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Peur du grand dérapage : ces appels à la responsabilité qui masquent mal le raidissement des politiques et des électeurs centristes dans les démocraties occidentales
©Capture d'écran Dailymotion

Qui sont vraiment les fossoyeurs de la démocratie ?

La violence générée depuis le début du mouvement des Gilets jaunes est inexcusable et indéfendable. Et ceux qui la revendiquent se situent hors du champ républicain. Pour autant, plusieurs études internationales montrent que les moins démocrates ne sont plus forcément les électeurs séduits par les extrêmes et les populistes. En témoigne la déclaration d'Edouard Philippe devant l'assemblée : "Aux factieux, aux casseurs, je veux dire: nous leur ferons face et nous serons intraitables".

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : En s'exprimant devant les députés ce 5 décembre, Edouard Philippe a déclaré : « Aux factieux, aux casseurs, je veux dire : nous leur ferons face et nous serons intraitables », ajoutant : « tous les acteurs du débat public, responsables politiques, responsables syndicaux, éditorialistes, citoyens, seront comptables de leurs déclarations dans les jours qui viennent ». Quel est le risque de présenter ce schéma binaire, opposant les « responsables » et les « factieux » ? Peut-on identifier des précédents historiques de ce qualificatif de « factieux » ?

Christophe Boutin : Pour conserver son pouvoir face à la crise, le choix tactique du Président et de son Premier ministre est double. Premièrement donc, annoncer une lutte sans merci contre la violence, qu’elle soit directe, celle du lanceur de pavés, mais aussi indirecte, et c’est en cela qu’il n’y a pas nécessairement de distinction entre « factieux et responsables ». Face « aux factieux, aux casseurs (…) nous serons intraitables », déclarait en effet hier à l’Assemblée nationale Édouard Philippe, ajoutant sur les auteurs des violences : « Je peux entendre la colère, mais je ne peux pas accepter la violence et je combattrai toujours la haine ». Mais il déclarait encore, déclenchant les huées : « Tous les acteurs du débat public responsables politiques, syndicaux, éditorialistes, citoyens seront comptables de leurs déclarations dans les jours qui viennent ». Comptables donc car coupables, coupables d’avoir par leurs commentaires et déclarations fait le lit de la violence, et peut-être alors comptables devant des juges.

Mais « en même temps », et c’est cette fois le sens de cette distinction que vous faites entre les « responsables » et les « factieux », Edouard Philippe lançait « un appel à la responsabilité », relayant cet autre appel « à la responsabilité » de l’opposition lancé par Emmanuel Macron en conseil des ministres selon le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux. « Le président a demandé aux forces politiques, aux forces syndicales, au patronat de lancer un appel clair et explicite au calme et au respect du cadre républicain» », a déclaré ce dernier quand, selon Emmanuel Macron, « le moment que nous vivons n'est plus à l'opposition politique mais à la République ».

Ce que veulent le Président et le Premier ministre, c’est faire comprendre à l’oligarchie, qu’elle soit au pouvoir ou dans l’opposition, et politique ou syndicale, qu’il est temps de faire l’union sacrée pour défendre ses intérêts. D’où la nécessité de présenter le mouvement des « Gilets jaunes » comme un rassemblement de « factieux » (ça a toujours un petit côté ligue d’extrême droite) dirigé contre la République ou la démocratie. « La démocratie doit reprendre ses droits –déclarera ainsi Édouard Philippe -. La démocratie représentative est elle aussi contestée par cette colère. Il nous appartient en dépit de ces désaccords de la défendre. ».

Or soyons clair : il n’y a nulle volonté d’abattre la République chez les « Gilets jaunes », et pas même une « démocratie représentative » qui ne s’identifie d’ailleurs pas à la République. Leurs attaques sont clairement dirigées contre l’oligarchie qui, après avoir procédé à une captation du pouvoir, prétend encore incarner la République, ce qui n’est certes pas pareil. La vraie question est donc de savoir si cette oligarchie va se fédérer contre le mouvement, comme le souhaitent le Président et son Premier ministre, ou si une partie d’entre elle va accepter le risque d’une nouvelle relation au peuple souverain, avec l’introduction par exemple de plus d’éléments de démocratie directe.

Selon un sondage Harris Interactive publié ce 3 décembre, 80% des sympathisants LREM pensent que le gouvernement devrait faire appel à l'armée dans le cas ou de nouvelles violences devaient se reproduire. Références au recours à l'art 16, intransigeance face au mouvement des « Gilets jaunes », peut-on parler d'une forme de radicalisation du centre ?

 Commençons par rappeler deux choses. La première est qu’il est constitutionnellement impossible d’appliquer l’article 16, les conditions de sa mise en œuvre (« Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu… ») n’étant aucunement réalisées.

