Quand Perón recrutait d'anciens nazis pour moderniser l'Argentine <!-- --> | Atlantico.fr
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Eric Priebke, ancien SS, qui a vécu libre en Argentine durant 50 ans.
Eric Priebke, ancien SS, qui a vécu libre en Argentine durant 50 ans.
©Reuters/Enrique Marcarian

Bonnes feuilles

Après la défaite de l'Allemagne, l’Argentine a recruté plusieurs anciens nazis, désireux de profiter des considérable progrès technologiques du IIIe Reich. Extrait de "Les nazis en fuite", publié aux éditions Perrin, 2015 (2/2).

Gerald  Steinacher

Gerald Steinacher

Professeur et historien à l'université du Nebraska, Gerald Steinacher a également enseigné à Harvard. C'est un spécialiste de l'Europe central au 20e siècle. Il est l'auteur du livre Les nazis en fuite (Perrin, 2015)

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Après la défaite des puissances de l’Axe, l’Argentine se montra particulièrement désireuse de recruter des spécialistes allemands. C’était pour elle un investissement solide : il lui suffisait de payer le coût du voyage, là où l’Allemagne avait dépensé des millions pour former ses scientifiques et ses techniciens. Des années plus tard, à des journalistes espagnols qui l’interrogeaient sur ces recrutements d’après-guerre, l’ancien président Perón laissait clairement entendre que sa seule intention avait été de moderniser son pays:

"Bien avant que la guerre ne finisse, nous nous étions déjà préparés pour l’après-guerre. L’Allemagne était défaite ; nous savions cela, et maintenant les vainqueurs voulaient tirer avantage des progrès technologiques considérables que le pays avait accomplis au cours de la décennie précédente. Les complexes scientifiques ne pouvaient plus être exploités, car ils avaient été détruits. L’unique chose dont nous pouvions nous servir, c’était les individus, et c’est à eux que nous nous intéressions".

Adolf Galland, pilote de chasse et ami de Perón, résumait succinctement le point de vue des spécialistes allemands installés en Argentine:

"L’état de désœuvrement dans lequel se trouvaient après 1945 de nombreux scientifiques, techniciens et autres spécialistes allemands venait à point nommé pour l’Argentine. Cela garantissait aussi l’intérêt que ce pays pouvait leur porter. Mais ceux qui partirent s’installer en Argentine avaient le sentiment non seulement d’être bien traités, mais aussi d’entrer au service d’une nation qui les traitait avec bienveillance et sans préjugés tout en servant leur patrie d’origine".

Pour les recrutés comme pour les recruteurs, l’émigration en Argentine représentait une solution gagnante. Cependant, les gains que Perón et son gouvernement firent en recrutant des cadres dirigeants allemands et d’anciens nazis les mirent aux prises avec les puissances victorieuses. Les obligations internationales de l’Argentine lui interdisaient d’engager, sans y avoir été autorisé par les Alliés, des individus originaires de l’une ou l’autre des nations appartenant à l’Axe. Les scientifiques ayant travaillé dans l’industrie de la guerre étaient exclus de tout accord, et les criminels de guerre devaient être extradés. Sous la pression des États-Unis, les pays d’Amérique du Sud avaient signé en 1945 l’acte de Chapultepec, qui les obligeait à agir en commun contre les puissances de l’Axe. Il leur fallait notamment geler les comptes bancaires des ressortissants des États ennemis qui se cachaient en Amérique du Sud et les traquer. L’immigration en provenance du IIIe Reich devait donc être étroitement surveillée. Cependant, ni l’Argentine ni les États-Unis ne se conformèrent à cette politique, ce qui n’empêcha pas les Américains de critiquer fortement l’attitude laxiste des Argentins.

À l’été 1945, les États-Unis discutèrent avec d’autres pays d’Amérique du Nord et du Sud de la «situation critique » qu’ils observaient en Argentine, après quoi ils rendirent publiques leurs dures accusations dans un Livre bleu. Les principaux points abordés étaient l’aide militaire des Allemands à l’Argentine, leurs activités d’espionnage et les entreprises et intérêts nazis en Argentine. En outre, les Argentins étaient accusés d’avoir repoussé l’extradition d’agents nazis et de membres du personnel de l’ambassade d’Allemagne.

