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Relance made in France : les impasses du techno-colbertisme
©ludovic MARIN / POOL / AFP

Pensée magique

Le techno-colbertisme consiste à miser de l'argent public sur des technologies ou filières présentées comme stratégiques et sources de croissance, et dont le secteur privé n'avait - sans doute par distraction - pas remarqué l'attrait.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Avec les plans de relance, nous avons vu un déchaînement anachronique de mercantilisme plus ou moins agonistique (« le plan de relance européen ne sera pas payé par les européens »), de stratégies d’investissement hydroponiques (dans la pagaille des négociations et des lobbys, et dans l’urgence) recolorisées à la hâte en green, et de pensée magique. Il faut se pencher sur la doctrine très faible (et largement d’origine française) qui sous-tend ce déferlement de dépenses dans le vide.

Le techno-colbertisme consiste de la part des entités publiques à miser de grosses sommes sur une technologie ou sur une filière présentées comme stratégiques, vectrices de croissance avec de larges effets d’entraînement, ou indispensables à l’exercice de la souveraineté nationale (ou européenne) ; les fonds ainsi investis attireront le secteur privé, qui dans sa grande distraction capitaliste n’avait pas bien perçu l’opportunité ; et tout cela serait à la fois très légitime (l’Etat longtermiste, le « maître des horloges ») et couronné de succès (même si tous les exemples de succès que l’on nous présente en France ont plus de 40 ans d’âge).

Les économistes ont un point de vue différent, basé sur des centaines d’études empiriques qui montrent les défaillances du volontarisme industriel, fut-il new look ou veryhigh tech. Ces études sont solides, claires, et ne viennent pas de méchants idéologues libéraux (cf par exemple les études du Conseil d’analyse économique, placé auprès du Premier Ministre) ; elles ne sont pas tendres avec les prétentions de l’Etat stratège, avec le rôle du cycle politique, avec le bilan de nos édiles (qui tous ont voulu leur technopole dans les années 80 pour singer la Silicon Valley), et avec le coût pour la collectivité de ces dérives mercantilistes travesties en « intelligence économique » ou en « financement stratégique ». Il est vrai qu’on a enregistré quelques choix judicieux autour des années 60 en France ou depuis 1978 en Chine, mais dans le cadre d’économies en rattrapage (je ne sais plus si c’est Francis ou Martin Bouygues qui disait : en période de croissance, il n’y a pas de mauvais manager) ; si vous croyez encore à ce modèle dans une économie plus complexe, plus servicielle et plus ouverte, votre représentation de l’économie est passablement romantique, en plus d’être dirigiste. Parce que tout n’est pas technologique ; parce que l’innovation ne paye pas très bien, sauf pour une poignée d’entreprises ; parce qu’une nation n’est pas une start-up ; parce que nos « licornes » sont trop pathétiques pour servir d’avant-garde à une stratégie d’ampleur macroéconomique. Il faut trouver le frein et stopper le train des envolées lyriques.

D’abord, il n’est pas si facile de bien choisir les filières/secteurs d’avenir. Tous les investisseurs professionnels le savent : il faut avoir le courage de résister à des effets de mode ; mais l’investisseur public, lui, ne joue pas avec son argent, ce qui change tout : quand c’est avec l’argent des autres, Big est toujours beautiful. La tentation sera grande pour lui de viser des éléphants, là où ce sont les fourmis qui font la croissance future. Les décideurs publics ont en effet un goût certain pour le visible, « ce qui se voit » dans l’analyse classique de Bastiat, alors que les innovations transformatrices sont le plus souvent modestes, prosaïques, très « bottom up » ; c’est à peine si on les devine même une fois bien installées dans le paysage. C’est ainsi que la croissance américaine n’est pas arrivée grâce aux chemins de fer mais le jour où des barbelés ont été posés dans la prairie : l’innovation institutionnelle (une meilleure définition des droits de propriété) surclasse l’innovation technique, bien qu’elle fasse moins de bruit, car elle transforme toute la structure des incitations, et se répand plus largement. On pourrait dire grosso modo la même chose des codes barres, qui ont révolutionné en silence le secteur peu glamour mais très macro de la distribution, ou des containers, qui ont accéléré pour pas cher tout le commerce international, ou de la climatisation, qui a bien plus fait pour le développement du Texas ou de la Floride que tous les investissements de la NASA. Il est fort peu probable qu’un gouvernement attaché aux grosses machines très souveraines et très riches narrativement (ITER, super-calculateurs, Galileo, Airbus A380, « Google européen », « cloud européen »…) aurait misé sur ces éléments anodins, peu spectaculaires. En 2020, on découvre ainsi qu’il nous faut des masques à 0,2 euro et des tests salivaires à 3 euros pour éviter des pertes de points de PIB entiers : ne comptez pas sur nos techno-colbertistes au pouvoir pour anticiper ce genre de besoin, par contre ils ont un plan infaillible à 1000 milliards de lutte contre la fonte des glaciers. Dans le même ordre d’idée, une petite musique agréable aux oreilles françaises soutient que nous excellons en mathématiques car nous gagnons des médailles Fields ; mais pour l’économie future de l’hexagone, mieux vaudrait que nos élèves de 15 ans battent les chinois dans les tests PISA, ce qui n’est plus le cas.

