Présidentielle 2022 : un clivage sociologique en trompe l’œil ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des électeurs se préparent à voter dans un bureau de vote à Paris
Des électeurs se préparent à voter dans un bureau de vote à Paris
©GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Trompe l'oeil

Si le clivage sociologique bloc élitaire contre bloc populaire était la seule clé d'explication de la présidentielle, comment expliquer qu'Emmanuel Macron ait perdu 2 millions de voix et que Marine Le Pen en ait gagné plus encore alors que les catégories sociales concernées n'ont pas vu leurs effectifs se modifier radicalement ?

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

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Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. 

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Atlantico : Suite à la publication de la carte des résultats de l’élection présidentielle, sur de nombreux plateaux on entend que ce scrutin est le résultat de l’expression d’un clivage élite/classe populaire. Dans quelle mesure ce clivage est-il en trompe-l'oeil ? 

Luc Rouban : On sait depuis fort longtemps en science politique que l’électorat de Marine Le Pen est surtout populaire (60%), jeune, peu diplômé, ce qui explique d’ailleurs que l’abstention, qui touche en priorité cette catégorie d’électeurs, lui ait été particulièrement néfaste. On sait également par les travaux menés depuis 2017 que l’électeur d’Emmanuel Macron appartient plutôt aux catégories socioprofessionnelles supérieures et moyennes, assez fortement dotées en diplômes et vivant en milieu urbain du fait de la présence des centres universitaires. Que l’on retrouve ce contraste sur les cartes présentant les résultats électoraux n’a donc rien de particulièrement nouveau. Le vote Macron est fort dans le centre des grandes métropoles et le vote Le Pen dans les périphéries urbaines, pauvres et mal desservies en services publics et privés. 

Cependant, on ne peut en déduire, comme le font certains sondeurs se prenant pour des sociologues, que le scrutin se résume à l’opposition des élites et des classes populaires, oubliant au passage les classes moyennes dont on se demande ce qu’elles sont devenues. Tout d’abord, parce que « les élites » ne s’identifient pas aux catégories sociales supérieures : vous pouvez très bien être avocat - et donc appartenir aux catégories diplômées, urbaines et votant pour Emmanuel Macron - et ne pas appartenir aux élites qui constituent des groupes restreints fermés, disposant d’un pouvoir corporatif puissant sur la société mais aussi sur la définition de ce qui appartient ou non aux élites, en concurrence de surcroît les uns avec les autres ou bien nouant des alliances comme celle qui a longtemps réuni les élus et les hauts fonctionnaires jusque dans les années 1981 lorsque l’arrivée au pouvoir de la gauche puis la succession des alternances a entraîné la politisation de bon nombre d’emplois supérieurs et la mainmise du monde politique sur le monde de la haute administration. Ensuite, parce que la sociologie électorale nous montre que l’on trouve 36% de catégories populaires dans l’électorat d’Emmanuel Macron. Enfin, parce que si le vote Le Pen était uniquement associé à la catégorisation socioprofessionnelle, on devrait avoir un vote stable étant donné que les catégories populaires n’ont pas augmenté en proportion dans la société française. En revanche, le vote pour la candidate du RN a gagné considérablement les catégories moyennes et supérieures depuis 2017, ce qui indique que l’on est sorti de l’extrême-droite classique.

Jean-Sébastien Ferjou : Ce qui montre bien que ce clivage est en réalité bien moins sociologique qu’il y paraît.

Le nombre de gens susceptibles de faire partie du « bloc élitaire » n’a pas été divisé par près de 2 en 20 ans, pas plus que celui des catégories populaires aurait explosé. 

Emmanuel Macron est le candidat d’un statu quo vaguement raccommodé, Marine Le Pen celle de l’alternative bouts de ficelle mal…

Par essence, le statu quo, bénéficie plus à ceux qui ont le plus à perdre, même s’ils sont désenchantés, même s’il s’agit d’un optimum de second rang.

Mais ce statu quo -une vague adaptation technocratique de la France à l’Union européenne et à un capitalisme mondialisé et financiarisé à grands coups de milliards pour faire passer la pilule- rassemble de moins en moins les Français, quelles que soient leurs catégories sociales.

Simplement, aucune des alternatives proposées ne les séduit fondamentalement non plus.

Ni celle, radicale-communautariste-anti capitaliste de Jean-Luc Mélenchon, ni celle sparadrap-illibéralo-crypto-identitaire de Marine Le Pen.

Qui saura(it) proposer une alternative convaincante à ce statu quo de plus en plus rejeté par les Français mais terriblement difficile à refonder si on se place au seul niveau de l’Hexagone tant les contraintes juridiques comme économiques se jouent au niveau🇪🇺 voire planétaire ?

La France, malheureusement, a une fâcheuse tendance à ne pas savoir se réformer autrement que dans l’effondrement de régime comme 1799, 1830, 1848, 1870, 1945 et 1958 nous l’ont montré…

Pour retrouver le Thread de Jean-Sébastien Ferjou : cliquez ICI

Comment expliquer donc la progression du Rassemblement national de 2002 à 2017 puis 2022 ? Est-ce l’expression d’une opposition « pour ou contre » du statu quo politique proposé depuis plusieurs décennies ? 

