Patrick Modiano : le « présent éternel »<!-- --> | Atlantico.fr
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Copyright Patrick Modiano/La danseuse/Gallimard/16 euros/ toutes librairies et « La Boutique »
Copyright Patrick Modiano/La danseuse/Gallimard/16 euros/ toutes librairies et « La Boutique »
©Francesca Mantovani / Editions Gallimard / DR /

Atlantico Litterati

Prix Nobel de littérature 2014, Patrick Modiano publie : « La danseuse » (Gallimard). La quintessence de la pensée modianesque.Beau roman limpide qui se lit avec le même plaisir au premier ou au quatorzième degré. LE cadeau à s’offrir.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Alors qu’Israël subit la barbarie que l’on sait, il n’est pas vain de rappeler comment -depuis ses premiers livres- Modiano a su utiliser la fiction pour dénoncer la Shoah. Au cinéma, il y eut Alain Delon et  « M. Klein » de Losey (1976) produit par Delon ( ce qui prouve son engagement) ; puis en 1997, dans le roman français, le non moins superbe « Dora Bruder » fit événement  (Folio). Il s’agit tout simplement de l’un des meilleurs  livres de Patrick Modiano. Deux  artistes, une semblable maîtrise, et cette même conclusion : l’indifférence tue. A relire et revoir ces temps-ci-, car non seulement les  grandes œuvres  ne vieillissent pas, mais elles nous atteignent plus profondément avec le temps. « Je pense à Dora Bruder. Je me dis que sa fugue n'était pas aussi simple que la mienne une vingtaine d'années plus tard, dans un monde redevenu inoffensif. Cette ville de décembre 1941, son couvre-feu, ses soldats, sa police, tout lui était hostile et voulait sa perte. A seize ans, elle avait le monde entier contre elle, sans qu'elle sache pourquoi.  (Folio1997).  « Dora Bruder ». Ce nom, Patrick Modiano allait le retrouver dans un document d’archives : la liste des noms du convoi no 34 du 18 septembre 1942, parti de Drancy pour Auschwitz .« On a beau faire de son mieux et se croire hors d’atteinte, on n’échappe pas toujours aux fantômes », constate aujourd’hui Patrick Modiano  dans son nouveau roman : « La danseuse » ( Gallimard). «Une danseuse qui, chaque matin, se rend dans les bâtiments vétustes du studio Wacker, situé place de Clichy, pour prendre des cours de danse avec Boris Kniaseff, un professeur russe renommé. »,  indique l’éditeur en quatrième de couverture. Le rideau se lève.Nous ne sommes pas plus avancés pour autant, mais c’est le jeu. Précisons donc : non seulement Modiano « n’échappe pas » à ces « fantômes » qui hantent  ses vies rêvées et les romans qu’il en fait, déformant la réalité et visitant son imaginaire, mais toute son œuvre est habitée par eux ; vraies personnes ou personnages du roman que nous lisons, l’univers du prix Nobel de Littérature 2014 est construit sur du faux qui parait vrai et du vrai qui « ment pour mieux dire la vérité » ( comme l’affirmait Jean Cocteau). Les « fantômes » chers à Modiano sont aux premières loges. Nous les  avons découverts au fil de ses romans. Ils appartiennent pour toujours au musée littéraire de la France de l’après-guerre.  Vraies personnes qui ont façonné l’enfance et les premiers pas en littérature de cet écrivain doté de la plus belle voix fictionnelle de tout le répertoire contemporain, ou personnages nés de la mythologie de « Jean-Patrick »,  ces ombres d’hier soudain mises en lumière concourent à fabriquer ce trésor qu’est « le présent éternel selon Modiano Soit  la capture du temps par la  mise en mots du souvenir. « Voilà qu’un instant du passé s’incruste dans la mémoire comme un éclat de lumière qui vous parvient d’une étoile que l’on croit morte depuis longtemps», dit l’auteur de « La danseuse ».  La littérature, ce destin.