La seconde est que les forces armées ne sont pas des forces de maintien de l’ordre : elles n’ont pour cela ni la formation, ni les équipements.  Même si les forces armées étaient, comme on le lit parfois, utilisés en protection statique, pour permettre aux forces de maintien de l’ordre de courir après les casseurs – en évitant cette fois de ne ramener que de pauvres sous-fifres -, cela supposerait donc d’éviter tout contact physique entre leurs rangs et ceux des manifestants. Un fusil d’assaut moderne est en effet totalement inadapté à une pression de mêlée, et encombre son propriétaire, sauf à ce que celui-ci, pour se dégager, effectue des tirs potentiellement létaux. Quant au char Leclerc, il ne dispose pas encore de canon à eau.

Il n’empêche que de telles options sont évoquées, avec un score d’égalité absolue de 50/50. 50% des Français pensent en effet « que le Gouvernement doit envoyer l’armée si jamais de telles violences (celles du 1er décembre) doivent se reproduire ». Avec deux partis dont les sympathisants partagent très largement ce choix, LaREM à 80%, vous le signalez, mais aussi LR à 70%. Et un choix qui reste minoritaire partout ailleurs : seuls 49% des sympathisants PS sont favorables à ce recours aux armées, pour 43% de ceux du RN et 31% de ceux de LFI… soit moins que chez les soutiens des “Gilets jaunes” (39% étant favorables à ce recours).

Le même sondage nous montre pourtant un mouvement des “Gilets jaunes” encore soutenu à 92% par les sympathisants de LFI, à 90% par ceux du RN, à 85% par ceux du PS, à 54% chez ceux de LR et, assez logiquement, à… 26% seulement pour ceux de LaREM. Le différentiel entre les Français qui ne sont pas sympathisants au mouvement et ceux qui souhaitent l’intervention de l’armée est donc de 6 points pour LaREM, là où le lien entre “Gilets jaunes” et violence est perçu comme le plus fort, mais de 23 points pour LFI, de 24 pour LR, de 33 au RN et de 34 au PS - et plus on a un chiffre élevé plus est forte dans l’esprit des sondés la distinction qu’ils font entre le mouvement et les casseurs.

À partir ce cela, plutôt que de parler de radicalisation du centre, il faudrait mieux parler ici d’une radicalisation du centre-droit, et s’interroger sur des motifs qui peuvent être différents. S’agit-il par exemple d’un choix essentiellement politique de la part du sympathisant LaREM qui voit s’effondrer les rêves de son champion et veut punir des “Gilets jaunes” conçus comme intrinsèquement violents ? S’agit-il plutôt d’un choix principalement politico-économique de la part du sympathisant LR qui n’aime pas voir brûler les voitures, dégrader la tombe du Soldat inconnu et troubler la quiétude des belles artères parisiennes, un choix qu’aurait bien compris un Laurent Wauquiez qui affirmait mercredi n’avoir « jamais enfilé de gilet jaune » ?

Le sondage ne permet pas d’en savoir plus mais, on le voit, plusieurs pistes peuvent être suivies. Plus globalement, sans y voir uniquement un choix de classe, on peut se demander si ce sondage ne montre pas que, si l’alliance entre classes populaires et classe moyenne peut se réaliser autour des objectifs des “Gilets jaunes”, et conduise à assumer au besoin une part de « dommages collatéraux », la chose est sans doute moins vraie avec la classe moyenne supérieure et les CSP+.

Quel lien établir entre cette forme de « radicalisation » et la revendication d'appartenance au « camp de la raison » ?

Christophe Boutin : Le sentiment d’incompréhension que ressent le représentant du camp du Beau, du Bon, du Bien et surtout, vous avez raison, du Vrai, lorsqu’il comprend que son « frère sauvage », comme Jules Renard aimait à appeler les paysans de son village, sortes de “Gilets jaunes” d’avant la lettre, n’est pas convaincu par l’implacable rigueur de sa logique, est d’une telle violence qu’il peut le conduire à tous les excès. « Ceux-là », écrivait Jean-Jacques Rousseau des minoritaires qui, théoriquement, osaient ne pas écouter leur raison, et, pratiquement, refusaient en fait de plier devant la loi commune, « ceux-là, on les forcera à être libres ». Et Dieu sait comment, depuis le texte du Genevois, on s’est employé à forcer des millions d’hommes à être libres, en les libérant au besoin de la peine de vivre.

La politique est l’art d’accommoder une Cité à des hommes humains, si l’on peut permettre cette expression, voire « trop humains », des hommes avec leurs qualités, sans doute, mais aussi avec leurs faiblesses. Et sachant qu’il participe de cette même humanité, le politique ne tient pas d’excessive rigueur de leurs faiblesses à ces citoyens dont il tente d’améliorer l’existence. Mais pour les Savonarole de la raison et les ayatollahs progressistes, ces faibles n’empêchent rien moins que l’avènement de la Cité idéale où ne se côtoieraient plus que des hommes parfaits… c’est-à-dire, osent-ils parfois s’avouer, des hommes comme eux. Et celui qui ne comprend pas leurs choix, n’étant pas raisonnable, est comme tel à peine humain et peut être tenu pour quantité négligeable. Le progressisme rationnel qu’incarne le « camp de la Raison » n’est donc jamais que l’éternel retour de la pensée utopiste de minorités qui ont toujours conduit à d’épouvantables catastrophes humaines, justement parce qu’elle niaient l’humanité.

