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Syrie : multi jeux de dupes autour des Kurdes (et des djihadistes de Daesh)
©Reuters

Opération "printemps de la paix"

L’opération "printemps de la paix" (ou "source de paix") déclenchée le 9 octobre par la Turquie le long de sa frontière avec la Syrie à l’Est de l’Euphrate attire la vindicte de l’ensemble de la communauté internationale, mais à des degrés divers et pour des raisons différentes. De plus, les éléments qui s'accélèrent ces derniers jours risquent de changer complètement la donne dans le pays.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Tout d’abord, il convient de se rappeler que ce n’est pas la première fois que les forces turques appuyées par (ou se servant comme prétexte ) des activistes syriens de l’"Armée nationale", une coalition fourre-tout où l’on retrouve des combattants turkmènes, des anciens de l’Armée Syrienne Libre - ASL - et des djihadistes "modérés" (comme si l’on pouvait être "djihadiste" et "modéré") entraînée et équipée par Ankara, s’emparent unilatéralement d’une partie du territoire syrien. En août 2016, une première opération baptisée "Bouclier de l’Euphrate" avait ainsi permis d’occuper une bande d’une quarantaine de kilomètres de profondeur allant de Jarabulus, localité située sur l’Euphrate, jusqu’à la province d’Afrin située plus à l’Ouest.

Cette invasion n’avait alors pas suscité de tollé international mais ce fut le cas pour la suivante, l’opération "Rameau d’Olivier" lancée en janvier 2018 pour chasser les hommes du PYD (parti de l'Union Démocratique syrien dont le bras armé est constitué du YPG - Unités de protection du peuple - et de son pendant féminin le YPJ). En effet, c’est à ce moment là que les Kurdes syriens avaient vu disparaître leur rêve d’établissement d’un État, le Rojava, s’étendant de la frontière irakienne à la province d’Afrin.

Pour mémoire, le PYD a la même idéologie que le PKK, l’"apoisme" (du surnom de son chef historique, Abdullah Öcalan incarcéré en Turquie depuis 1999) qui est un habile mélange de marxisme-léninisme, d’écologie et d'autogestion. Cette nouvelle idéologie est très populaire dans les milieux intellectuels européens ce qui explique ses réactions épidermiques quand le président Erdogan affirme que le PYD est le cousin germain du PKK, mouvement reconnu internationalement comme "terroriste". Leur réponse est claire : il faut sortir le PKK de cette liste noire.

Les réactions internationales.

Le président Trump qui dit tout et son contraire a d'abord affirmé que les États-Unis avaient trois options pour régler cette crise : la guerre (contre la Turquie), les sanctions (contre la Turquie) et des négociations entre Turcs et Kurdes. Pour faire pression sur la Turquie - mais surtout pour ne pas heurter l'opposition naissante chez les Républicains sensibles au "sujet kurde" - le président Trump a autorisé des sanctions contre la Turquie  mais, nuance importante, sans les mettre en oeuvre pour l'instant .  Le secrétaire au Trésor, Steven Mnuchin, a fait savoir que les États-Unis pouvaient "neutraliser" l'économie turque "si nécessaire". Il a ajouté: "nous espérons que nous n'aurons pas à les utiliser".

Mais les Américains sont actuellement coincés du fait de leur importante présence militaire en Turquie, en particulier sur la base d’Inçirlik ou sont stationnées (entre autres) des armes nucléaires tactiques. De plus, la position géostratégique de ce pays en fait une fenêtre ouverte sur le Moyen Orient et sur la Russie. Les stations d’écoutes US sont nombreuses sur zone… Aller trop loin avec Ankara pourrait pousser ces installations militaires américaines dehors. C'est stratégiquement impensable mais Trump nous a surpris à plusieurs reprises! Et dimanche 13 octobre, le chef du Pentagone Mark Esper a annoncé le retrait de 1.000 soldats américains des forces spéciales actuellement présents dans le nord de la Syrie, "sur instructions" de Donald Trump. " Nos forces peuvent se retrouver prises en étau entre deux armées opposées qui avancent et c’est une situation intenable". Cela fait suite à l'annonce d'un accord conclu entre les Forces démocratiques syriennes (FDS) composées majoritairement des Kurdes et Damas qui devrait permettre à l'armée régulière syrienne de se déployer le long de la frontière. 

