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Les poètes maudits, Verlaine et Rimbaud au premier plan à gauche
Les poètes maudits, Verlaine et Rimbaud au premier plan à gauche
©Le Coin de table par Henri Fantin-Latour (1872)

Résistants modernes

Dans un monde moderne sans surprise, renfermé sur sa propre analyse, résistent des chevaliers, qui, par la plume et la rime, feront triompher l'âme et l'Homme.

Clément  Bosqué

Clément Bosqué

Clément Bosqué est Agrégé d'anglais, formé à l'Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique et diplômé du Conservatoire National des Arts et Métiers. Il dirige un établissement départemental de l'aide sociale à l'enfance. Il est l'auteur de chroniques sur le cinéma, la littérature et la musique ainsi que d'un roman écrit à quatre mains avec Emmanuelle Maffesoli, *Septembre ! Septembre !* (éditions Léo Scheer).

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D'un côté, des festivals qui n'attirent pas grand monde. Ou la Maison de la Poésie à Paris, « scène conventionnée de création 
en poésie, avec le soutien de la DRAC d'Ile-de-France, ministère de la Culture 
et de la Communication », au programme très citoyen : « une exaltation de la République dont la poésie seule est capable […] nous tenons tête au triomphe de la marchandise. ».

De l'autre, sms, slam, slogans, songwriters, même les lyrics des jeunes anglicisants, que cela ait ou non l'heur de nous agréer. La poésie aurait-elle déserté ce monde ? Chacun se dit poète, mais qui l'est vraiment ? Les choses semblent illisibles, mais c'est clair : Vérité unique saisie par la Raison jadis ; aujourd'hui poésie, Vrai multiple. 

Le fruit n'est pas dans le vers

Les poètes, depuis un siècle et demi, ont déstructuré un système, changeant souvent, mais réglé toujours. Depuis la “joy” des troubadours occitans, en passant par l’austérité du vers classique de Malherbe, jusqu’au flamboyant Hugo qui souhaitait « jeter le vers noble aux chiens noirs de la prose » et aux surréalistes qui rêvaient au déferlement de la part imaginaire de l’homme, la poésie ne s’identifie plus au vers. Alors : mise en rythme, musique de la langue ? La prose ne travaille pas moins ces dimensions... 

Du côté de l'édition, la poésie s’abrite dans de petits opuscules, chez des maisons indépendantes (entendez : qui refusent la « logique commerciale »). Derrière d’élégantes couvertures, imprimés sur du papier de qualité, quelques mots s’égrènent sur une page blanche, vertigineuse. Un petit tas tintant, goutte-à-goutte précieux et fige, toujours menacé de disparition. Recueils qui miment à loisir l’expérience mallarméenne du “Livre” total, inabouti, oeuvre inexistante. Mallarmé qui, à sa mort, demanda à ses femme et fille de brûler ses notes préparatoires et leur laissa cette note poignante : « Croyez bien que ce devait être très beau ». Sur les marchés et autres festivals de Poésie, on rend visite à une très vieille dame, très belle et très fragile. On lui prend la main avec peur d’en broyer les os, on en caresse la peau parcheminée. On oublie de regretter la fraicheur d'abricot d’une Muse souple et rebondie. 

Esthétique de la résistance ?

Le romantisme d'Hugo et Lamartine offre au poète un rôle sacerdotal. L'échec de cette grande poésie humanitaire, pour l’historien de la littérature Paul Bénichou, aboutit au chant désespéré de « l’école du désenchantement » (Nerval, Baudelaire). Une poésie coupée de l’humanité se perpétue ; l’abîme se creusant un peu plus au tournant des XIXe et XXe siècles avec l'apogée hermétique de Mallarmé.