En octobre 1945, concluait le Livre bleu, lorsque les États-Unis ont exigé une consultation sur la situation en Argentine, ils avaient de bonnes raisons de croire, en se fondant sur les preuves dont ils disposaient alors, que l’actuel gouvernement argentin, avec bon nombre de ses hauts représentants, s’était à ce point compromis avec l’ennemi qu’on ne pouvait lui accorder aucune confiance. À présent le gouvernement des États-Unis dispose d’une foule d’indices incontestables. Le présent document, fondé sur lesdits indices, parle pour lui-même.

L’objectif déclaré du Livre bleu était d’empêcher l’élection de Perón, si nécessaire au prix d’une intervention massive des États-Unis. Le gouvernement Perón ne tarda pas à répliquer en présentant un Livre blanc dont l’objectif était de réfuter les allégations du Livre bleu.

Ce débat n’était pas purement diplomatique. Une partie de la presse américaine décrivait l’Argentine comme un refuge nazi. Ainsi pouvait-on lire dès 1946 que «90000 nazis évoluaient en Argentine et y bricolaient un “IVe Reich” ». Quoique ces articles eussent leur part de vérité, les conclusions qu’ils en tiraient n’étaient généralement pas justifiées. L’hypothèse que tous les Allemands faisaient partie d’une vaste conspiration œuvrant à l’émergence d’un nouveau mouvement nazi était extrêmement exagérée. Il est vrai que l’attitude pro-allemande de Perón et la présence dans son pays d’une communauté germanophone active avaient de quoi nourrir ces théories conspirationnistes. Les attaques répétées du gouvernement des États-Unis contre le trop ambitieux président argentin eurent également ses effets sur la presse américaine. C’est ainsi, par exemple, que l’on pouvait lire dans un article du magazine Prevent World War III :

Bien enracinés dans leurs communautés locales, ces Allemands ont pu recouvrer leur puissance et leur influence au cours des dix derniers mois. Temporairement maintenues sous embargo, leurs fortunes leur ont été restituées, et leurs entreprises prospèrent à nouveau depuis l’abolition des listes noires. Ainsi, plus rapidement qu’ils ne l’escomptaient eux-mêmes, les Allemands abordent les prochaines étapes en vue d’une attaque contre les États-Unis. De nouveau, comme ce fut déjà le cas avant la guerre, les Américains oublient les dangers qui prospèrent au sud, ceux-là mêmes qui, peu de temps avant Pearl Harbor, manquèrent de détruire le canal de Panama. La propension de l’Argentine à combattre «l’impérialisme yankee » est bien connue. Tout comme il est bien connu aussi que Perón n’hésitera pas à se servir de toute aide allemande disponible.

Poursuivant ses propres intérêts, malgré les critiques, l’Argentine continua à recruter des nazis, d’anciens SS ou officiers de la Wehrmacht. Un rapport de la CIA sur l’Argentine, datant de 1953, décrivait le large éventail d’« experts» et autres groupes d’immigrants allemands qui se rendaient dans le pays :

Il y a des indices qui montrent que, depuis 1946, des Allemands présents en Argentine ont repris des activités nazies et croient à une résurgence du nazisme en Allemagne et en d’autres endroits du monde. Depuis 1945, l’Argentine a affaire à un important afflux d’immigrants allemands, parmi lesquels se trouvent des vétérans de la SS ou de la Wehrmacht, des économistes, des agents, des scientifiques et des experts militaires nazis.

Le mythe d’un IVe Reich en Argentine servait aussi les intérêts américains. En particulier, l’accueil d’experts en armement allemands, recrutés pour mettre en œuvre la modernisation des armées latino-américaines, dérangeait certains cercles à Washington. Le reproche fait au gouvernement argentin de mener une politique pro-allemande fut finalement exprimé auprès du président Perón lui-même. Mais celui-ci, comme les Américains, les Britanniques, les Soviétiques et les Français, se plaçait au-dessus de tout cela, le droit étant toujours subordonné à la raison d’État. 

Extrait de "Les nazis en fuite", de Gerald Steinacher, publié aux éditions Perrin, 2015. 

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