Scandale du Watergate : l’Apocalypse selon Richard Nixon<!-- --> | Atlantico.fr
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Richard Nixon Maison Blanche Watergate
Richard Nixon Maison Blanche Watergate
©WHITE HOUSE / AFP

Bonnes feuilles

Georges Ayache a publié "La Chute de Nixon" aux éditions Perrin. Le mandat de Richard Nixon fut marqué par son engagement dans la fin de la guerre du Vietnam, le premier choc pétrolier et le Watergate. Georges Ayache revient sur l'acharnement dont a été victime le 37e président des Etats-Unis. Nixon fut l'un des hommes les plus détestés de son temps. Extrait 2/2.

Georges Ayache

Georges Ayache

Ancien diplomate, aujourd'hui écrivain et avocat, Georges Ayache est docteur en science politique et ancien élève de l'ENA.

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Pourquoi donc le 17 juin 1972 n’aurait-il pas été une journée comme les autres ? Le traumatisme du Vietnam était toujours présent sans être plus vivace qu’un mois, six mois ou un an auparavant. Une crise de confiance s’était emparée de l’Amérique mais, si elle mettait la société en ébullition, il était inimaginable qu’elle pût dégénérer en troubles politiques sérieux. Le pays n’avait jamais été une terre d’élection pour les insurrections ou les révolutions.

Les échéances présidentielles de novembre n’avaient pas encore eu lieu mais leur issue ne faisait aucun doute.

La cause était déjà entendue avec des démocrates enlisés dans leurs contradictions. Les sondages n’accordaient pas la moindre chance à leur champion, George McGovern. Cinq mois avant le scrutin, les jeux semblaient déjà faits.

Un cambriolage pas si ordinaire

Alors, qu’est-ce qui poussa, au soir de ce 17 juin, cinq individus encagoulés et en treillis à pénétrer par effraction dans un des six immeubles formant le complexe du Watergate, qui bordait le fleuve Potomac en plein cœur de Washington? Le fait qu’il y eût en ces lieux le siège du comité national démocrate ? Mais quel danger pouvait bien représenter ce parti jadis hégémonique, aujourd’hui en pleine déliquescence ?

Ils furent donc cinq à pénétrer dans le bâtiment assoupi du Watergate et… cinq à se faire appréhender sur le coup de deux heures du matin par la police, alertée par un agent de sécurité qui avait repéré les intrus par hasard. Leurs noms : Eugenio Martinez, Virgilio Gonzalez, Bernard Barker, Frank Sturgis et James McCord. Des comparses de troisième catégorie pour un cambriolage de bas étage au mobile pour le moins opaque.

Il subsistait tout de même une légère étrangeté dans cette affaire : le matériel plutôt sophistiqué dont disposaient les cambrioleurs pour perpétrer leur forfait dans les locaux du Parti démocrate où ils avaient été interpellés. Du matériel photographique et de sonorisation haut de gamme, mouchards électroniques notamment, qui convenait davantage à des agents secrets qu’à de vulgaires malfrats.

Cela ne ressemblait pas à un cambriolage habituel. Encore moins quand il fut révélé que l’un des cambrioleurs, James McCord, était un colonel réserviste de l’US Air Force, ancien du FBI comme de la CIA, et membre du comité pour la réélection du président. Et beaucoup moins encore quand on découvrit dans le carnet d’adresses d’un des cambrioleurs plusieurs numéros de téléphone renvoyant à la Maison Blanche ainsi qu’un nom : E.H. Hunt.

Everette Howard Hunt Jr n’était pas n’importe qui. Écrivain prolifique, il avait été surtout un agent de haut niveau de la CIA. Après avoir fait ses armes pendant la guerre au temps de l’OSS, il avait servi au Mexique puis au Guatemala, avant de devenir agent de liaison auprès des exilés cubains anticastristes. Implantés à Miami et dans le sud de la Floride, ceux-ci formaient un véritable nid de crabes entre anticommunistes patriotes, mafieux et petites frappes en tout genre. Sans parler évidemment des agents doubles qui grenouillaient un peu partout dans ces milieux interlopes. La mission confiée à Hunt, contrôler des individus par nature incontrôlables, n’était pas une partie de plaisir. Au lendemain du fiasco de la baie des Cochons, Hunt avait été promu adjoint exécutif du directeur de la CIA Allen Dulles, avant d’être nommé à la tête de l’action clandestine au sein de la division des opérations intérieures, une nouvelle unité créée par l’administration Kennedy. Sa spécialité : la manipulation de l’information. Les équipes « techniques » de Kennedy, elles non plus, n’étaient pas composées de naïfs ou d’idéalistes forcenés.

