Pascal Bruckner : « Nous sommes contaminés par le virus de l’abstention »<!-- --> | Atlantico.fr
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Pascal Bruckner publie "Le sacre des pantoufles : Du renoncement au monde" aux éditions Grasset.
Pascal Bruckner publie "Le sacre des pantoufles : Du renoncement au monde" aux éditions Grasset.
©DR / JF PAGA

Atlantico Litterati

Pascal Bruckner, de l’académie Goncourt, publie son nouvel essai : « Le Sacre des pantoufles, du renoncement au monde » (Grasset). Pointu quoique grand public, terriblement juste : ce très brillant concentré de sagesse proclame certaines vérités en fonction de nos zones de désertion. Le « selfie » de notre temps.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

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Pire que le bruit de bottes, le silence des pantoufles. »,  affirmait  l’écrivain suisse Max Frisch (1911-1991).Que dirait-il de nous en cet automne 2022 ? Pendant la pandémie, nous sommes devenus des velléitaires dont la seule action sur le monde consistait à saisir la télécommande pour changer de chaîne. « La scène universelle de l’homme contemporain, c’est le sofa ou le canapé, face à un écran, seul rempart contre l’horreur du monde qui arrive filtrée par les images et renforce notre appétit domiciliaire. Tel est le décor dans lequel, de Los Angeles à Pékin, l’humanité entière s’ébroue de nos jours. Chacun dans son pavillon, sa maison, son appartement, son jardin, sa yourte, sa casemate »,  note Pascal Bruckner, de l’académie Goncourt dans son nouvel  essai :  « Le Sacre des pantoufles, du renoncement au monde »  (Grasset).Pointu quoique grand public, terriblement juste : ce très brillant concentré de sagesse proclame certaines vérités en fonction de nos zones de désertion. Le « selfie » de notre temps. « Il faut écrire pour son époque, » rappelait Sartre- « Mais cela ne signifie pas qu’il faille s’enfermer en elle. Écrire pour l’époque, ce n’est pas la refléter passivement, c’est vouloir la maintenir ou la changer, donc la dépasser vers l’avenir et c’est cet effort pour la changer qui nous installe le plus profondément en elle » ( Jean-Paul Sartre). Mission accomplie  dans tous ses essais  par Pascal Bruckner, le philosophe français qui comprend le mieux la noblesse et la force  de l’injonction sartrienne.  L’époque, Bruckner la regarde dans les yeux. Notre présent est alors décrypté,  le voile se déchire, nous sortons de la caverne,  tout est clair. Par exemple, et entre autres vérités qui ne se disent pas mais que tout le monde constate : personne ne veut plus travailler, vivre en ville-surtout à Paris- draguer, faire sa cour, trop risqué ; tout le monde veut son jardin, ou, à tout le moins un balcon et du télétravail, afin de vivre chez soi, tranquille, à l’aise : en pantoufles. Le Français a compris : dans tous les domaines- du travail aux bureaux de votes en passant par  la drague et les liaisons plus ou moins dangereuses, mieux vaut  s’abstenir. Renoncer au monde  pour rester chez soi. « La banalité est de tous les siècles : mais la modernité, en se coupant de la transcendance, l’a mise à nu comme un os », signale Pascal Bruckner dans ce nouvel essai, l’un de ses meilleurs textes, et ce n’est pas peu dire. En effet, le lisant depuis  son « Nouveau désordre amoureux » (Point /Seuil) (écrit avec Alain Finkielkraut), je sais pourquoi et comment Pascal Bruckner est devenu  -discrètement et sans en faire une montagne -ce penseur français.                                                         Annick GEILLE

Repères

Romancier et philosophe, Pascal Bruckner est l’auteur d’une œuvre forte d’une trentaine de titres, qui lui a valu de nombreuses distinctions (prix Médicis de l’essai, Prix Montaigne, prix Renaudot), de non moins nombreuses traductions à l’étranger et des adaptations à l’écran. Ses derniers titres parus : Une brève éternité, philosophie de la longévité (Grasset, 2019), Un coupable presque parfait, la construction du bouc-émissaire blanc (Grasset, 2020) et Dans l’amitié d’une montagne : petit traité d’élévation (Grasset 2022).