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Les « fantômes » - véritables personnes  ayant croisé nos chemins de vie ou personnages inventés de toutes pièces  par Modiano sont universels  : on les reconnaît aussitôt tournée la page ; on ne les oubliera pas. Cela s’appelle le génie littéraire, et le mot n’est pas exagéré car  cet écrivain hors normes propulse sur la scène de nos théâtres intimes plus de figures humaines - inquiétantes ou rassurantes, annonciatrices de lendemains pourris ou enchantés- que n’en comporte le Portique de Tibère dans la cité d’Aphrodisias de Carie. La foule bigarrée des personnages modianesques façonne nos imaginaires. Ce sont  les visages de la nature humaine. Comme Maurice Blanchot, Patrick Modiano a toujours affirmé que le lecteur crée le livre avec l’auteur. It takes two to tango ! La lecture est un mystère mais nous en savons les étranges méandres et circonvolutions. L’auteur  présente un personnage, nous complétons son portrait à la lecture. Ceux qui ne lisent pas sont comme handicapés dans la réalité : ils ne comprennent pas ce que le lecteur sait au premier coup d’œil, car l’œil du lecteur pressent la suite. « Paris  semblait une ville étrangère. Elle ressemblait à un grand parc d’ attraction ou à l’espace duty-free d’un aéroport.Beaucoup de monde dans les rues, comme je n’en avais jamais vu auparavant. Les passants marchaient par groupes d’une dizaine de personnes, traînant des valises à roulettes et la plupart portant des sacs à dos. D’où venaient ces centaines de milliers de touristes ont on se demandait s’ils n’étaient pas les seuls désormais à peupler les rues de Paris ? », s’interroge, narquois, le narrateur de « La Danseuse ».  Il ajoute plus loin : « La danseuse ne rentrera pas ce soir, m’a dit Hovine. Elle répète Le Train des Roses... » Et encore ceci : « La danseuse, c’était la mère de Pierre. Nous lui donnions ce surnom. Et Le Train des Roses, un ballet qu’elle avait souvent interprété́. »  Le théâtre de Modiano en peu de mots :  l’art et la manière de mélanger la  réalité  à cet irréel qui forme l’imaginaire du poète. « La danseuse », c’est en effet la mère  fictionnelle de Modiano. L’auteur lui  doit son endurance ; dans la vie,  la mère de Modiano était comédienne et non pas danseuse, mais c’est  la même exigence,  cette discipline de fer qui forme le caractère. « La variation. Le déboulé. La barre à terre ou la barre au sol. Il m’arrive encore de me les réciter à voix basse. Apprendre aussi à « casser le coude » pour donner une impression de fragilité. La danse, disait Kniasef est une discipline qui vous permet de survivre. » L’écriture aussi : Petit Pierre, c’est Modiano enfant. Abandonné par les adultes trop occupés, oublié de tous et vivant de ses rêves et lectures, Pierre, c’est l’enfant jamais embrassé,  l’habitué des dortoirs : l’encombrant. L’attitude de la danseuse et surtout son désintérêt pour son fils, qu’elle ne déteste pas mais qui lui est totalement indifférent rappelle la seule autofiction de Modiano : « Un pedigree »(« Parfois, comme un chien sans pedigree et qui a été un peu trop livré à lui-même, j'éprouve la tentation puérile d'écrire noir sur blanc et en détail ce qu'elle m'a fait subir à cause de sa dureté et de son incompétence. Je me tais. Et je lui pardonne. Tout cela est désormais si lointain …. je me souviens d'avoir recopié, au collège, la phrase de Léon Bloy : "L'homme a des endroits de son pauvre cœur qui n'existent pas encore et où la douleur entre afin qu'ils soient". ( « Un pedigree/2005/Folio) L’abandon,  une leçon apprise très tôt par Modiano, et récitée au fil de pages pudiques jamais victimaires, jamais accusatrices, ce qui fait la dimension de chacun de ses livres, où règnent le « never complain, never explain » des écrivains, pudeur qui différencie l’artiste du geignard (ou de la) geignard (e) qui, durant se plaint et explique. Qu’ils soient proches ou de simples figurants- ayant ou pas  joué un rôle important, les « fantômes » sont à l’œuvre dans « La danseuse » comme ils le sont dans toute  vie  humaine. « Humains, trop humains » que nous sommes, promis à l’anéantissement et qui n’avons  pas les moyens de comprendre vingt, trente ans après l’avoir vécu, cet instant bon ou mauvais qui nous a fait ce que nous sommes. « L’éternel retour du même »agace les non-lecteurs de Modiano, ignorant sans doute que les écrivains écrivent toujours le même livre. « Le Train des Roses » avec sa douce ringardise ne brille pas dans le répertoire des ballets classiques mais c’est un détail typique du« vrai »- faux chez Modiano. On perçoit ainsi le glissement  subtil de la réalité vers les attributs de la fiction. La mémoire d’une part et l’imagination se marient pour former cette rêverie en prose : nous jubilons, car les mots glissent à la surface de nos consciences telles les péniches sur le canal de l’Ourcq, un lieu fréquenté par « La danseuse » que Modiano peint en passant : poignant. C’est le défilé  d’anciens moments vécus revêtus de  ce que l’auteur appelle magnifiquement :« l’éternel présent »: « Margot Fonteyn, Babilée, Bonnefous, Yvette Chauviré, Jorge Donn, Béjart, Sonia Petrovna, une jeune fille dont Kniaseff nous avait dit qu’elle était française mais qu’elle avait choisi, pour danser à l’Opéra, un nom russe. Contre les murs, des divans sur lesquels ils prenaient place tour à tour. » De vraies figures de la danse côtoient  les personnages du roman, créant un effet d’irréalité parfaite. Mais n’avons-nous pas tous plus ou moins l’impression parfois d‘une sorte  d’irréalité-vraie dans nos vies ? Et ceux dont nous croisons le chemin ne nous semblent-ils pas  parfois des « personnages » ? « Ainsi depuis quelques jours me revenaient, par bribes, les images d’une période très lointaine de ma vie. Jusque-là, elles étaient recouvertes par une couche de glace. J’avais quand même par instants le vague pressentiment que cela ne durerait pas. Il était fatal qu’un jour ou l’autre, la glace fonde et que ces images réapparaissent comme remontent les noyés à la surface de la Seine. » ( Patrick Modiano/La danseuse) Et  ce glaciers qui fondent pour que le passé puisse enfin réapparaître -et se mieux comprendre- c’est encore l’éternel présent.