Hunt avait pris sa retraite de la CIA en 1970 et travaillé, dès lors, pour le compte de l’agence Robert R.  Mullen. À  l’époque, il s’était déjà rapproché de Charles Colson qui lui avait offert un statut de consultant officieux à la Maison Blanche. Aux côtés de Gordon Liddy, autre transfuge du FBI, Hunt n’avait pas tardé à se tailler une réputation de grand maître d’œuvre de coups tordus. Ensemble, ils avaient monté en septembre 1971 la « visite domiciliaire » du cabinet du psychiatre de Daniel Ellsberg. Puis Hunt avait été dépêché en Nouvelle-Angleterre pour farfouiller sur d’éventuelles liaisons extramaritales d’Edward Kennedy.

L’obsession de Nixon pour les Kennedy n’avait jamais disparu malgré les assassinats de Jack et de Bobby. Même après Chappaquiddick, Teddy, le dernier de la dynastie, était perçu comme un danger. Ne continuait-il pas à exercer son influence au Sénat et à s’en prendre à la politique de Nixon comme si lui-même était blanc comme neige ?

Aussitôt après, Hunt et Liddy avaient été mis sur le coup du cambriolage du siège du Parti démocrate, dans l’un des immeubles du Watergate. La cible principale était le président du comité national démocrate, Lawrence O’Brien. Cet homme de pouvoir et d’influence avait été dans le passé un des représentants les plus éminents de la fameuse « mafia irlandaise ». C’était le nom qu’on donnait irrespectueusement au premier cercle qui gravitait étroitement autour du président Kennedy. Il comprenait d’autres affidés de haut rang tels Kenny O’Donnell, Dave Powers, Richard Donahue ou encore Ralph Dungan, tous dévoués corps et âme à la cause et plus encore à la personne de JFK. Expéditifs, voire brutaux, ces familiers des actions « obliques » passaient non sans raison pour des durs.

Larry O’Brien était un homme dangereux aux yeux de Nixon. La nomination à la tête du comité national démocrate de ce kennedyste notoire signifiait que Teddy n’entendait pas lâcher prise. O’Brien n’usurpait pas sa réputation d’agressivité. Lors du drame de Kent, il n’avait pas hésité à accuser Nixon d’avoir « virtuellement tué les quatre étudiants ». Influent, il avait passé des contrats juteux de lobbyiste avec plusieurs sociétés d’Howard Hughes. Cet homme de coulisses, spécialiste du renseignement, était susceptible de détenir des dossiers gênants sur les financements de campagne ou sur les amitiés du président avec Charles « Bebe » Rebozo, un puissant businessman de Floride qui comptait dans son carnet d’adresses des noms de tout premier plan.

L’amateurisme des exécutants de la tentative de cambriolage du Watergate avait fait échouer l’opération. Mais ses conséquences immédiates furent en grande partie le résultat d’un concours de circonstances, aussi fâcheux pour Nixon qu’inespéré pour ses adversaires. En effet, le délit ayant été commis sur le territoire du district de Columbia, l’enquête policière incombait automatiquement au FBI. Or cette affaire qui, au départ, ne fit pas grand bruit – nul n’aurait pu alors supputer les effets dévastateurs d’un cambriolage aussi minable – aurait eu fort peu de chance d’éclater si J. Edgar Hoover s’était encore trouvé à la tête du FBI.

Depuis que Hoover était devenu directeur du « Bureau », en 1924, et après de bons –  sinon tout à fait loyaux  –  services sous huit présidents, Nixon était sans doute celui avec qui il s’entendait le mieux. Anticommuniste notoire, ennemi déclaré des militants des droits civiques, retors, peu accessible aux scrupules, le patron du FBI avait eu dans le passé des rapports houleux avec les frères Kennedy. Ceux-ci avaient même joué un temps avec l’idée de le remplacer, avant de comprendre que Hoover possédait sur eux trop de dossiers compromettants. Peut-être en détenait-il aussi sur Nixon, mais les deux hommes ne s’étaient jamais fait la guerre. Ils s’étaient même assez bien accordés depuis le temps de l’affaire Alger Hiss. En mai 1969, trois mois après l’entrée en fonctions de Nixon, Hoover ne s’était guère fait prier pour lancer le FBI, en toute illégalité – écoutes clandestines à la clé –, aux trousses des auteurs de fuites dans la presse sur les bombardements secrets au Cambodge.

