Pensées en chemin d'Axel Kahn : pourquoi tout fout vraiment le camp <!-- --> | Atlantico.fr
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Un village français
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©Flickr / jean-louis zimmerman

Bonnes feuilles

Axel Kahn marcheur ? On le savait généticien, médecin, humaniste. On le découvre ici en randonneur de haut niveau, capable d’avaler deux mille kilomètres en parcourant "sa" France de la frontière belge dans les Ardennes à la frontière espagnole sur la côte atlantique, au Pays basque. L’occasion de rencontrer à chaque étape des hommes et des femmes qui racontent chacun un bout de la vraie France d’aujourd’hui, celle dont on n’entend jamais parler. Extrait de "Pensées en chemin", chez Stock (2/2).

Axel Kahn

Axel Kahn

Axel Kahn est Président de la Ligue contre le cancer. Il a été à la tête de l'Université Paris Descartes de 2007 à 2011.

Axel Kahn est l’auteur d’une vingtaine de livres dont plusieurs ont été des bestsellers, notamment Et l’homme dans tout ça ? (NiL, 2000), Comme deux frères. Mémoire et visions croisées, avec Jean-François Kahn (Stock, 2006), L’Homme, ce roseau pensant (NiL, 2007),"Être humain, pleinement", (Editions Stock, 2016).

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Je connais entre Moissac et Auvillar une déception épouvantable. Mes certitudes les mieux ancrées, mes convictions les plus fondées, ce qui m’apparaissait le plus sacré dans la confiance donnée, presque les fondements de ma vision du monde et des gens, s’effondrent mollement trois kilomètres après Moissac ; le GR 65-Camino francés quitte la lumineuse cité en suivant à l’ouest le Tarn puis le canal du Midi, qui lui est parallèle à ce niveau, avant de continuer à longer la Garonne après sa confluence avec son affluent. La destination de beaucoup de pèlerins et autres randonneurs quittant la ville est Auvillar, juste de l’autre côté du grand fleuve, si bien que des esprits faibles pourraient se laisser aller à lâchement envisager de suivre le chemin de halage du canal, relativement frais en bordure de l’eau et ombragé sur tout son parcours, jusqu’au fameux pont sur la Garonne. J’ai expliqué plus haut que la logique des responsables du tracé des GR n’est pas de cet ordre, qu’elle méprise, voire stigmatise, toute solution visant à rechercher une plate facilité qui négligerait le sens et la beauté de l’effort.

Par conséquent, le GR décide quelques kilomètres après Moissac de reprendre sa fière autonomie et d’oublier qu’il est aussi le Camino francés de Compostelle. Il quitte bien vite le trajet horizontal et confortable. Il préfère sans surprise diriger les marcheurs vers de rudes escarpements démunis de tout ce qui pourrait les protéger de l’ardeur du soleil et, comble du délice, le chemin les conduit à redescendre dans la moindre faille, la plus solitaire et étroite des dépressions, le vallon creusé par le ruisseau le plus insignifiant, pour leur offrir le plaisir de remonter bientôt une sente à découvert et raide, à peine marquée dans l’herbe sèche, et d’escalader ainsi au plus abrupt le mamelon ou la colline d’après. Puis, après moult détours, le GR redescend benoîtement sur le chemin de halage qu’il avait quitté quelques kilomètres auparavant, ses concepteurs soulagés d’avoir évité aux marcheurs un cheminement émollient. Telle est la règle du jeu, on ne se substitue jamais aux bienfaiteurs qui ont pensé avec une telle sagesse la santé morale des randonneurs et la vigueur spirituelle des pèlerins, on suit les traces rouges et blanches, sinon, on triche. Tricher, passe encore pour un promeneur du dimanche qui ne fait pas vraiment partie de la confrérie, mais pour un vrai dévoreur de chemins, a fortiori un pèlerin, il est évident que pour suivre l’étoile il faut commencer par respecter les signes !

Au moins une vingtaine de pèlerins ont pris la route sortant de Moissac à la même heure que moi, ils s’échelonnent par paquets à l’ombre du bord de canal, la température est déjà forte. Lorsque le moment est venu d’échapper enfin à ces conditions vulgairement idylliques de marche et de grimper enfin sur les crêtes, ils persistent tous sans vergogne, sauf moi, à préférer la pire des solutions, celle qui coûte le moins. Ébahi, incrédule, je m’arrête, les hèle : « Non, non, ce n’est pas tout droit, il faut tourner maintenant, c’est par là. » Certains me considèrent d’un air morne et continuent leur chemin. Pour la première fois depuis Le Puy, j’arpente par conséquent ce matin un GR désert, mal tracé parce que, cette portion semblant délaissée par tous, il n’a pas paru nécessaire de faire des efforts de signalisation. Je m’égare par conséquent à deux reprises, remonte ce que je n’aurais pas dû descendre, transpire abondamment, rôtis sur les coteaux, le paradis ! Récompense pourtant il y a, et pas seulement d’ordre psychologique. Je vois des hauteurs que j’ai atteintes, moi et non les petits hommes en file indienne au bord de l’eau, la confluence entre le Tarn et la Garonne et en fais profiter par l’image tous ceux qui suivent mon blog. Et puis mon itinéraire me fait passer par une succession de vergers, si bien que je compense ma dépense physique en me goinfrant d’abricots fabuleux et de prunes rafraîchissantes tombées à terre, je fais une halte prolongée dans un verger de cerisiers de la variété burlat dont beaucoup d’arbres sont encore couverts de fruits bien trop mûrs pour être désormais récoltés, certains presque confits, gorgés du sucre qu’y a concentré un soleil désormais ardent. Il n’empêche, la solitude dans laquelle j’éprouve ces plaisirs témoigne de ce que tout fout le camp, vraiment.

Extrait de "Pensées en chemin", Axel Kahn, chez Stock, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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