Luc Rouban : Cette montée en force ne se réduit pas seulement au rejet croissant du statu quo politique. À  ce titre, les discours tenus sur la nécessité de changer le mode de scrutin ratent la cible et ce n’est pas la proportionnelle qui va changer les choses si on n’a de toute façon pas confiance dans les députés. La montée en force du RN est fortement liée à l’évolution de la condition sociale de nombreux électeurs et à l’émergence d’une protestation contre la méconnaissance des réalités de terrain par le personnel politique national, se préoccupant surtout de règlements de comptes au sein des partis politiques. L’exemple en la matière en est clairement fourni autant par le PS que par LR, dont les « ténors » se sont étripés en public pour des postes de pouvoir et enfoncés dans des affaires sordides souvent prises en charge par la justice. Des figures emblématiques de l’un et l’autre parti, comme François Hollande ou Nicolas Sarkozy, ont payé très cher soit l’enfermement dans l’univers de la rue de Solférino, pour le premier, soit l’implication dans un entre-soi amical mais dangereux pour le second. L’effondrement de ces deux grands partis qui ont structuré la vie politique de la Vᵉ République pendant des décennies est le point final d’une recomposition qui oppose désormais les tenants de la démocratie représentative et de la confiance aux élus et les tenants de la démocratie directe et de la défiance à l’égard des institutions. En arrière-plan, se joue le choc de deux volontarismes : celui du temps long, de la complexité et de l’Europe avec le macronisme, celui du temps court, de la proximité et de la souveraineté nationale avec LFI à gauche et le RN à droite. 

Dans quelle mesure la satisfaction de la situation actuelle est-elle un élément déterminant pour comprendre le vote ? 

Luc Rouban : C’est un facteur essentiel dans la mesure où la satisfaction à l’égard de la vie que l’on mène ou à l’égard des règles du jeu social traverse les catégories socioprofessionnelles. Vous pouvez être modeste, appartenir au monde des employés et des ouvriers mais considérer que votre situation peut s’améliorer, que vous pouvez profiter d’une mobilité sociale et réussir, que les choses peuvent changer en bien pour autant que vous vous en donnez la peine. Au fond, on retrouve ici les idées libérales et managériales au cœur du macronisme. En revanche, le vote protestataire de gauche ou de droite réunit non pas seulement les « perdants de la mondialisation », pour reprendre ce poncif, mais tous ceux qui vont partager l’idée que la situation est bloquée, qu’elle va sans doute empirer, et qu’ils n’ont pas les moyens d’améliorer leur sort ou celui de leurs enfants. Et vous retrouvez ici tous les Gilets jaunes mais aussi l’électorat de Marine Le Pen et, aux États-Unis, l’électorat de Donald Trump. L’analyse du vote ne doit pas se limiter à observer des positions statiques (la catégorie socioprofessionnelle, le diplôme) mais la perception par les électeurs de leur propre dynamique sociale (la place dans la hiérarchie sociale, le bilan du parcours et les perspectives d’avenir).

Est-ce parce qu’il n’y a aucune offre politique stimulante que nous nous sommes à nouveau retrouvé avec une opposition Marine Le Pen, Emmanuel Macron au second tour, avec le même dénouement ?

Luc Rouban : L’offre politique de la présidentielle de 2022 était particulièrement riche et diversifiée puisque l’on a vu revenir à gauche un candidat écologiste, Yannick Jadot, et un candidat communiste, Fabien Roussel, alors qu’à droite la candidature d’Éric Zemmour a défrayé la chronique en venant compléter mais aussi libérer celle de Marine Le Pen en prenant en charge la dimension historique de l’extrême-droite d’origine maurassienne. Mais la diversité des offres politiques n’a pas pu effacer la faiblesse des partis politiques dont le rôle est essentiel pour mener des combats d’idées ou bien hiérarchiser les priorités. On a eu droit en revanche à des catalogues très longs de mesures techniques qui partaient un peu dans tous les sens, qui ne se différenciaient pas toujours, notamment entre Valérie Pécresse et Marine Le Pen ou entre Anne Hidalgo et Yannick Jadot. Un certain nombre de revirements de dernière minute ont également eu lieu, comme celui d’Emmanuel Macron insistant sur la dimension environnementale de son programme ou celui de Marine Le Pen finissant par atténuer ses propos sur le voile islamique. L’éclatement de l’offre a donc favorisé des stratégies de vote utile à gauche comme à droite mais de vote utile opéré souvent par défaut au profit de celui ou de celle qui se rapprochait le plus du compromis idéal. Mais c’est bien la question de la confiance ou de la défiance qui est venue trancher ce compromis en termes binaires. Et on risque de le retrouver encore en 2027 même si les candidats auront changé.

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