Ensuite, il y a une contradiction temporelle et intellectuelle au cœur de la démarche techno-colbertiste des plans de relance actuels. Ces plans visent le rétablissement de la conjoncture, mais ils visent aussi à fortifier ce qui nous reste de croissance potentielle : un gloubi-boulga d’offre et de demande, de court et de long terme, de préoccupations pro-emploi (les dispositifs de chômage partiel) et de préoccupations 0% emploi (soutien à la filière hydrogène ou aux supercalculateurs…), de soucis écologiques et de soucis fort peu écologiques (soutien au secteur aérien et aux véhicules thermiques, etc.). Quelques trimestres après des pataquès sur les retraites pour épargner 20 milliards en 20 ans, on dépense ainsi des dizaines de milliards tous les mois pour divers projets expérimentaux, prétendument verts ou futuristes (j’ai même entendu parler d’avions à hydrogène…) (rien ne me sera épargné). Si l’hydrogène est l’avenir (ce dont je doute, cf les écrits de JM Jancovici par exemple), 7 milliards sur 10 ans ne sont pas à la hauteur, et pour le climat global les ordres de grandeur de base ne sont pas respectés, même en étant très gentil. Pendant ce temps, à peine un demi-milliard ira au nucléaire, alors que les besoins en électricité ne cessent de progresser du fait de la connectivité aujourd’hui et des véhicules électriques demain ; seulement voilà : le nucléaire a beau être à la hauteur des enjeux et propre en carbone, il est passé de mode. Dans les années 70, les actifs stratégiques sont pétroliers, dans les années 90 ils sont liés aux télécoms, aujourd’hui à l’intelligence artificielle, etc. Nos techno-colbertistes raffolent certes du long-terme, mais leurs priorités changent tous les 3 ans ; bien fol est qui s’y fie. Les autorités se retrouvent alors à gérer divers strates de priorités stratégiques, les unes liées à une mode « emploi », les autres à une mode « écologie », les autres à une mode « exister face aux américains », etc. « Troublé et changeant est l’avenir en France », disait maître Yoda.

Ces contradictions ont déjà été notées par d’autres, je n’insiste pas, sauf à répéter comme je le fais depuis des années qu’elles font des ravages quant à la crédibilité de l’action publique. Je préfère insister sur une autre injonction contradictoire, plus insidieuse. Les revenus des entrepreneurs de nos jours sont souvent gagnés sur les marchés étrangers, alors que le secteur public abrité gagne sa vie exclusivement en monnaie domestique ; donc, une hausse injustifiée de l’euro est un pur transfert de ressources vers le secteur qui en France pose le plus de problème (et qui attire fort peu l’attention réformatrice de nos techno-colbertistes zélés), au détriment des entrepreneurs. Dépenser à tout va et jouer au mécanno industriel du capital-risque au moment même où la banque centrale maintien une politique monétaire qui conduit l’inflation à 0% est aussi logique que d’appuyer sur l’accélérateur quand la transmission est au point mort. Prétendre relocaliser avec une monnaie chère est un non-sens pour le gros de nos productions. Dit autrement, laisser la déflation s’installer et prétendre compenser par des joyaux technologiques, et de gentils robots, cela porte un nom : la japonisation, au stade terminal. Mais sans les atouts du Japon, sans sa proximité au hub de croissance asiatique, sans la solidité de son ordre social, etc.