C’est aussi toute la différence entre aristocratie et oligarchie. Une aristocratie technique, administrative  ou politique peut être pleinement légitime, mais une oligarchie ne l’est jamais : si, en effet, l’aristocratie conserve le sens du Bien commun, et reste donc au service de tous, l’oligarchie se sert jamais que ses intérêts ou ceux de ses maîtres. Une aristocratie, réaliste, ne prétendra donc jamais être cet absolu inhumain que suppose nécessairement l’idée d’un « camp de la Raison », quand une oligarchie aura toujours l’idée d’en couvrir ses prévarications ou d’en justifier ses délires.

Quels seraient les précédents historiques comparables à cette situation apparemment paradoxale ?

Christophe Boutin : Les moments où les titulaires du pouvoir, persuadés d’être « le camp de la Raison » firent donner la force contre leurs opposants émaillent par exemple toute la période de la Révolution française. On y dresse un temple à la « déesse Raison », et ceux qui n’y sacrifient pas, et qui se montrent rétifs envers la politique de la « table rase » menée en son nom, ont vocation à monter dans les charrettes des condamnés à mort.

Mais, on l’a dit, derrière les demandes actuelles de restauration de l’ordre se distingue peut-être aussi comme une inquiétude de classe, et c’est alors immédiatement le souvenir des Versaillais de 1871 qui revient. C’est « Monsieur Thiers » fusillant une Commune dont on aura certes garde d’oublier des côtés bien déplaisants, mais dont tous les membres ne méritaient pas de terminer devant un mur de Paris.

Et l’on constatera pour conclure que dans ce que l’on nomme nos démocraties, l’exalté perdu dans ses délires utopiques et le nanti qui se venge des peurs qu’il eût pour ses biens sont aussi dangereux l’un que l’autre pour un peuple qui cherche seulement, maladroitement parfois, à faire entendre sa voix.

En quoi le processus actuel d'une forme de "raidissement" du centre peut-il également s’observer dans le reste du monde occidental ? Quelles sont les causes de cette situation ? 

Edouard Husson : Effectivement, les enquêtes politiques globales montrent bien une évolution commune à de nombreux pays. On trouvera les chiffres, par exemples, dans une excellente synthèse de David Adler. On remarque dans la plupart des pays (l’Allemagne fait exception) une courbe en V où le sentiment que la démocratie est un bon régime baisse quand on passe de la gauche au centre et remonte quand on se dirige vers la droite. A l’inverse, on remarque que l’appel à un “homme fort” présente un pic chez les centristes. 

Ces chiffres, sérieusement établis à partir de nombreuses enquêtes d’opinion croisées confirment statistiquement ce que nous observons depuis quelques années. Je citerai pêle-mêle: le discours de mépris de beaucoup de Remainers envers les Leavers dans les semaines qui ont suivi le résultat du référendum britannique favorable au Brexit; la déclaration de Hillary Clinton sur les “déplorables” (les électeurs de Trump). Et, ces jours-ci en France, on a entendu beaucoup de discours condescendants sur les “gilets jaunes”. 

Dans les deux premiers tiers du XXè siècle, l’école secondaire, qui avait progressivement absorbé toute une classe d’âge, avait été un moteur d’égalité. Puis, à partir des années 1970, l’accès à l’enseignement supérieur a été l’objet d’une nouvelle différenciation sociale. C’est ce que Michael Young avait annoncé dès 1958 dans une fiction prémonitoire intitulée The Rise of Meritocracy. On s’aperçoit que l’enseignement supérieur, de par ses modes de sélection très figés (les entretiens d’admission sont plus discriminants encore que les bon vieux concours républicains car ils reposent sur des codes sociaux et une forme de connivence entre les jurys et les candidats), n’est pas capable d’absorber efficacement plus du tiers d’une classe d’âge. 

Ce tiers supérieur s’est mis à penser en terme d’accès réservé à la connaissance, d’expertise intrinsèquement supérieur au débat démocratique et de supériorité de la gestion des choses à la conduite des hommes, selon le vieux rêve saint-simonien. C’est le groupe qui a fait passer Maastricht et qui a perdu le référendum sur le Traité Constitutionnel Européen mais s’est arrangé pour ignorer le vote populaire. C’est dans le même groupe que l’on retrouve tous ceux qui, en Grande-Bretagne, cherchent à annuler le Brexit. Ou ceux qui, aux USA, rêvent d’une procédure d’impeachement de Trump.

 On est revenu à un état d’esprit qui fait penser aux décennies de décollage de l’école primaire, sous la Monarchie de Juillet. Guizot y fut à la fois un très grand Ministre de l’Instruction Publique et un partisan incorrigible du suffrage censitaire. Et le régime de Louis-Philippe, authentiquement libéral, fut balayé du fait de son enracinement insuffisant dans le corps social. Aujourd’hui, il est frappant de voir combien le gouvernement d’Emmanuel Macron travaille intelligemment au renforcement de l’enseignement supérieur français tout en ayant du mal à comprendre que c’est toute la société française qui veut trouver sa place dans l’économie de la connaissance générée par la révolution de l’information. 

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