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Patrick Modiano ne différencie pas les vivants qui croisèrent son chemin  des figures  hantant ses vies intérieures. Ce « mixte » fondateur  charpente son imaginaire de grand rêveur. « C’était la période la plus incertaine de ma vie. Je n’étais rien. Jour après jour, j’avais l’impression de flotter dans les rues et de ne pas pouvoir me distinguer de ces trottoirs et de ces lumières, au point de devenir invisible » » (La danseuse/Gallimard). Ce tout modianesque ( le réel et l’inventé baignant dans toutes sortes de lumières qui varient en fonction des ressentis du narrateur),  protège la nuance « car nous voulons la nuance, la nuance qui seule fiance ». L’artiste  est un « voyant », comme  le définisait Rimbaud. La vie est un songe, affirmait quant à lui  le dramaturge Pedro Calderon de la Barca (1635) .« Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves», confirme Shakespeare dans « La tempête ».Le roman et la réalité se marient sans que nous en ayons conscience : le faux  épousant le vrai signent l’imaginaire modianesque  et fabriquent dans chacun de ses romans, à chaque phrase, la singulière profondeur de cette œuvre. La danseuse est  à lire absolument. Un enchantement et cette intelligence si vive, acérée, derrière chaque mot, chaque silence. « Et je crois bien que l’exemple de la danseuse, sans que j’en aie eu clairement conscience, m’a incité à modifier peu à peu mon comportement et à sortir de cette incertitude et de ce néant qui étaient les miens » ( La danseuse)

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« Mais c'est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l'oubli, de faire ressurgir quelques mots a moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l'océan », déclara Patrick Modiano le 7 décembre 2014, déclenchant dans la salle  d’honneur du Nobel un tonnerre d’applaudissements.

                                            Annick GEILLE

PS.

« Et je crois bien que l’exemple de la danseuse, sans que j’en aie eu clairement conscience, m’a incité à modifier peu à peu mon comportement et à sortir de cette incertitude et de ce néant qui étaient les miens » (Patrick Modiano/ La danseuse,Gallimard/ octobre 2023).

Repères Patrick Modiano

Patrick Modiano, né en 1945, est l'un des plus talentueux écrivains de sa génération. Explorateur du passé, il sait ressusciter avec une précision extrême l'atmosphère et les détails de lieux et d'époques révolues, comme le Paris de l'occupation, dans son premier roman, «La Place de l'étoile», paru en 1968. Avec «Catherine Certitude», il nous fait pénétrer dans l'univers tendre d'une petite fille au nom étrange, dont l'enfance se déroule dans le quartier de la gare du Nord, à Paris, au cours des années 1960.


Il est le quinzième écrivain français à recevoir la prestigieuse récompense, le Prix Nobel de littérature, le 9 octobre 2014.