Extraits inédits du « Sacre des pantoufles »

(en librairie à partir du 28 septembre) :

« Mais quand les contraintes sanitaires croisent les injonctions de #Metoo, l’érotisme entre dans l’ère de la défiance. Surtout le désir masculin, frappé d’un a priori négatif, puisque supposé violent et agressif. Si chaque homme est coupable par nature d’être affublé d’un pénis, si chaque garçon doit être non pas éduqué mais rééduqué pour expier cette tare fondamentale, si chaque jeune fille doit être persuadée que tout rapport amoureux hétérosexuel est un viol masqué potentiel, comment s’étonner que les jeunes générations s’orientent vers la continence ou la chasteté ? »

« Le film de François Truffaut Baisers volés (1968) serait rebaptisé aujourd’hui Tentative de harcèlement. Un ascenseur pris en compagnie d’une femme seule, une main qui effleure un dos, un simple regard appuyé peuvent déjà être assimilés à des outrages (c’est le rape look aux États-unis). Autant la lutte contre les agressions est légitime, autant la culpabilisation des petits gestes de la séduction ou du plaisir est facteur d’empêchement et d’inhibition. Sans oublier l’emprise de la pornographie sur les adolescents, cette impérieuse maîtresse d’école qui dévalorise, par ses chorégraphies implacables, les tentatives maladroites des débutants et les cantonne à l’onanisme. Le discours amoureux se tient aujourd’hui tout entier sous l’égide d’une jactance belliqueuse : on ne jouit pas avec, on jouit contre : les hommes, le patriarcat, le capitalisme, la chapelle rivale. La délectation est une arme pointée sur le monde, non un instant de bonheur partagé avec un être. La sphère érotique s’est structurée depuis un demi-siècle comme une sphère sectaire : même la fameuse soupe alphabétique LGBtQI+++ s’est transformée en champ de bataille de tous contre tous, gays contre lesbiennes, lesbiennes contre trans, avec procès, anathèmes et menaces de mort. Le libertinage contemporain est un miel gâté par l’amertume, le culte du corps nous revient paré du masque hideux du dogmatisme. Les inquisiteurs du bas-ventre sont légion, quel que soit leur credo, leur allégeance. Faites l’amour, pas la guerre, disait-on dans les années 60. Faire l’amour aujourd’hui, c’est ouvrir la guerre de tous contre tous. L’idée que de la joie puisse surgir du choc des épidermes s’est évanouie. Le sexe n’est plus une activité voluptueuse, c’est une massue pour rosser les autres. De là que la véritable tendance de notre époque soit moins le désordre des sens que leur banqueroute pure et simple. Verra-t-on se multiplier deux figures inédites : la vierge volontaire et l’eunuque militant, prosélytes de l’abstention active, de la non-sexualité ? Étrange dénouement d’une révolution qui se voulut incandescente et se termine par l’aigreur et le désenchantement. avec ce risque : que nous perdions l’intelligence du merveilleux charnel. Éros reste la puissance de vie qui relie ce qui est séparé, seule langue universelle que nous parlons tous, court-circuit fulgurant qui jette les corps des uns contre les autres.

« La nouvelle désertion sexuelle est un symptôme d’allergie à autrui. Le vrai drame est de cesser un jour et d’aimer et de désirer et de tarir la double source magique qui nous rattache à l’existence. Le contraire de la libido, ce n’est pas l’abstinence, c’est la fatigue de vivre. »

« (…)par un nombre substantiel de nos contemporains, presque vue comme une longue vacance? Beaucoup ont plébiscité ce qu’on pourrait appeler un confinement intermittent ou une ouverture conditionnelle. Innombrables sont les français et les européens qui ne veulent plus retourner au bureau, rêvent d’une vie simple, en pleine nature, loin du fracas des villes et des tourments de l’Histoire. La fin de l’insouciance s’accompagne du triomphe des passions négatives.

