"Recentrage veut dire déni du réel, droitisation veut dire ouvrir les yeux" : la politique française est-elle vraiment tombée dans le piège dénoncé par Alain Finkielkraut ? <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
La politique française est-elle tombée dans le piège dénoncé par Alain Finkielkraut ?
La politique française est-elle tombée dans le piège dénoncé par Alain Finkielkraut ?
©Reuters

Parole du sage

Aux yeux du philosophe, la tentation centriste, qui anime une grande partie de la classe politique française effrayée à l'idée de reproduire ce qu'elle a considéré comme une erreur de Nicolas Sarkozy en 2012, s'apparente à un refus d'admettre la réalité sociale sur laquelle le Front National est en train de prospérer.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

Voir la bio »

Atlantico : Sur le plateau de l'émission des Parole et des Actes, Alain Finkielkraut a déclaré “Un nouveau discours est en train de se mettre en place : recentrage veut dire déni du réel, droitisation veut dire ouvrir les yeux”. Qu'est ce qui lui permet aujourd'hui de faire ce diagnostic ? En quoi est-il juste ?

Vincent Tournier : Alain Finkielkraut a raison s’il veut dire qu’il n’est pas facile de discuter d’un certain nombre de sujets, notamment l’immigration. Cela dit, son analyse est partielle. Ce qu’il dénonce ici, c’est le problème plus général (et plus classique) du clivage entre les modérés et les radicaux. Les radicaux ont toujours tendance à reprocher aux modérés de ne pas voir la réalité telle qu’elle est, de sous-estimer les problèmes, voire d’instaurer des tabous pour empêcher la discussion. La phrase de Finkielkraut laisse entendre que ce clivage n’existe qu’à droite, mais on le retrouve aussi à gauche, où les radicaux accusent régulièrement les modérés de ne pas vouloir affronter la réalité (par exemple sur la crise économique, le système bancaire, la mondialisation, etc.). On pourrait donc appliquer à la gauche le raisonnement de Finkielkraut, où les modérés vont traiter de gauchistes ceux qui, par exemple, dénoncent le caractère prédateur et immoral des banques ou des firmes multinationales. Une illustration caricaturale est fournie par le hiatus entre le discours de François Hollande en 2012 désignant la finance comme son ennemi et le discours récent de Manuel Valls devant le MEDEF.

En faisant ce rappel, je ne veux pas dire que Finkielkraut a tort, et encore moins qu’il est un extrémiste, comme le soutiennent ses adversaires qui entendent le diaboliser pour couper court à toute discussion sur le fond. L’inquiétude qui le taraude repose sur un vrai constat : pourquoi est-il si difficile aujourd’hui d’aborder les problèmes liés à l’immigration, alors que ces problèmes sont bien réels, au point de provoquer une dynamique électorale en faveur du Front national ?

Justement, quelles explications peut-on avancer ?

Il y a certainement plusieurs explications. L’une d’elles tient au fait que les pouvoirs publics, tous bords confondus, n’aiment pas reconnaître leur impuissance. Or, c’est ici l’efficacité même de l’Etat qui est en jeu. Parler des difficultés de l’immigration, c’est admettre que l’Etat ne parvient pas à remplir ses missions de base : le contrôle des frontières, la protection des citoyens, l’intégration des nouveaux arrivants par l’école, etc.

Mais à mon avis, la principale explication tient plutôt au fait que les effets négatifs de l’immigration entrent en contradiction avec les grands mythes nationaux, notamment le mythe de l’universalisme. L’immigration de masse a réintroduit en France tous les archaïsmes que l’on pensait avoir renvoyé aux oubliettes de l’histoire : les passions religieuses, l’antisémitisme, les clivages ethniques et raciaux. Nous avons beaucoup de mal à penser ces réalités. Notre logiciel républicain n’est pas adapté, surtout après le traumatisme de la colonisation. Nous préférons donc en rester à des idées rassurantes : la religiosité des migrants est appelée à décliner au fil du temps, et le racisme se concentre surtout sur la population française de souche. Avec une bonne politique sociale, doublée d’une politique de lutte active contre les stéréotypes, il sera donc possible de venir à bout des difficultés. Mais du coup, c’est tout un pan de la réalité qui échappe à la réflexion collective. Prenons un exemple : au printemps dernier, l’un des principaux offices HLM de la région parisienne a été condamné pour discrimination raciale et fichage ethnique parce qu’il avait refusé de reloger un locataire noir dans un immeuble où il y avait déjà beaucoup de Noirs. Vu de loin, on peut se dire que c’est scandaleux, mais le problème est que la dimension ethnique constitue désormais un enjeu central pour les bailleurs sociaux. Il est aujourd’hui impossible de gérer les logements sociaux sans tenir compte des critères ethniques ou religieux, sauf si vous voulez faire des ghettos ou, pire, prendre le risque de provoquer des affrontements ethniques car le racisme n’est pas une spécificité française (il y a eu récemment de mini-pogroms au Maroc contre les clandestins africains). Or, les institutions républicaines sont dans l’incapacité, à la fois culturelle et juridique, d’intégrer ce genre de considérations dans leur fonctionnement, sinon de façon marginale ou cachée.