De plus, l’évaluation (c'est-à-dire la responsabilité démocratique) pose ici problème. Par exemple, toute évaluation sérieuse d’une réalisation techno-colbertiste devrait inclure une étape d’analyse contre-factuelle, et une estimation des effets d’éviction, ce qui bien entendu n’est jamais fait. Mon projet apportera un point de croissance à la France, point. Toutes les promesses se font en équilibre partiel (toutes choses égales par ailleurs), sans considérations pour les réactions des gens, sans considérer les alternatives et les effets pervers. C'est une opinion désastreuse que celle qui représente tout emploi de capitaux comme indifférent : même avec des taux d’intérêt nuls ou négatifs, il faut faire très attention, ne serait-ce qu’en raison de l’état de nos finances publiques. Les techno-colbertistes veulent être (et arrivent à être), comme les banquiers centraux indépendants, jugés sur leurs intentions et sur les moyens déployés, jamais sur les résultats. Ils sont aidés en cela par les média, ces grossisseurs d’illusions, qui font du bruit pour relayer la propagandastaffel autour de l’A380, et qui sont beaucoup plus discrets quelques années plus tard quand il s’avère que le big avion n’est pas si beautiful. En tous les cas, qu’on ne compte pas sur nos techno-colbertistes de choc pour un bilan à peu près honnête. Pris dans un orgueil scientiste et planiste (le « fléau du bien » analysé jadis par Philippe Benetton), ils osent tout (c’est souvent à ça qu’on le reconnaît), et ne s’excusent jamais : « nos intentions étaient bonnes ! ». Non seulement ils échouent, mais cela n’entame en rien leur auto-satisfaction. Un philosophe dirait qu’ils n’ont plus le sens de la supériorité des choses qui les dépassent, qu’ils ne fréquentent pas assez leurs impuissances. Un économiste parlerait de dérive constructiviste, et expliquerait la répétition de cette séquence par un manque de concurrence au sein des élites.

Ajoutons donc que le techno-colbertisme est une mine à ciel ouvert non seulement pour les injonctions contradictoires mais aussi pour les conflits d’intérêt. Ce n’est pas nouveau. Vilfredo Pareto : « si une certaine mesure A est cause de la perte d’un Franc pour chaque individu d’un groupe de 1000 personnes, et d’un gain de 1000 Francs pour un individu particulier, ce dernier déploiera une énergie importante, tandis que les premiers opposeront une faible résistance et il est probable qu’au bout du compte, c’est la personne qui s’efforce de défendre ses 1000 Francs au moyen de A qui l’emportera ». C’est avec une stupéfaction créée par le manque criant d’originalité qu’on apprend que l’argent de la partie spatiale du plan de relance va aller à 4 gros acteurs du « old space », et pas un rond pour une myriade de petites sociétés du « new space » : tout est fait pour que notre secteur spatial (dont je reconnais le caractère hautement stratégique !) n’accouche jamais d’un Peter Beck ou d’un Elon Musk. Nous n’auront donc pas de fusées réutilisables avant longtemps. Les petits marquis poudrés et prébendés du techno-colbertisme arrosent largement, mais en priorité leurs amis ; une des firmes qui bénéficiera le plus du plan européen sur les super-calculateurs n’est pas inconnue des concepteurs du plan : nul besoin d’un calculateur en téraflops pour s’en apercevoir.

Enfin et surtout, le techno-colbertisme est à côté de la plaque, surtout par les temps qui courent. En France, le problème de l’offre ce n’est ni le déclassement technologique, ni zombiland, ni même le manque de création d’entreprises, c’est l’essor limité des jeunes entreprises. Le tissu industriel américain est sans cesse revivifié jusqu’au plus haut niveau par de nouvelles firmes, qui apportent de nouvelles idées, de nouvelles pratiques, alors que le tissu européen (et plus encore le tissu hexagonal) est dominé par des firmes certes modernes mais créées il y a un siècle et relativement peu présentes dans les nouveaux secteurs. Des entrepreneurs à qui on ficherait une paix royale (désarmement réglementaire, social et fiscal) dans TOUS les secteurs, jusqu’à ce qu’ils accèdent à un certain cap, voilà ce qu’il nous faut ; le pays ne manque ni d’ingénieurs ni de réalisations prestigieuses ni de comités ni d’agences de l’innovation. Un tax cut généreux et pérenne pour toutes les boites de moins de 20 ans d’âge serait bien plus transparent et efficace que des coups de pouces massifs mais impressionnistes à des secteurs à la mode, et il ne coûterait rien s’il était financé par la BCE (mais là je rêve un peu).