On se définit désormais par soustraction – on souhaite moins consommer, moins dépenser, moins voyager – ou par opposition, on est contre : on est antivax, antiviande, antivote, antimasque, antinucléaire, antipass, antivoiture. d’ailleurs en médecine le terme « négatif » – ne pas être infecté par le sida ou le coronavirus – a pris un sens salutaire alors que « positif » est devenu synonyme de souffrance possible. Le monde d’avant était déjà à l’agonie quand le covid a commencé et nous ne le savions pas. certes, bars et restaurants sont pris d’assaut, les foules impatientes piaffent et veulent revivre, les touristes affluent, saisis d’une frénésie d’ailleurs au prix d’entraîner la saturation des gares et des aéroports, les peuples manifestent leur solidarité face aux victimes de la guerre et c’est un signe heureux. La vie est excès, elle est dilapidation ou elle n’est pas la vie. Mais les forces du rabougrissement ont acquis à la faveur de la pandémie un avantage stratégique.C’est de la tension entre les deux que dépend notre avenir.

« L’amant jaloux observe le sommeil de sa promise et la sent qui le fuit : Albertine chez Proust (dans La Prisonnière) est plusieurs personnes à la fois et derrière son calme visage qui repose, elle trompe peut-être le narrateur avec une autre femme. La captive est en réalité une fugitive qui récuse la prétention de son geôlier à la soumettre : « Je sentais que je touchais seulement l’enveloppe close d’un être qui par l’intérieur accédait à l’infini. » Il la comble de cadeaux, lui achète des vêtements de prix pour mieux l’enfermer dans une prison de tissus et d’étoffes rares. Mais la jalousie persiste et le ronge. La dormeuse semble à la merci de son contemplateur mais c’est une fausse docilité qui anticipe l’évasion prochaine. «En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j’avais cette impression de la posséder tout entière que je n’avais pas quand elle était réveillée. » Sur ce visage assoupi, il croit voir passer des voluptés interdites, des espérances effrayantes. À raison, car un matin Albertine s’enfuit pour ne jamais plus revenir ».

« Mais c’est un élargissement ambigu : le net met autrui entre parenthèses, présent en effigie, pas en chair et os. c’est tout le défi, par exemple, des sites de rencontres, que de passer des photos avantageuses de la personne en demande à la personne réelle, forcément imparfaite et faillible. La toile prétend résoudre la contradiction entre l’homme abstrait et le citoyen incarné, entre l’humanité et les humanités. La certitude messianique de sauver le monde, de mettre le patrimoine universel à la portée de tous, de développer tolérance et solidarités s’est brisée sur le constat d’un nouvel enfermement : comme dans la vraie vie, les utilisateurs des réseaux se regroupent par clans, tribus et affinités précises. en apparence je hausse ma petite personne à la taille du globe. En réalité, je reste rivé à moi-même : à l’intérieur de ce système, il n’y a d’autre que s’il me ressemble. »

« On songe ici au film prémonitoire Matrix (1999) qui présente une humanité vaincue réduite en esclavage par les machines, la Matrice, et encline à prendre ce qu’elle voit pour la réalité et à croire à la liberté de ses choix. Même si le label est devenu, par la suite, une saga de ninjas volants agrémentés de considérations métaphysiques, Matrix 1 est par excellence le grand film du gnosticisme, ce mouvement de pensée pour qui l’ici-bas est une tromperie forgée par un mauvais démiurge. pour dégoûter les individus de cette terre il suffit de dire, comme la plupart des religions, qu’elle est un enfer ou un simulacre dont il faut se réveillerpar tous les moyens »

Copyright Pascal Bruckner de l’Académie Goncourt :« Le Sacre des pantoufles, Du renoncement au monde » (Grasset)/162 pages/18 euros/ en vente à partir du 28 septembre, toutes librairies et « La Boutique»

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