Lire à ce sujet : Condamnation d'un office HLM pour fichage ethnique : ce dont on se prive pourtant à le refuser systématiquement

Il existe donc une vraie cécité intellectuelle, plus ou moins volontaire. La question de l’antisémitisme en fait partie : lorsque Manuel Valls fait un discours jeudi dernier devant le Consistoire israélite, il dénonce le «"ouvel antisémitisme qu’il faut combattre". Mais le problème est que cet antisémitisme n’est pas nouveau : cela fait maintenant 15 ans, c’est-à-dire depuis le déclenchement de la seconde Intifada en Palestine, qu’il se manifeste et s’enracine, au point de rendre presque dérisoire la prétendue islamophobie. Récemment encore, un de mes proches, qui enseigne l’histoire-géo dans un collège qui n’est pas particulièrement difficile, m’a confié avoir été confrontée à une bronca de la part d’élèves musulmans simplement parce qu’il leur parlait du génocide arménien : ils lui ont demandé pourquoi on ne parlait pas du génocide des Palestiniens commis lors de la dernière offensive de l’armée israélienne.

On peut prendre une autre illustration de cette difficulté : la politique de lutte contre les stéréotypes liés au genre. Pour favoriser l’égalité entre les garçons et les filles, le gouvernement polarise son action sur les enseignants et la population majoritaire, qu’il accuse de ne pas être encore totalement purgés des mauvais penchants sexistes. Mais à côté de cela, il laisse sans réponse les manifestations les plus criantes du sexisme comme le voile islamique ou les mariages forcés. Dans le cas des mariages forcés, le summum du déni de réalité a probablement été atteint au printemps dernier avec le film 14 millions de cris de la réalisatrice Lisa Azuelos, interprétée par Julie Gayet, qui raconte le mariage forcé d’une jeune fille issue d’une famille chrétienne. C’est un peu comme si on voulait dénoncer les ravages de l’alcoolisme en mettant en scène une beuverie dans une maison de retraite.

Lire à ce sujet :Mariages forcés : le film (à vomir) qui oublie un petit détail

On sait qu'aujourd'hui Alain Juppé s'inscrit dans une logique de centre droit. Les partis de gouvernement seraient-ils mieux avisés de suivre les conseils d'Alain Finkielkraut ? Que risquent-ils à opter pour une ligne plus recentrée ?

La difficulté pour l’UMP est de trouver le bon positionnement. Jusqu’à présent, deux stratégies ont été tentées : celle de Chirac en 1995 et 2002, laquelle visait un positionnement de type centre-droit, et celle de Sarkozy, qui a marqué sa différence en se déportant nettement sur la droite, au moins dans les discours. Or, aucune de ces deux stratégies n’a fait la preuve de son efficacité : Chirac a certes gagné deux fois, mais il a été le président le plus mal élu, ce qui a fait de lui un président fragile. De plus, il n’a dû sa réélection de 2002 qu’à l’élimination de Jospin. Quant à Nicolas Sarkozy, sa stratégie de droitisation a certes très bien marché en 2007, mais en même temps, il a ouvert un boulevard pour le Parti socialiste, qui a pu l’emporter en le contournant par le centre (souvenons-nous que François Bayrou a officiellement voté pour François Hollande). De plus, le prix pour Nicolas Sarkozy a été important : il a polarisé contre lui les médias et les intellectuels au point de devenir un problème pour son propre camp, créant des tensions internes menaçant de faire éclater l’UMP. Il n’y a donc pas de recette miracle. Toutes les options ont leurs avantages et leurs inconvénients.

En 2012, beaucoup ont estimé que c'est la droitisation de sa campagne sous l'influence de Patrick Buisson qui lui avait valu sa défaite. Aujourd'hui, dans un contexte dans lequel la gauche est fragilisée, ne vaudrait-il pas mieux pour Nicolas Sarkozy rester dans une dynamique plus radicale ?

