peut-on faire une typologie de l’influence ?

Nicolas Tenzer : Oui, à partir de quatre éléments. D’abord, le propos même de l’influence : pour quoi et en quoi influence-t-on ? Que veut-on modifier chez les gens en tentant de les influencer ? La politique, la vision du monde, les rapports de forces internationaux, l’appréciation et donc la vente d’un produit ? Veut-on attirer des investisseurs, changer l’image d’un pays, etc. ? Ensuite, les agents de l’influence : s’agit-il de politiques, d’entreprises, d’intellectuels, d’artistes, d’universités ? En troisième lieu, en fonction de ceux qu’on souhaite influencer : les dirigeants, les leaders d’opinion, les acteurs privés, les médias, y compris les médias sociaux, certains groupes, le grand public en général ? Enfin, dans quelle échelle de temps, l’influence se déploie-t-elle ? Le court, le moyen ou le long terme ? Il me paraît assez clair, sur ce dernier point, que, au-delà de l’influence liée à une action ponctuelle (élection, succès d’une négociation, mouvement de protestation), l’influence la plus déterminante est celle qui connaît des succès sur le long terme.

Beyoncé apparaît en sous-vêtements sur la première de couverture du magazine Time. Qu’est-ce que cela révèle ?

Xavier Bonnet : Qu'une autre dictature, celle du corps et de la beauté, a encore de beaux jours devant elle ! Elle est même d'une "violence" exacerbée aux États-Unis où la vieillesse n'est fondamentalement pas acceptée, a fortiori chez les femmes et à plus forte raison dans le milieu de l'entertainment, que ce soit dans le cinéma ou la musique. Il n'y a qu'à voire la systématisation de la chirurgie esthétique - quitte à ce que le résultat soit à des années-lumière d'une… réussite ! - pur s'en convaincre. Beyoncé représente une sorte d'idéal féminin et poser en sous-vêtements en couverture d'un magazine d'informations, au-delà de l'impact un brin provocateur et donc commercial espéré par ses éditeurs, l'entérine.

Nicolas Tenzer : Surtout une stratégie de communication de Time… Beyoncé étant jugée influente en raison de sa proximité, de son caractère naturel, mais aussi de sa séduction, le magazine a voulu donner une image la plus proche possible de la personnalité qu’il a élue. Mais c’est peut-être là que la notion d’influence s’applique paradoxalement le moins bien : l’influence repose en fait plus sur la médiation, la discrétion, le caractère indirect et, pour tout dire, la distance, alors que Time fait mine de croire qu’elle résulte de la fusion, de l’absence de distance et de l’immédiateté. L’influence devient ainsi la victime de l’air du temps – cela même dont Beyoncé devra s’émanciper si elle espère un jour avoir une influence réelle dans l’histoire de la musique.

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