Est-ce à dire que nos autorités publiques nationales ne doivent rien faire ? Pas du tout. Elles créent et font appliquer les règles. Elles jouent un rôle énorme dans les infrastructures, l’éducation, la santé, etc. Elles pourraient reprendre pied sur un terrain régalien, le terrain monétaire, laissé à de pseudo-experts indépendantistes à la limite du séparatisme (ils se séparent déjà de leur cible d’inflation). Elles pourraient diffuser une culture plus longtermiste, notamment par une pédagogie sur la baisse des taux d’actualisation maintenant que les taux d’intérêt ont baissé, ce qui laisserait une chance aux investissements verts et non-verts. Si les égyptiens avaient actualisé à 9%/an, ils n’auraient jamais construit la moindre pyramide ; si Jeff Bezos avait actualisé à ce niveau dans les années 90, il serait aujourd’hui à la tête d’un prospère entrepôt dans la banlieue de Seattle. Aujourd’hui encore en Occident la plupart des entreprises se financent à des taux suisses mais actualisent à des taux pakistanais. Il ne s’agit plus de prétendre comme jadis que seul l’Etat peut être longtermiste : le marché a shorté Kodak avant que les ventes dans l’argentique ne s’effondrent, il a misé sur Google avant que cette boite puisse monétiser quoi que ce soit, etc. Il s’agit plutôt de montrer l’exemple, quand on bénéficie de taux négatifs avant les autres c’est la moindre des choses. A fortiori si on veut verdir les investissements, car tous les projets “green” ont pour particularité de ne pas être rentables avant des années, avec une “courbe en J” très étirée : actualiser plus bas, parce que le coût du capital a baissé, ce serait leur donner leur chance ; et oui l’Etat peut faire le premier pas.

Mais il faut que les gens et les institutions restent à leur place ; faire son travail, tout son travail, rien que son travail. Ce n’est pas le job du politique ou du fonctionnaire de choisir et a fortiori de bâtir les secteurs d’avenir. « Le pouvoir n'a qu’un seul devoir : garantir la protection sociale du peuple » (Benjamin Disraeli). Au moment où un choc inouï arrive sur notre marché du travail, se lancer en mode open-bar dans des technologies non-maitrisées est un luxe qu’on ne peut plus s’offrir. De même qu’un pays du tiers-monde qui ne nourrit pas sa population ne devrait pas trop se mêler de la censure des films, un pays occidental qui peine à garantir la sécurité publique parce qu’il manque 5 milliards dans la police et 5 milliards dans la justice ne devrait pas investir 7 milliards dans l’hydrogène et autant dans des super-calculateurs quantiques. De même qu’il est plus facile de produire des solutions que de réfléchir à des objectifs, il est plus facile de militer pour un secteur technologique sexy, bourré de supposés effets d’entrainement, que de réfléchir sérieusement aux façons d’enrayer le déclin des gains de productivité constaté partout en continu depuis les années 1970. On évite le travail ingrat, complexe et holistique des sciences économiques ; surtout, « on fait quelque chose ». C’est la pente facile de toute une microéconomie de bazar faussement pragmatique qui, au fond, ne dérange personne ; des rapports Attali.

En conclusion, disons qu’en Occident les politiques (de droite comme de gauche) savent qu’ils ne peuvent plus être élus sans un discours grandiloquent sur la réforme, mais qu’ils ne pourront pas être réélus s’ils font de vraies réformes (cf le SPD depuis Schröder) ; une façon de gérer avantageusement cette contradiction en agissant concrètement et en se donnant des airs de capitaine d’industrie large et généreux est de miser sur des choses visibles et consensuelles, quitte à revenir dans les travers anciens du fétichisme sectoriel, du capitalisme sans capital de l’époque des noyaux durs, et de la pensée magique à la limite du culte du cargo : investissons dans l’avenir (si possible dans notre avenir), et la croissance reviendra (ou la souveraineté, ou la qualité de l’air). Mais c’est se faire une fausse idée des conditions d’émergence de nos nouveaux maîtres des GAFA ; Steve Jobs n’est pas une création du pôle de développement de la mairie de Cupertino. Et c’est se faire des illusions sur l’évolution de la qualité des décideurs ; les politiques sont trop fascinés par l’histoire qu’ils ont lue dans leur tendre enfance où Raoul Dautry, Marcel Boiteux et d’autres grands patrons des services publics organisaient les infrastructures du pays avec rationalité et probité, face à des petits chefs d’entreprise myopes et accapareurs. Et c’est oublier que nos comptes publics sont dans un état digne de 1788, au sein d’une société à cran, dans un continent en crise qui ne partage pas toujours nos lubies technophiles. En dépit des apparences, le techno-colbertiste appartient bien à l’âge du renoncement analysé par Chantal Delsol, car il capitule sur les choses sérieuses, à commencer par la politique monétaire : son volontarisme est une surcompensation, il porte en fait sur des diversions ; et en toute impunité, tant qu’un écosystème de la pensée critique ne se reformera pas.

C’est pourquoi je termine par deux citations classiques d’un grand pédagogue de l’économie, qui à Chicago doit bien s’amuser en pensant à nous :

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