Les Européens (enfin certains pays comme le France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Belgique, la Finlande, les Pays-Bas et la Pologne) hurlent au loup. L’intervention turque est illégale au regard du droit international. Pour la France et la Grande-Bretagne, c’est oublier un peu vite que l’intervention des forces spéciales (aux côtés des US) est tout aussi illégale car elle n’a pas été mandatée par l’ONU ni à la demande d’un pays membre de cette vénérable institution dont est toujours membre la Syrie gouvernée par le clan Assad. En réalité, les Européens voudraient pouvoir revenir politiquement au Proche-Orient, mais ils ne savent pas comment s'y prendre. De plus, la "cause kurde" est populaire au sein des opinions publiques. "Gronder" Ankara était donc impératif à des fins de politique intérieure tout en sachant que cela ne ferait que renforcer Erdogan dans sa détermination et son mépris de plus en plus marqué pour les dirigeants européens considérés comme des "donneurs de leçons" irresponsables. Il est suivi en cela par la majorité des partis politiques turcs dont ceux de l'opposition (en dehors des formations pro-Kurdes).  

La Syrie "officielle" condamne aussi l’intervention turque sur le plan du principe puisqu'il y a eu invasion de son territoire mais sait qu’il va lui être difficile de se déployer comme prévu le long de la frontière puisque toutes ses forces sont déjà engagées dans la lutte contre l’opposition islamique djihadiste  de Lattaquié en passant par Idlib puis à Palmyre jusqu'à Deir ez-Zor. De plus, une confrontation directe avec l’armée turque risque de tourner au désastre pour l’armée syrienne. Il y a d’ailleurs fort à parier que cela se ferait sous les applaudissements des Occidentaux qui n’ont pas renoncé à abattre le "boucher" Assad par n’importe quel moyen.

Seul problème : quelle serait la réaction des Russes et des Iraniens présents sur zone ? S’ils ne sont pas touchés directement, il est possible qu’ils observeraient une certaine neutralité tout en négociant discrètement en coulisses avec les Turcs, les Israéliens, et autres… Pour le moment, ils bougonnent pour se donner une posture mais sans plus tout en bloquant (en ce qui concerne Moscou et la Chine) systématiquement les initiatives occidentales à l'ONU. Il n'en reste pas moins que le président Vladimir Poutine se retrouve une fois de plus au centre du jeu avec tous les atouts de son côté.

Les pays arabes regroupés autour de Riyad protestent pour leur part énergiquement mais ne viendront pas au secours des Kurdes. Ils sont surtout tétanisés pour leur propre sécurité constatant que Washington est un "faux ami" qui peut les laisser tomber du jour au lendemain comme le fut le Sud-Vietnam, le Shah d’Iran puis les dirigeants égyptien et tunisiens en 2011. C’est étonnant cette méconnaissance de l’Histoire d’autant qu’"ils n’étaient pas présent en 1944 en Normandie" comme l’a clamé le président Trump à propos des Kurdes.

Le problème de Daech

Les Forces démocratiques syriennes ont annoncé avoir laissé partir "à leurs risques et périls" 600 prisonniers de Daech détenus à Ain Issa. Elles souhaiteraient maintenant confier la gestion des camps aux autorités légales de Damas!

En dehors du fait que l'on ne sait pas exactement combien d'activistes sont détenus (très souvent, ce sont les familles dont les membres peuvent toutefois se transformer en terroristes), le sort des fugitifs reste incertain. Ils vont d'abord devoir rejoindre des zones tenues par les djihadistes en Syrie ou en Irak mais leur périple n'est pas assuré car ils peuvent rencontrer de nombreux adversaires sur leur route, et pas seulement des forces gouvernementales. Par contre, il est envisageable que ceux qui y parviendront pourront utilement renforcer les rangs des "maquis clandestins" locaux qui sont toujours présents dans de nombreuses provinces du front syro-irakien. C'est là que se trouve la principale source d'inquiétude : la renaissance de Daech qui, de toutes façons, n'a jamais disparu.

Il est plus problématique - mais pas impossible - pour ces anciens prisonniers de rejoindre d'autres contrées car leur identité a été transmise à tous les services de la coalition. Ils savent qu'ils sont "attendus" aux frontières, particulièrement européennes. Ils peuvent plutôt tenter de rejoindre le continent africain via l'Égypte mais le périple est long et risqué. Il reste le Moyen-Orient (Afghanistan) et l'Extrême-Orient (Philippines, Indonésie). Seuls quelques isolés y parviendront car le trajet est semé d'embuches. Globalement, le risque terroriste islamique radical en Occident est aujourd'hui principalement endogène.  

La situation devrait perdurer et il est fort probable que les barbelés qui courent le long de la frontière turco-syrienne soient repoussés 30 kilomètres plus au Sud. Le terrain relativement peu accidenté est favorable à l'offensive, donc aux Turcs. A noter qu'ils n'ont pas encore engagé les gros moyens de la 2° Armée  - en particulier les chars de bataille - déployée au Sud-Est de la Turquie. A savoir que seulement 15 000 militaires turcs accompagneraient environ 10 000 miliciens dans cette première phase de l'opération. Cela est vraisemblablement à ne pas trop irriter Washington mais les choses peuvent désormais évoluer rapidement. Maintenant, c'est le risque du face à face entre Ankara et Damas qui va être à observer. 

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