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Quand on comprend que les termes intellectuel et intelligence sont bien deux questions distinctes
©Flickr/IsaacMao

Bonnes feuilles

Extrait de "Pour un suicide des intellectuels" de Manuel Cervera Marzal, aux éditions Textuel. 1/2

Manuel Cervera Marzal

Manuel Cervera Marzal

Manuel Cervera-Marzal est docteur en science politique. Il est attaché d’enseignement et de recherche à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. À 28 ans, ce jeune chercheur a déjà publié 5 ouvrages dontGandhi. Politique de la non-violence (Michalon, collection « Le bien commun », 2015) et Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King (Aux forges de Vulcain, 2013).

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On peut actualiser Gramsci en définissant l’intellectuel comme une personne payée pour lire, étudier, réfléchir et enquêter d’un côté, et pour écrire, enseigner, stimuler et diffuser de l’autre côté. Il est généralement enseignant, écrivain, artiste, psychologue ou journaliste. Il évolue dans le domaine des lettres, de l’éducation, des médias, de la santé ou de l’associatif.

Certains intellectuels ne vivent pas de leurs activités mais d’un héritage, d’une rente personnelle ou, moins chanceux, ils survivent, grâce à quelques aides sociales chichement accordées ou à la solidarité d’amis-mécènes. Une telle définition signifie, comme le note Noam Chomsky, qu’« être un “intellectuel” n’a virtuellement rien à voir avec le fait de travailler avec son cerveau ».

Si tel était le critère, il y aurait des intellectuels un peu partout, surtout là où certains ne s’y attendent pas car, remarque toujours le linguiste américain, « plein de gens chez les artisans, les mécaniciens automobiles et ainsi de suite, font probablement autant ou davantage de travail intellectuel que plein de gens dans les universités ».

Aussi Gramsci a-t-il raison d’insister sur le fait que, loin de se caractériser par leur degré d’intelligence, les intellectuels sont des personnes rémunérées pour exercer une fonction spécifique : produire des idées. Qu’ils en produisent réellement est une autre affaire. Les cordonniers sont les plus mal chaussés et les intellectuels ne sont pas toujours outillés pour bien penser ; j’en explorerai plus loin les raisons. Quoiqu’il en soit, nul n’a le monopole de l’intelligence, et certainement pas ceux dont la profession a fait main basse sur ce terme, emprunté au latin intellectus, qui désignait autrefois la faculté de comprendre. D’ailleurs, au fond, l’intelligence n’est pas tant la capacité à comprendre que celle à se faire comprendre par nos interlocuteurs. Il s’agit moins de déchiffrer un message ésotérique que de transmettre des informations claires. L’intelligence est une vertu qui s’adosse sur la pédagogie plutôt que sur l’érudition.

Et l’on retrouve ainsi le célèbre précepte de Montaigne, pour qui une tête bien faite valait mieux qu’une tête bien pleine. On peut douter que la clairvoyance s’accompagne nécessairement de la bienveillance. Les lumières de la science, dont certains se prévalent pour asseoir publiquement leur autorité, ne font pas oublier que l’intelligence n’est pas toujours au service de la vertu. Or les scientifiques se posent rarement la question du caractère socialement utile, neutre ou nuisible de leurs recherches. Einstein avait perçu chez ses collègues cette « religiosité de la recherche scientifique », cette fascination sans borne pour les progrès d’un savoir prétendument détaché des intérêts et des passions ordinaires, fascination qui empêche les scientifiques de s’interroger sur la finalité politique et la validité morale de leurs activités. Cramponné à la fougue de ses vingt-sept années, Paul Nizan rappelait pourtant aux détenteurs autoproclamés de l’intelligence que celle-ci « sert à tout, elle est bonne à tout, elle est docile à tout […]. Intelligence utile au vrai, au faux, à la paix, à la guerre, à la haine, à l’amour. […] Intelligence contre l’homme. Intelligence pour l’homme. Elle n’est qu’un outil longuement compliqué et éprouvé : l’outil seul n’a jamais suffi à définir complètement le métier qui l’emploie ; la herse ne définit pas le travail du paysan ».

L’intellectuel est donc rémunéré pour exercer son intelligence. Ce critère écarte la définition évasée qui fait de tout homme un intellectuel et dissout du même coup cette catégorie. Mais gardons-nous également d’adopter une définition trop étroite qui réserve la maîtrise des idées à quelques idoles prestigieuses. Ceux auxquels on attribue le plus spontanément le nom d’« intellectuels » font généralement un usage timoré de leur intellect. Si la « vie intellectuelle » désigne les joutes médiatiques dont nous agrémente le microcosme parisien, c’est qu’il y a là deux mensonges en deux mots ; cette « vie » est en état de mort cérébrale et la référence à « l’intellect » ne sert qu’à voiler l’indigence de préjugés ressassés. Il faut être vigilant sur le sens des mots car, comme le disait Victor Klemperer, ils « peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir ». Aussi faut-il insister sur le fait que le monde intellectuel se réclame de certaines valeurs – attachement à la vérité, usage de la raison, examen des faits, indépendance d’esprit, continuité dans les convictions – dont il est souvent assez peu respectueux. Que les savants préfèrent la célébrité à la vérité et le succès à la liberté n’a rien de nouveau, mais l’attrait exercé par les médias auprès des professions intellectuelles a considérablement aggravé cette tendance.

Extrait de "Pour un suicide des intellectuels" de Manuel Cervera Marzal, publié aux éditions TextuelPour acheter ce livre, cliquez ici.

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