Or, au moment où éclata l’affaire du Watergate, Hoover venait de mourir brutalement, ce qui changeait la donne du tout au tout. Bien plus, en tout cas, que Nixon et son entourage ne l’eussent supposé. Non seulement l’institution se trouvait tout à coup privée de leadership, mais elle devenait le théâtre de luttes féroces d’influence et de pouvoir. Ces luttes étaient d’autant plus sensibles que la gouvernance du FBI avait toujours été singulière sous Hoover qui ne faisait confiance qu’à de très rares privilégiés : Helen Gandy, sa secrétaire personnelle depuis près d’un demi-siècle, et surtout Clyde Tolson, son adjoint et son bras droit.

Numéro deux du FBI en sa qualité de directeur adjoint, Tolson n’avait cependant qu’un rôle de potiche compte tenu de son état de santé défaillant. La tâche exécutive revenait de facto au numéro trois, à savoir l’adjoint du directeur adjoint. Depuis juillet  1971, cet homme lige avait pour nom William Mark Felt Sr. Cinquante-huit ans, port altier et chevelure grisonnante, ce descendant de prêtre baptiste était un de ces ambitieux qui peuplent généralement les institutions de pouvoir.

Entré au FBI une trentaine d’années auparavant, Felt avait beaucoup bourlingué, de Seattle à Kansas City en passant par la Nouvelle-Orléans, Los Angeles et Salt Lake City. Il s’était spécialisé dans le crime organisé mais avait fini par comprendre que c’est en restant basé à Washington qu’il atteindrait les sommets. Depuis dix ans, il œuvrait dans l’ombre en occupant des postes jugés ingrats comme la direction de l’académie du FBI ou encore celle du service de l’inspection. Mais c’était le prix à payer et il avait la conviction de s’en être largement acquitté quand il eut la mauvaise surprise de voir nommé à la place de Hoover un certain Louis Patrick Gray III.

Mark Felt enrageait de voir un homme qu’il tenait pour un usurpateur à la tête d’une maison qui lui était quasi inconnue. En fait, Gray aurait dû être nommé attorney general adjoint, mais sa nomination n’avait pas reçu la confirmation du Sénat. Felt devenait en quelque sorte le dindon de la farce. Pis encore, le « Bureau » donnait l’impression de partir à vau-l’eau du fait des absences chroniques de Gray qui préférait demeurer dans sa résidence privée du Connecticut, ce qui lui valait le surnom de « Three-Day Gray ».

De ce jour, la rancœur de Felt se porta non seulement contre son nouveau patron, mais aussi contre celui qui l’avait promu, le président Nixon. Pour l’heure, Gray faisait simplement fonction de directeur et attendait, là encore, sa confirmation par le Sénat. L’atmosphère au FBI était donc chargée, sur fond de rancune et même de vengeance, au moment où éclata le Watergate.

Il n’est pas certain que la Maison Blanche eût été alors pleinement consciente du danger. Elle avait alors bien d’autres soucis et son inquiétude tenait au lien pouvant être établi entre la tentative de cambriolage et l’entourage du président. Les habitués du Bureau ovale connaissaient parfaitement, en effet, les tenants et aboutissants de ce lamentable échec. Ils savaient que les ordres émanaient de cercles étroitement liés au président Nixon dans lesquels se retrouvaient infailliblement Haldeman et Ehrlichman, voire John Dean, conseiller à la présidence ; que le comité pour la réélection du président, à commencer par son chef John Mitchell, était également impliqué ; que les maîtres d’œuvre de l’opération avaient été Hunt, dont le nom venait d’être dévoilé au grand jour, et Liddy ; et que le président lui-même était informé de l’opération. Du reste, dès le lendemain de l’incident eurent lieu, jusque dans le Bureau ovale, des discussions visant à étudier les moyens de l’étouffer.

Pour Nixon il ne s’agissait là que d’une péripétie, certes regrettable, mais qui n’était rien d’autre à ses yeux que de l’autodéfense en réaction aux attaques qu’il devait constamment subir. Ce ne pouvait être pire que ce que tous ses prédécesseurs avaient fait. Après tout, suite au désastre de la baie des Cochons, Kennedy avait bien donné le feu vert à l’opération Mongoose (Mangouste) qui visait notamment à éliminer physiquement Fidel Castro. Cette opération bénéficiait de l’expertise de figures éminentes de la mafia, tels Johnny Rosselli, Carlos Marcello ou encore Santos Trafficante. JFK avait même demandé au directeur des opérations de la CIA, le très redouté Richard Bissell, de constituer au sein de l’Agence un cabinet d’études consacré à l’assassinat politique. Pourquoi venir lui reprocher à lui, Nixon, des crimes infiniment moins graves ?