Grand prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco (1984)

Grand prix de Littérature Paul-Morand de l'Académie française (2000)

Prix de la Bibliothèque nationale de France (2011)

Prix mondial de la Fondation Simone et Cino del Duca (2010)

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Prix mondial de la Fondation Simone et Cino del Duca (2010)

Questions à l’auteur de « La danseuse » (entretien réalisé à l’occasion de la parution de « Chevreuse »

Vous avez placé en exergue  de votre roman Chevreuse une citation de Rainer Maria Rilke sur le thème de la mémoire qui s’efface. Pourquoi ce choix, alors que le roman met en scène la mémoire qui revient ?

Dans ce poème, Rilke évoque tout ce qu’a ressenti un enfant au contact des adultes sans comprendre très bien, sur le moment, ce qui se passait autour de lui. Bosmans, le personnage de mon roman, éprouve la même difficulté à mettre au clair des souvenirs d’une certaine période de sa vie qui ressurgissent brusquement.

Bosmans, le narrateur, évolue dans un milieu ambigu où les gens « sonnent faux », où les présences féminines sont à la fois protectrices et menaçantes. Est-il victime d’un coup monté, ou de sa propre imagination qui altère la réalité ?

Peut-être les deux à la fois. Le hasard a fait que, quinze ans après, Bosmans se soit trouvé en présence de personnes troubles qui étaient au courant de certains détails insolites de son enfance. Et à partir de là, va se jouer entre eux et lui un jeu du chat et de la souris. On peut aussi bien penser que ces gens ne sont que des fantômes qui lui permettent de faire resurgir ses souvenirs, mais attisent aussi son imagination.

À la fin, rien ne s’explique tout à fait. Diriez-vous qu’une part de notre propre vie nous restera à jamais inconnue ?

L’enfance est souvent une période de notre vie qui nous restera en partie inconnue, et même énigmatique.

Vous évoquez l’alternance jour-nuit qui semble faire d’un même lieu deux lieux différents. S’agit-il de l’opposition classique rêve-réalité, ou de deux réalités parallèles ?

Bosmans se rappelle une période de sa jeunesse où il marchait dans une lumière qui donnait aux personnes et aux rues une très vive phosphorescence. Cette lumière est sans doute celle de son imagination. Ces personnes et ces rues auraient peut-être semblé d’une grande banalité à quelqu’un d’autre que lui.

Pourrait-on dire que ce roman a une dimension topographique ?

En effet, Bosmans évoque une carte d’état-major avec des trous, des blancs, des villages et des petites routes qui n’existent plus. Je crois que nous portons tous en nous la carte d’une province secrète que nous avons oubliée.

Les montres sont très présentes ici, en particulier une certaine montre à multiples cadrans dont les aiguilles peuvent tourner à l’envers.Quel rapport entretenez-vous avec ces instruments ?

La montre à multiples cadrans est un souvenir très précis de mon enfance. Comme dans le roman, son propriétaire me la prêtait souvent pour que je la mette à mon poignet.

Vous écrivez « la prose et la poésie ne sont pas faites simplement de mots mais surtout de silences ». Serait-ce la clé de votre style ?

Les corrections que je fais sur un manuscrit ne sont jamais des rajouts, mais toujours des suppressions, et cela crée ce que l’on pourrait appeler des trous de silence.

Patrick Modiano est né en 1945. Il a reçu le prix Goncourt en 1978 pour Rue des boutiques obscures et le Prix Nobel de littérature en 2014 pour l’ensemble de son œuvre. Il a publié récemment aux Éditions Gallimard Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (collection Blanche, 2014, Folio n°6077), Souvenirs dormants (collection Blanche, 2017, et Folio n°6686) etEncre Sympathique (collection Blanche, 2019).

Entretien réalisé avec Patrick Modiano à l'occasion de la parution deChevreuse.

(InterviewPatrick MODIANO/© Gallimard)

Extrait de « La danseuse » /Patrick Modiano pour Atlantico

« Elle s’était débarrassée de sa vie antérieure comme d’une peau morte »

«A Saint-Leu-la- Forêt, une femme lui avait donné des cours de danse quand elle était enfant et jusqu’à l’âge de quatorze ans. Et c’était elle qui lui avait conseillé de s’inscrire à Paris au studio Wacker et lui avait écrit une lettre de recommandation pour Boris Kniaseff. Alors avaient commencé les trajets en train de Saint-Leu-la- Forêt à la gare du Nord le matin, et le soir de la gare du Nord à Saint-Leu-la-Forêt. Elle avait rencontré le père du petit Pierre à Saint-Leu-la-Forêt. C’était un ami de Serge Verzini. Celui-ci avait une maison dans le village. Ils avaient même habité quelque temps dans cette maison. Et le père du petit Pierre ? Elle ne savait pas ce qu’il était devenu. Et d’ailleurs elle ne se posait même plus la question. Et Verzini ne le savait pas non plus. Les gens qui venaient dans sa maison de campagne n’étaient pas toujours très «recommandables». Le père du petit Pierre non plus. Mais Verzini était plutôt un homme gentil et il l’avait aidée quand elle avait voulu habiter Paris.