La radicalité de cette coupure, le sociologue Adorno (repris tel quel par Bourdieu dans Les Règles de l’art) en fait la preuve de la fonction résistante de la poésie face à la marchandisation du monde, contre la logique capitaliste. Depuis, le discours sur la poésie n’a pas évolué : Yves Charnet [1],écrit que la poésie lui semble « en situation de résistance à la logique (…) d’un village mondialement libéral où le sens et la vie seraient, comme le reste, à vendre. »

Avec d'autres, Bernard Noël(1930-), Prix national de Poésie en 1992, auteur de nombreux ouvrages, incarne, derrière une posture sensualiste trouvée chez Georges Bataille, cette poésie dégoûtée, hautaine, horrifiée, qui refuse précisément de s'incarner. Quelle surprise ! Ses adversaires sont les médias, les gouvernements, la rentabilité, les images, la dégradation de la langue : « invendable, la poésie formule sa minuscule alternative à cette massive décomposition du sens qui caractérise notre ‘monde du décervelage’ où la communication est l’avenir radieux de la consommation » (La Castration morale, 1997). Le tract des rebelles « conventionnés » de la Maison de la Poésie est aussi original : « La parole se dresse en ce moment contre la barbarie mécaniste, marchande, abêtissante, publicitaire. La poésie, c’est exactement le contraire. » 

La poésie contre l’analyse

Poésie résistante, qui chante un monde à venir, qui n’existe pas et dont la langue sera incompréhensible,pour cespenseurs, sociologues qui ont fait de la raison critique la plus haute vertu ; de la capacité à déconstruire le monde, la plus grande force. C'est oublier que la poésie n’est pas, ne peut pas être critique :elle est fondamentalement acceptation.

Les poètes cherchent un état d’ouverture, une révélation sur le monde par la perception de la Beauté. Les romantiques nous ont légué le mythe du « génie solitaire » dans sa tour d’ivoire. Pourtant, pour eux aussi, le rêve est éternel d'un poète en communion avec la cité, ou avec Dieu (donc avec les hommes). Vigny clame son isolement, mais pense le « génie » poétique comme ce qui « découvre le secret de la conscience publique » et que « la conscience, savoir avec, semble collective ». Mallarmé, le mage de la rue de Rome, se consacre, selon la formule célèbre, à « redonner un sens plus pur aux mots de la tribu ». René Char, l’ermite de l’Isle-sur-la-Sorgue, recherche « [s]a part justifiée dans le destin commun au centre duquel ma singularité fait tache mais retient l’amalgame. »

Se repassant en silence (Mallarmé encore) ou avec le courage d’un bâtisseur (Hugo) la flamme menacée du mot poétique – qui ne devait pas disparaître – les poètes auront été, pendant les quelques siècles de la modernité, le fil rouge de l’envers de la pensée analytique : ils auront conservé la possibilité d’une pensée mythique dans des oeuvres d’une profondeur artistique merveilleuse.

Déferlement contemporain de la poésie

Aujourd’hui, cet “envers” nécessaire renaît avec vigueur, et déferle ; la poésie, sous une forme commune et manipulable par tous, habite notre quotidien, rendant caduques aussi bien les discours acéphales que leur critique mégacéphale, qui, eux, restent complices de facto d'un positivisme matérialiste contraignant.

Audiovisuel, publicitaire, art populaire, fêtent de nouvelles épousailles : le monde est vécu, non plus analysé, et toute  posture déconstructionniste tombe en lambeaux, se roidit, et résonne lugubrement…alors que le « seul devoir du poëte » est « l'explication orphique de la Terre » (Mallarmé), indispensable à l’homme. Le poète voit l’invisible symbolique du monde, et surpasse manipulateurs et émancipateurs. Loin d'une échappée hors du « réel », il s'occupe d'une source plus profonde de réel : l’irréel. N'est-ce pas l'heure pour les « poètes » de sortir de ce qui n’est plus que solipsisme, pauvrement et peureusement « résistant » et « critique » ?  

La poésie ne libère pas de tous les servages. Mais elle libère d'une inconscience : de croire que les mots sont les serfs de l'homme, outils inertes, comme il a cru pendant quelques siècles la Terre a son service. D'ailleurs, plus l'homme est prétentieux et sûr de lui, sa force, son argent, sa raison, son bon droit, plus il s'éloigne, à coup sûr, de la poésie. Laissez les livres : vous ne l'y trouverez pas, si vous ne savez, comme un livre, ouvrir le monde.

Clément Bosqué et Victoria Rivemale

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[1] « Malaise dans la poésie : un état des lieux », revue Littérature n°110, 1998

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