Vue de l’extérieur, d’ailleurs, l’affaire du Watergate n’intéressait pas grand monde. Larry O’Brien avait porté plainte contre le comité pour la réélection du président pour violation de domicile et violation de droits civiques. On n’y voyait généralement que la réplique politicienne à un coup tordu à la veille d’une campagne électorale. Rien qui ne sorte vraiment de l’ordinaire. John Mitchell avait certes démissionné ainsi que son adjoint Jeb Magruder du comité pour la réélection, une douzaine de jours plus tard. Martha Mitchell, l’épouse de l’ancien attorney general, s’était répandue dans des talk-shows télévisés – elle y gagnera le surnom de « Martha grande gueule » – sur les activités illégales de la présidence. Ses révélations furent mises au compte de la maladie psychique pour laquelle elle se faisait soigner. Visiblement la presse se méfiait de cette affaire qui n’avait apparemment ni queue ni tête. Et la Maison Blanche paraissait crédible quand elle évoquait les problèmes d’alcoolisme dont souffrait Martha Mitchell.

Qui eût été alors assez fou pour s’intéresser au Watergate ? Très peu de quotidiens y faisaient allusion dans leurs colonnes, dans l’appréhension que la montagne n’accouche d’une souris et que toute cette affaire ne leur revienne en boomerang. Le New York Times ne lui accordait qu’un intérêt marginal tandis que se nouaient les primaires des deux grands partis et que le président accumulait les succès internationaux.

De son côté, le Washington Post avança masqué en se déchargeant de l’affaire sur un quasi-débutant, Bob Woodward. À vingt-neuf ans, celui-ci n’était entré à la rédaction du journal qu’un an auparavant et végétait depuis lors à la rubrique des chiens écrasés. Il n’y avait pas fait d’étincelles, au point que son responsable éditorial direct, Harry Rosenfeld, songeait sérieusement à le virer. Toutefois, personne au journal ne pouvait se douter qu’il était littéralement impossible à congédier. En dehors du directeur de la rédaction, Ben Bradlee, personne ne pouvait savoir que Woodward avait un atout maître dans son jeu. Cet atout avait pour nom Mark Felt et il était potentiellement de la dynamite contre Nixon.

Woodward et Felt s’étaient croisés pour la première fois en 1969 dans les couloirs de la Maison Blanche, à deux pas de la Situation Room. À l’époque, Woodward travaillait comme assistant de l’amiral Thomas Hinman Moorer, président du comité conjoint des chefs d’état-major militaires. Le contact s’était établi naturellement puis prolongé par quelques échanges téléphoniques, Felt ayant visiblement pris en sympathie le jeune Woodward. Par la suite, devenu journaliste au Post, ce dernier eut de temps à autre recours à l’aide de Felt pour recouper ses informations. Celui-ci y avait consenti mais à la condition expresse que Woodward ne révèle jamais ses sources.

Un mois avant le Watergate, Felt avait encore donné un coup de main à Woodward qui rédigeait alors un article sur Arthur Bremer, l’homme qui avait tiré sur George Wallace. Tous deux ignoraient alors qu’Howard Hunt et Gordon Liddy s’intéressaient aussi au personnage de Bremer en tentant de le présenter, à base de documents contrefaits, comme une marionnette entre les mains des radicaux d’extrême gauche.

Dès le surlendemain du Watergate, Felt avait joint Woodward avec un luxe de précautions pour lui révéler qu’Howard Hunt était bien un des organisateurs du cambriolage. C’était le point de départ d’une investigation de longue haleine. Il fut prétendu à tort que Woodward avait dû batailler pour ne pas être dessaisi de l’affaire au regard de sa faible expérience journalistique. Il n’en avait jamais été question, Woodward étant une véritable poule aux œufs d’or pour Bradlee. Il lui fut seulement adjoint, pour des raisons techniques, un journaliste plus aguerri, Carl Bernstein. Celui-ci sera le seul, hormis le directeur de la rédaction du Post, à connaître l’identité de la source de Woodward. Les autres en furent réduits à des supputations. Ainsi d’Howard Simmons, le chef d’édition du quotidien, qui avait surnommé cette source mystérieuse évoluant en eaux profondes Deep Throat (« Gorge profonde »), en référence au titre d’un film pornographique sorti cette même année.