Elle donnait ces détails par saccades, dans le désordre, comme si elle avait des trous de mémoire. Par exemple, elle ne disait pas un mot de ses parents, et de bien d’autres choses. Je devinais qu’il était inutile de lui poser des questions. Elle ne répondrait pas. Ce passé lui semblait si lointain qu’il ne lui en restait que des débris qui flottaient à la dérive. Elle me parlait maintenant du ballet de Balanchine, La Somnambule, qu’elle répétait depuis quinze jours pour la compagnie de Félix Blaska. En somme, sa vie antérieure nel’intéressait plus du tout et elle s’était débarrassée d’elle comme d’une peau morte. Et cela grâce à la danse. Kniaseff avait raison de dire que la danse est une discipline qui vous permet de survivre.

Brusquement, le nom du «fantôme» qu’elle avait rencontré à trois reprises lui était revenu en mémoire : André Barise. Il avait un frère qui lui ressemblait au point qu’elle se demandait s’il n’était pas son jumeau et dont elle avait oublié le prénom. On disait d’ailleurs «les frères Barise». Et ces deux mots étaient enveloppés pour elle d’une odeur de marécage.

Ils étaient surtout liés, ces noms, aux allers-retours qu’elle faisait, à partir de quatorze ans, dans les trains entre Saint-Leu-la-Forêt et la gare du Nord, et le soir entre la gare du Nord et Saint-Leu-la-Forêt. Elle se retrouvait souvent dans le train de sept heures et demie du matin avec les frères Barise et, au retour, dans le train de sept heures du soir avec André Barise seul.

Des visages joufflus, de petites bouches dures. Leurs yeux vous fixaient toujours de manière sournoise. Les mains épaisses et, par contraste, une façon de parler précieuse, un vocabulaire qu’ils s’efforçaient de rendre distingué. Et chacun portait au petit doigt la même chevalière.

Il était difficile de les éviter. Si elle changeait de wagon à l’improviste pour les fuir à l’arrêt de Saint- Prix ou d’Enghien, ils la suivaient. Et même si elle changeait de train à Ermont pour descendre à la gare Saint-Lazare.

Les retours à Saint-Leu-la-Forêt, le soir, étaient les plus pénibles. André Barise s’asseyait à côté d’elle. Si elle changeait de place, il la suivait. À partir d’Ermont, les wagons étaient à moitié vides et elle ne pouvait plus se débarrasser de lui. Il se collait à elle. Il prenait un ton de plus en plus précieux pour lui faire part de ses projets. Il travaillait dans un bureau, mais bientôt il serait engagé pour le tournage d’un film comme assistant aux studios de Boulogne. Elle se levait de nouveau et se réfugiait devant la portière du wagon. Il venait la rejoindre et la plaquait contre la portière. Elle se débattait, mais il pesait sur elle de plus en plus fort si bien qu’elle étouffait. Les quelques rares voyageurs demeuraient indifférents. Ils croyaient sans doute qu’il s’agissait d’un jeu, puisque Barise se rejetait de temps en temps en arrière et éclatait de rire.

À la sortie du train, sur le quai de la gare de Saint- Leu-la-Forêt, elle se mettait à courir. Et elle ne tardait pas à le distancer. Il s’essoufflait derrière elle. Il finis- sait par renoncer. Elle se sentait de plus en plus légère en courant, et cette légèreté, cette sensation d’être désormais hors d’atteinte, elle la devait aux cours de danse.

Mais le matin, quand elle tombait sur les frères Barise dans le hall de la gare de Saint-Leu-la-Forêt, elle aurait voulu en finir une fois pour toutes. Seule la pensée qu’elle serait bientôt à Paris au studio Wacker l’apaisait.

Le soir, à la gare du Nord, le découragement la reprenait à la vue d’André Barise. Il faudrait encore supporter jusqu’à Saint-Leu-la-Forêt ce type et son odeur de marécage. »

Copyright Patrick Modiano / La danseuse / Gallimard / 16 euros / toutes librairies et « La Boutique »

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