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Pourquoi on est plus rationnel dans une langue étrangère
©Reuters

Vite un assimil

Un professeur du département de psychologie à l'université de Princeton a récemment prouvé que parler dans une langue étrangère modifiait l'attitude de l'individu face à un choix, le rendant plus rationnel. Un phénomène qui s'explique par le déchiffrement inconscient du code que nous exprimons, et qui crée un détachement émotionnel vis-à-vis du contenu.

Thomas Godard

Thomas Godard

Thomas Godard est chercheur en histoire des idées linguistiques à l’Université de Cambridge.

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Atlantico : Selon Boaz Keysar, professeur en psychologie à l'université de Princeton, le fait de s'exprimer dans une langue étrangère permettrait de rationaliser sa manière de penser. Comment l'expliquer ?

Thomas Godard : Dans son étude Keysar demande aux participants de choisir un certain nombre de fois entre deux options: jouer à pile ou face pour gagner 2,50 dollars ou bien empocher directement 1 dollar sans même avoir à jouer. Si l’on s’en réfère à la probabilité mathématique, le choix le plus pertinent économiquement, et donc le plus "rationnnel", est de jouer à pile ou face à chaque coup. Or Keysar a constaté que lorsque l’on explique le jeu aux participants dans leur langue maternelle, ils choisissent de jouer à pile ou face dans 50% des cas, alors que quand la question leur est posée dans une langue étrangère, ce taux monte à 70%. Keysar en conclut que l’on a tendance à être plus rationnel en langue étrangère.

Cette expérience s’inscrit en fait dans un débat plus large sur notre sens de la moralité en langues maternelle et étrangère. D’autres études ont été menées dans lesquels les participants sont confrontés à un choix cornélien (sacrifier un homme pour en sauver cinq autres), qui ont montré que l’on est plus  prompt à briser un tabou (sacrifier un homme) et agir de façon rationnelle (dans une perspective utilitaire) lorsque la situation nous est présentée dans une langue étrangère.

Si l’on suit les conclusions de Keysar, on pourrait en déduire qu’il serait préférable de s’appuyer sur des locuteurs non-natifs pour un certain nombre de décisions importantes. Il avance par exemple l’hypothèse de confier à des immigrants le rôle de jurés dans les décisions de justice.

Cela pourrait-il s'expliquer également par le fait  que les fonctions cognitives sont plus orientées vers l'applications de règles logiques en langue étrangère, alors que la langue maternelle découle d'une certaine spontanéité ?

Apprendre sa langue maternelle et apprendre une langue étrangère, ce sont deux expériences entièrement différentes. Lorsque l’on apprend sa langue maternelle, on n’apprend pas seulement une langue, on apprend à appréhender le monde. A chaque fois que l’on acquiert un mot nouveau, on se familiarise aussi avec une partie du monde qui nous entoure. Lorsque vous avez appris le mot "voiture" en français, vous n’avez pas seulement appris le signifiant (le symbole linguistique oral ou écrit), mais aussi le signifié (le concept, l’idée même d’un véhicule à quatre roues transportant des personnes). En apprenant une langue étrangère, on n’apprend qu’un code linguistique en général, c'est-à-dire qu’on apprend les signifiants car, coche, Auto, автомобиль qui correspondent au signifié que l’on connaît déjà. Il y a donc un attachement émotionnel plus fort la langue maternelle, parce que c’est la langue dans laquelle on appréhende le monde : les mots de la langue maternelle nous apparaissent ainsi comme le reflet de la réalité. A l’inverse, les mots de la langue étrangère nous apparaissent plus comme un code que nous déchiffrons, et ce déchiffrement crée une distance cognitive et un détachement émotionnel vis-à-vis du contenu.

Lorsque l’on s’énerve, on peut en effet avoir tendance à revenir à sa langue maternelle en raison de cette immédiateté émotionnelle. C’est peut-être aussi plus simplement parce que l’on dispose dans cette langue d’un plus large éventail de mots pour exprimer des sentiments plus précis. La fameuse "barrière" de la langue provoque souvent un sentiment de frustration chez les apprenants de langue étrangère et le retour à la langue maternelle dans les situations d’intense émotivité peut être libératoire.

Quelles sont les limites de cette expérience ?

L’interprétation qui est faite de ces expériences en termes de "rationalité" est à prendre avec des pincettes. On pourrait tout aussi bien tirer la conclusion de ces deux mêmes expériences que l’on est plus prompt à prendre des risques dans une langue étrangère que dans sa langue maternelle, ce qui ne paraît pas farfelu. Si l’on prend le monde tel qu’il nous arrive en langue maternelle pour la réalité, on aura en revanche tendance à se considérer dans un monde assez virtuel lorsque l’on évolue dans une langue étrangère, un monde où rien ne prête à conséquence, ou tout est un jeu, comme dans la salle de classe où l’on a appris la langue étrangère en faisant "comme si", en faisant semblant (de demander son chemin, d’acheter du pain, de se présenter, etc.).

Il n’en reste pas moins que la question de la langue dans laquelle se prennent les décisions importantes est cruciale. On est en droit de penser que l’utilisation de l’anglais dans les sommets internationaux, par exemple, peut avoir un impact sur le processus décisionnel. Reste à savoir si elle favorise ou dessert les dirigeants anglophones.

Propos recueillis par Alexis Franco

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