Tandis que le FBI traînait des pieds pour faire avancer l’enquête et que la justice ne pouvait enquêter au-delà du délit qui justifiait l’inculpation des cambrioleurs, le duo « Woodstein » poursuivit l’investigation : une obstination légitime pour de jeunes journalistes aux dents longues. Les motivations de Ben Bradlee, elles, étaient beaucoup plus sombres.

Partisan de Kennedy après l’avoir été de Stevenson, il s’était soigneusement abstenu dans le passé de la moindre enquête sur JFK. Ni sur son état de santé, ni sur ses frasques, ni sur ses accointances avec les boys de la mafia. Il avait fermé les yeux sur les interventions répétées du Dr Jacobson, le fameux « Dr Feelgood », tout autant qu’il avait superbement ignoré les opérations tordues visant Castro.

Bradlee détestait profondément Nixon depuis le début des années cinquante. Une fois celui-ci devenu président, c’était comme si tout à coup le journaliste se débarrassait de toutes ses inhibitions passées. S’il avait tout passé à JFK, il ne passerait absolument rien à Tricky Dick. Il avait un bon prétexte à ce traitement différentiel  : la presse avait beaucoup changé, ses pratiques se faisant plus inquisitoriales et plus irrévérencieuses que par le passé.

Ben Bradlee mena d’abord le combat contre Nixon sur le terrain de la liberté de la presse, serinant sur tous les tons que « le premier amendement était plus menacé qu’il ne l’avait jamais été ». Les libéraux lui emboîtèrent naturellement le pas, mais pas forcément d’autres responsables de presse peu enthousiastes à la perspective de livrer bataille contre l’exécutif. Toutefois Bradlee n’en démordait pas : la guerre contre Nixon, le Mal absolu, était un impératif catégorique.

L’hubris et sa Némésis. Bradlee contre Nixon, c’était au fond obsession contre obsession. La seule différence était que l’obsession de Nixon était plus frontale et compulsive, alors que celle de Bradlee était beaucoup plus subtile et intellectualisée.

Bradlee était conscient des manipulations dont son journal pouvait faire l’objet de la part du FBI. Ces manipulations lui semblaient vénielles comparées à la finalité qui n’était rien de moins que d’abattre le président. La liberté de la presse ? Bradlee ne songeait qu’à régler ses comptes avec Nixon, ceux des Kennedy et des libéraux, ceux des Stevenson, Harriman et autres piliers de Georgetown.

La mission des « Woodstein » ne se réduisait donc pas tout à fait, comme il sera pilonné sur tous les tons plusieurs décennies durant, à l’enquête fraîche et joyeuse de journalistes indépendants en quête de vérité. Cette mission servait aussi, d’une manière parfaitement consciente, de courroie de transmission à des manœuvres internes au FBI. Elle servait notamment les intérêts personnels de Mark Felt qui distillait à Woodward des informations ou des pistes visant à suggérer que, décidément, Gray n’était pas l’homme de la situation et qu’il vaudrait mieux le nommer lui, Felt, à la tête du « Bureau ».

Certes, les agissements reprochés à la Maison Blanche n’étaient pas imaginaires. Mais les intentions ou motivations de ses détracteurs n’étaient pas totalement innocentes, quant à elles. Mark Felt n’avait pas exactement le profil du lanceur d’alerte désintéressé ou de l’homme indigné, mais plutôt celui d’un individualiste forcené n’hésitant pas à trahir une institution qu’il était censé défendre. C’est au nom d’intérêts purement égoïstes qu’il s’apprêtait à déclencher un véritable jeu de massacre, lequel devait se transformer en séisme politique d’amplitude exceptionnelle. Son action, en définitive, n’était pas plus morale que ne l’étaient les agissements de ceux qui, à la Maison Blanche et au comité de réélection, avaient commandité les fameux « plombiers ».

Si Bob Woodward multipliait les précautions à l’extrême afin de conserver sa source en eaux profondes – il le fera jusqu’à la mort de Felt en 2008 –, ce n’était pas pour rien. Éviter que la révélation de l’identité de l’auteur des fuites ne déconsidère une enquête partisane ?

A lire aussi : La présidence paranoïaque de Richard Nixon au début de son mandat face au spectre de JFK

Extrait du livre de Georges Ayache, "La Chute de Nixon", publié aux éditions Perrin

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