Nicolas Sarkozy doit-il rejouer la carte de 2007 ? Et surtout, le peut-il ? Ce n’est pas évident. Les électeurs du FN qui ont voté pour lui en 2007 ont eu le sentiment d’avoir été trahis. Le renouveau électoral du FN depuis 2012 vient en partie de là. Bien sûr, il est toujours possible de reprendre une stratégie qui a fait ses preuves une fois, mais ce n’est pas sans risque : Nicolas Sarkozy serait-il crédible ? Les électeurs du FN et les abstentionnistes seraient-ils prêts à tirer un trait sur cette trahison ? C’est probablement ce genre de considérations qui incitent Alain Juppé à privilégier une stratégie centriste, ce qui est aussi plus facile pour quelqu’un qui vient de l’école chiraquienne et dont l’image publique pousse plutôt à jouer la carte de la modération et du sérieux. A l’inverse, François Fillon semble plutôt opter pour la stratégie de la droitisation, mais il risque de manquer de crédibilité car, lorsqu’il était Premier ministre de Sarkozy, il ne s’est pas vraiment mis en avant sur les enjeux sensibles. Le retour de Nicolas Sarkozy est une mauvaise nouvelle pour lui : il va sans doute être contraint de se retirer de la compétition. Il est encore trop tôt pour savoir quel sera le positionnement de Nicolas Sarkozy. Dans sa déclaration de candidature publiée le 19 septembre sur Facebook, il propose de créer un "nouveau et vaste rassemblement qui s’adressera à tous les Français, sans aucun esprit partisan, dépassant les clivages traditionnels qui ne correspondent plus aujourd’hui à la moindre réalité". Cette phrase semble signifier qu’il va privilégier une convergence vers le centre, mais elle n’exclut pas pour autant une main tendue vers le FN. Une stratégie centriste serait plus facile pour lui, surtout s’il veut se présenter comme un homme nouveau, qui a su tirer les leçons du passé. C’est peut-être dans ce sens qu’il faut interpréter son annonce selon laquelle il n’était pas favorable à une remise en cause du mariage pour tous. Cela dit, restons prudent. Vise-t-il à conquérir les électeurs modérés, ou à donner un gage pour faire accepter des propositions plus radicales ?

"On continue de faire au FN le cadeau du réel", a également estimé Alain Finkielkraut. A opter pour le recentrage, les politiques ne risquent-ils pas de laisser la voie au Front national ?

Le problème est que cette formule donne une vision trop globale du réel. Le réel est-il unique ? Est-il le même pour tous ? Je ne dis pas qu’Alain Finkielkraut a tort, mais à mon avis, il sous-estime la pluralité des réalités auxquelles les Français sont aujourd’hui confrontés. Il est évident qu’une partie des Français, notamment dans les milieux populaires, se retrouve aujourd’hui face à une situation très difficile, à la fois sur le plan économique et sur le plan de la confrontation culturelle avec les populations issues de l’immigration. Cette frange de la population prend de plein fouet la crise de l’emploi, mais aussi les incivilités, la dégradation de l’environnement urbain, la délinquance et le communautarisme. Elle a le sentiment d’être totalement oubliée par les pouvoirs publics, ce qui n’est pas totalement faux.

Cela dit, une autre partie de la population n’expérimente pas cette réalité, ou sinon de manière marginale et exceptionnelle. Au hasard d’une étude de l’INSEE sur le retard scolaire (Insee première n°1512), on découvre ainsi une statistique très intéressante : la part des élèves du secondaire issus de milieux favorisés, qui varie globalement entre 15% et 25% selon les académies (sans les DOM), atteint 34% à Versailles et 47% à Paris. De tels écarts sont considérables. Et encore ne s’agit-il que d’une moyenne académique, ce qui signifie que la concentration territoriale est encore plus élevée à certains endroits.

Il est donc clair que, dans les quartiers privilégiés ou épargnés, les gens ont beau avoir une certaine connaissance des difficultés (c’est d’ailleurs pourquoi ils font tout leur possible pour habiter dans des endroits préservés et pour éviter certaines écoles), ils n’ont pas les mêmes priorités. Ils savent que les problèmes existent, mais ils peuvent vivre sans les affronter directement. Ils peuvent donc se permettre de rester fidèles à l’idéal républicain universaliste, de continuer à souscrire aux valeurs de tolérance et d’ouverture que prône la machine politico-médiatique, à défendre la mondialisation, l’Europe et l’ouverture des frontières.

Or, cette population ne se réduit pas à une petite élite. Elle est suffisamment importante pour figer l’évolution du Front national, lequel a probablement fait son plein des voix. C’est d’ailleurs pourquoi Marine Le Pen a martelé ces dernières semaines qu’elle était parfaitement prête à gouverner. Pourquoi insiste-t-elle aussi lourdement sur ce point ? Justement pour faire passer le message qu’elle représente une force politique crédible. C’est pour elle la seule manière d’essayer de lever le tabou qui retient les électeurs de voter en sa faveur, ce qui montre que le tabou est toujours très fort. Mais même si elle y parvient, il n’est pas sûr que cela soit suffisant pour faire basculer le rapport de force en sa faveur. Rien ne dit que ses réserves de voix soient très importantes.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !