Stéphane Rozès : « Face aux risques du monde, Davos est somnambule »<!-- --> | Atlantico.fr
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Des militants se rassemblent à Davos le 14 janvier 2024 avant la 54e réunion annuelle du Forum économique mondial.
Des militants se rassemblent à Davos le 14 janvier 2024 avant la 54e réunion annuelle du Forum économique mondial.
©ARND WIEGMANN / AFP

Etat des lieux

C’est sous l’égide des risques de court, moyen et long terme que les experts du World Economic Forum de Davos en amont de l’édition 2024 dressent des constats et anticipations de court, moyen et long terme.

Stéphane Rozès

Stéphane Rozès

Stéphane Rozès est président de Cap, enseignant à Sciences-Po Paris et auteur de "Chaos, essai sur les imaginaires des peuples", entretiens avec Arnaud Benedetti.

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Atlantico : Comme chaque année, le World Economic Forum réunira les chefs d’États et les grands patrons à Davos, à la mi-janvier. Ses experts ont présenté les travaux qui devraient y faire l’objet de discussions, notamment le Global Risks Report de 2024. Celui-ci identifie 5 types de dangers dans les années à venir, qui touchent les domaines économiques, environnementales, géopolitiques, sociétales et technologiques. Dans quelle mesure peut-on dire de nos élites qu’elles appréhendent correctement les dangers à venir ?

Stéphane Rozès : C’est sous l’égide des risques de court, moyen et long terme que les experts du World Economic Forum de Davos en amont de l’édition 2024 dressent des constats et anticipations de court, moyen et long terme. C’est déjà révélateur du climat qui règne parmi les classes dirigeantes et élites mondialisées. C’est ce qu’ils partagent avec les opinions publiques notamment occidentales ; l’idée que nous sommes assaillis de risques systémiques. 

Leurs anticipations peuvent se résumer dans les deux tableaux suivants :

Le rapport complet est détaillé, il a le mérite d’être public et soumis à la discussion. Les exercices de prospective sont choses compliquées et demandent méthodes et exhaustivité. Ainsi en 2023, le monde qui, hormis la Chine sortait de la crise pandémique, voyait Davos se focaliser sur la Guerre en Ukraine, le coût de la vie et la peur de la récession, moins mentionnés en 2024.

L’état des lieux des risques actuels et futur ressemble, à un catalogue à la Prévert. Le rapport n’exhume pas les causes profondes des trends très inquiétants illustrés par le tableau de la montée des périls et donc de l’incapacité des États-nations et organisations internationales d’y répondre.

Il en résulte une confusion entre risques structurels et conjoncturels, entre causes et effets des phénomènes en cours au risque de les inverser.

Ainsi la désinformation apparait comme le principal risque de court terme alors qu’à long terme il s’estompe. Il est vrai que les dirigeants de Davos ont appelé dans la dernière période à restreindre le droit d’information. Or la monté de de la désinformation a toujours existé. Elle croit avec la crédulité du public du aux effets de dérèglement du monde dont les classes dirigeantes et gouvernants de Davos qui impriment le cours des choses ont la charge de prémunir les peuples. 

Les périls de court terme et les hiérarchisations qui en sont faites reflètent les inquiétudes du moment face aux ennemis des démocraties occidentales outre les guerres de désinformation : la cybersécurité parmi les antagonismes au sein des Sociétés et guerres parmi les dérèglements climatiques. 

Plus classiquement les périls de long terme se centrent essentiellement sur les questions environnementales et ressources de la planète mais encore la désinformation, effets des nouvelles technologie et intelligence artificielle, migrations …

Il est à la fois une cause et un effet majeurs des dérèglements du monde, monté des défiances, passions tristes, critiques des pouvoirs et régressions politiques étrangement absent du rapport ; ce sont les inégalités sociales au sein de chaque Société et entre pays et civilisations. 

Cet oubli reflète sans doute les appartenances sociales et tropismes idéologiques des experts de Davos mobilisés mais également le fait que leur vision des défis du monde de Davos est essentiellement occidentale, européenne et dans une moindre mesure américaine. Ce que l’on appelle le Sud global et notamment les deux puissances de demain la Chine et l’Inde ne font que de la figuration dans le World Economic Forum et n’ont sans doute pas été activement associés aux travaux préparatoires de Davos.  

Outre le diagnostic posé par les experts du WEF, que dire des solutions envisagées ? Peut-on vraiment préserver ou assurer la stabilité mondiale sur la base des propositions et des recommandations des experts du Global Risks Report, par exemple, ou certaines de ces pistes apparaissent-elles au mieux hors-sol ?

Il ne peut y avoir de solutions appropriées quand les diagnostics sont incomplets, mal posés, contournant les causes de ce qui advient. L’anticipation relève de la prospective et les solutions de la stratégie, non du futur mais de la construction de l’avenir. Encore faut-il croire en l’avenir et vouloir le faire advenir. On dit à juste titre que les dirigeants du monde et acteurs de la globalisation économique se croisent à Davos. La plupart d’entre eux sont dorénavant mus, pour la plupart d’eux par une idéologie postmoderne, néolibérale pour laquelle il ne s’agit pas tant pour les sociétés à construire politiquement leur avenir que de s’adapter économiquement au présent, aux marchés et innovations technologiques. Il n’est pas alors étonnant que les solutions proposées ressortent essentiellement de solutions techniques ou les régulations des États-nations et de leurs parts occupent une place marginale. 

Si on reprend la question essentielle et contournée par Davos des inégalités sociales, leur combat  pose la possibilité de résoudre l’enjeu non seulement de la résorption des dettes publiques mais de réussite de la transition environnementale au travers de lutte contre les rentes financières seules à même de financer la décarbonation de l’économie, la possibilité de changer les usages des citoyens-consommateurs des catégories populaire et classes moyennes ainsi que le partage de la charge écologique entre pays riches et moins développés sur lequel achoppe les COP.

La lutte contre les rentes financières et partage des richesses ne peuvent passer que par des régulations fortes interne aux États nations et entre elles au plan international. Ainsi les impasses sur le constat des inégalités sociales et esquive des nécessaires régulations par les États-nations comme solutions aux défis immenses qui se présentent à nous par ailleurs anticipés globalement.

Au total l’écart entre ce qui est anticipé la montée des risques dans le dernier tableau et les solutions proposées au juste des rééquilibrages et appels aux initiatives des diverses parties prenantes est abyssal. 

Cela crée un immanquablement un malaise. Pour les experts de Davos, il faudrait accepter une sorte de fatalité. 

Certains sujets, comme la question de la démondialisation, ne sont absolument pas abordés (ou du moins, pas en tant que thématiques susceptibles d’engendrer de graves problèmes dans un futur proche) dans le rapport. Que dire des oublis, des angles morts lors du WEF ?

Vous abordez là le nœud gordien de ce qui advient dans la mondialisation actuelle dans sa singularité par rapport aux précédentes et qui sont esquivés car impensés par le World Economic Forum. Si le terme « démondialisation » a pu être utilisé à Davos dans le passé c’était comme un péril à partir constat du protectionnisme, de la fin du multilatéralisme et de relocalisation mais sans en faire l’explication, restituer la singularité de la mondialisation actuelle et les possibilités d’éviter le pire. On butte là sur une impossibilité des dirigeants de Davos et de la plupart des classes dirigeantes et élites néolibérales qui ne se réduit pas à des questions d’intérêts mais qui ressort également de raisons idéologiques et cognitives. Cela vient de ce qu’ils ne pensent pas ensemble les questions culturelles, religieuses, politiques, les rapports sociaux, à la technique et géopolitiques pour comprendre ce qui advient. Au fond, Ils pensent que l’économie et les innovations technologiques font les Sociétés. Or c’est l’inverse ce sont les Sociétés, leurs imaginaires et état de développement humain qui font l’économie et la possibilité d’envisager le progrès et de réaliser et s’approprier les innovations technologiques. 

Ainsi comment expliquer que les civilisations et nations soient comme jamais dans l’histoire de l’humanité interdépendantes économiquement, financièrement, numériquement, sanitairement, écologiquement et pourtant qu’elles se replient toutes humainement et politiquement qu’elles aient profité ou non de la globalisation occasionnant les protectionnismes, la démondialisation, la décivilisation, les nationalismes et guerres.

Ce paradoxe apparent s’explique par le fait que ce qui fonde les communautés humaines ce ne sont pas la prospérité économique, ni même les libertés individuelles comme l’ont spectaculairement démontré les réactions des civilisations et nations à la Covid 19. Face à une pandémie pouvant frapper au sein des Sociétés de façon contingente les individus ; fut décrété par les pouvoirs politiques du jour au lendemain l’arrêt total ou partiel des économies ou des restrictions des libertés de circulations et même traçages des personnes y compris numériques.

C’est que ce qui fonde une communauté humaine de sapiens, c’est la conscience de la mort qui nécessite de faire face ensemble aux périls. C’est la nécessité de maîtriser son destin, d’être souverain personnellement et collectivement au sein d’un peuple organisé en nation dorénavant. 

Or la singularité de la mondialisation actuelle promue à Davos et ailleurs, c’est que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, elle ne procède pas des communautés humaines civilisations, empires et nations avec les imaginaires et intérêts mais des marchés et techniques dont les gouvernances néolibérales et postnationales d’institutions internationales et de l’Union européennes ont la charge d’accompagner. 

Longtemps les Sociétés ont entretenu ce mécanisme mais aujourd’hui, elles se sentent dépossédés de leurs destins, se fragmentent et se replient au risque du chaos.

Voici ce qui explique que Davos, ses experts et la plupart de ses visiteurs sont tels des somnambules. Ils avancent et impriment le cours des choses sans pouvoir rendre raison de ce qui advient. Au mieux, ils s’accablent des effets dont ils chérissent les causes pour reprendre la formule prêtée à Bossuet. 

Qu’attendre, in fine, de cette 54ème édition du World Economic Forum ?

Le rapport préparatoire de ses experts n’est pas de bon augure. Les déclarations et travaux permettent déjà de comprendre l’état d’esprit et la communication des classes dirigeantes et élites occidentales et singulièrement européenne. Or sous l’emprise des gouvernances néolibérales de l’Union européenne, l’Europe décline économiquement et géopolitiquement, Elle sort de l’Histoire, en témoigne la guerre en Ukraine et se vassalise aux Etats-Unis. Elle perd toute autonomie stratégique. C’est que l’Union européenne s’est mise en place en sapant les fondements de l’Europe que sont ses nations. Elle s’apprête même institutionnellement en 2024 à rendre ce processus irréversible avec la fin du droit de véto des nations quand aux décisions qui les concernent. 

Dans le même temps l’Occident peine à comprendre l’émergence du Sud global et à en faire quelque chose de sorte d’éviter le chaos.

Ne pouvant se hisser aux enjeux de la planète, le World Economic Forum de Davos se provincialise.

Stéphane Rozès a notamment écrit :

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