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Nathan Devers publie "Les liens artificiels" aux éditions Albin Michel.
Nathan Devers publie "Les liens artificiels" aux éditions Albin Michel.
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Penseurs d’hier, politiques d’aujourd’hui : la chronique d’Isabelle Larmat

« Les liens artificiels » sont pour nous essentiels.

Isabelle Larmat

Isabelle Larmat est professeur de lettres modernes. 

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Nathan Devers vient de publier chez Albin Michel son troisième roman : « Les liensartificiels ». On parle moins de ce roman, le troisième écrit par ce très jeune auteur, remarquable, tant par son sujet que dans sa construction et dans son écriture que du dernier ouvrage commis par Dame Despentes. Aussi, je me propose de réparer cette injustice.

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Julien Libérat est un garçon entravé et velléitaire, comme son patronyme ne l’indique pas, épigone du savoureux Frédéric Moreau, le héros flaubertien de « L’Éducation sentimentale ». Nous sommes à l’automne 2022 et au début d’un roman qui s’achèvera dix ans plus tard. Julien, notre anti-héros diffuse en direct, via Facebook, sa défenestration. Il vient de sortir d’un confinement de sinistre mémoire qui lui a permis de ressasser ad nauseam sa faillite amoureuse et ses ratages musicaux. À la fin du Grand Renfermement, notre médiocre, un brin dépressif, découvre en zonant sur internet l’Antimonde, un métavers (monde virtuel) amoureusement concocté par un génie mégalomane de l’envergure de Zuckerberg, Adrien Sterner.

Julien Libérat se met alors à fréquenter assidûment cet univers virtuel permettant ainsi à son moi enfin débridé de s’ébattre. Les chaînes de la frustration sont brisées. Dans ce métavers qui reproduit notre planète (L’économie y est régulée grâce à une monnaie : le cleargol. On y croise les avatars des célébrités de notre monde, mortes ou vives.), chacun agit comme bon lui semble, sans surmoi ni barrières morales.

L’engouement pour ce monde virtuel est tel que nos médias « terriens » se mettent à commenter peu à peu ce qui s’y joue et les destinées des individus virtuels qui se scellent. On spécule sur l’identité des avatars : la réalité a fusionné avec le virtuel. Ce, d’autant plus que le créateur du métavers s’arroge un droit de vie et de mort sur les avatars qu’il manipule.

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La faillite du lien entre les individus, les substituts et les subterfuges qu’on invente pour la pallier est ici mise en question. Cette question est rendue plus aiguë par le confinement qui a contribué à déliter encore un lien déjà fragile.

De main de maître, le romancier navigue entre anticipation, uchronie et époque actuelle. « C’était ça, laréalité. Un immense jeu de dupes, où chacun était convaincu d’avoir sa place, de servir à quelque chose, d’être au centre d’une aventure unique. Une sorte d’Antimonde qui existait pour de vrai. (…) en cet automne 2022, le vrai et le faux étaient devenus valeurs indistinctes. » « Seulement, ce que Jean et les penseurs d’hier ne pouvaient pas savoir, c’était que l’Apocalypse émanerait de la programmation informatique. L’écran était le ciel, internet incarnait le Tout-Puissant et le numérique déployait la genèse d’une nouvelle histoire. D’ici quelques années, l’Antimonde sortirait du néant où il avait germé. »

Ce roman célèbre au passage, le génie et le talent artistiques dont a fait preuve l’humanité jusqu’au XXe siècle. Alors qu’on suit les pérégrinations, les réflexions et les tentatives de création de Julien Libérat, on est en effet convié à une re-découverte de nos artistes et de leurs arts, qu’ils soient mineurs ou majeurs.

Mais c’est surtout à une réflexion sur l’écriture et l’appauvrissement de la langue que l’œuvre nous invite. Julien Libérat avec ses tentatives poétiques maladroites fait sentir la nécessité de renouer avec la richesse de notre langue. Il faut retrouver les mots pour dire ce monde naissant. Créer « Une poésie où s’affrontent les motspour essayer de dire la vérité des liens artificiels ». Ily a urgence car nous en sommes arrivés au point où nous risquons d’oublier jusqu’aux noms de nos grands auteurs. On ne lit plus et les termes informatiques désincarnés dévorent âprement la chair de notre langue : « interface », « pavé tactile », « quitter le programme », « network », « métavers », « smileys », « Tinder », « Twitter », « hashtag ».

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Quand Julien Libérat, planqué derrière son avatar écrit des poèmes(mauvais) en alexandrins, ses vers sonnent comme une tentative pour renouer avec une langue devenue étique à force de ne plus être enseignée. Toute une génération déboussolée et désoeuvrée, une génération qui ne se contente plus que d’échanges verbaux décharnés doit réapprendre à parler et à écrire.

Nathan Devers dit magnifiquement, à propos du geste poétique de Julien : « Ens’allongeantsur le papier, les mots faisaient surgir un réseau de métaphores diffuses.Filandreuses au début, les images s’ordonnaient et devenaient limpides à mesure qu’elles s’emboîtaient les unes dans les autres. Il sentait, en les transcrivant, qu’il se dégraissait lui-aussi d’une certaine confusion, s’allégeant avec elles en les apprivoisant. On a là une démonstration des vertus d’un verbe maîtrisé. Savoir écrire permet de se construire et d’ordonner le monde autour de soi. Puisse Nathan Devers inciter sa génération, comme les suivantes, à retrouver les mots pour le dire ; dire le monde, même étrange, hostile et sombre.

On s’amuse aussi, souvent, en lisant « Les liens artificiels ». L’auteur sait croquer des atmosphères et des hommes. Le roman propose, en effet, quelques pages savoureuses. On pense tout particulièrement au passage sur le débat à La Grande librairie qui oppose (Malgré l’irrévérence qu’on a estimé trop prononcée à l’égard du philosophe, on n’a pas pu s’empêcher de sourire.) Alain Finkielkraut à Frédéric Beigbeder au sujet de la poésie qu’écrit julien Libérat sous le nom de son avatar : Vangel ; poésie passée de l’Antimonde au nôtre. Voici le début de ce passage : « À gauche de l’écran, caché derrière seslunettes rondes, Finkielkraut semblait pensif. Nerveuses ses mains s’agitaient dans le vent tandis qu’il révisait ses notes. À droite Beigbeder faisait partie de ces rares écrivains qui, au XXIe siècle, continuaient d’apparaître à la télévision, vêtus d’un costume -cravate. L’air à la fois concentré et relax, il regardait la caméra. »

« Les liens artificiels » est roman magistral, très riche. J’aimerais vous avoir convaincu de le lire. Je souhaiterais avoir réussi ce que Julien Gracq dit attendre d’un critique littéraire : « Ce que j’attends seulement de votre entretien critique, c’est l’inflexion de voix juste qui me fera sentir que vous êtes amoureux, et amoureux de la même manière que moi (…) Et quant à « l’apport » du livre à la littérature, à l’enrichissement qu’il est censé m’apporter, sachez que j’épouse, même sans dot. » (Julien Gracq : « En lisant en écrivant »)

* « Les liens artificiels », Albin Michel, 328 pages

Isabelle Larmat, professeur de Lettres modernes.

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