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Non au mariage homosexuel, non à Uber, non au capitalisme financier… : l'Allemagne est-elle en train d'inventer le nouveau visage de l'Europe ?
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La possibilité d'une Europe

L'Allemagne, de par sa puissance au sein de l'Union européenne, pourrait exporter certains aspects de son modèle. Pour autant, il n'est pas désirable d'appliquer à l'Union toutes ses spécificités. L'Allemagne elle-même ne le souhaite pas.

Alfred Grosser

Alfred Grosser

Alfred Grosser est un historien, sociologue et politologue franco-allemand.

Il est diplômé d'une agrégation d'allemand. Il a été professeur à l'Institut d'Etudes Politiques à Paris et il y devient professeur émérite. De 1956 à 1992 il occupe le poste de de directeur de recherches à la Fondation nationale des sciences politiques.

Il a été chroniqueur politique au Monde  à la Croix et à Ouest-Francede 1965 à 1994. 

Il est l'auteur de Die Freude und der Tod. Eine Lebensbilanz (Rowohlt, 2011)

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Gérard Bossuat

Gérard Bossuat

Gérard Bossuat est professeur à l'Université de Cergy-Pontoise, titulaire de la chaire Jean Monnet ad personam.

Il est l'auteur de Histoire de l'Union européenne : Fondations, élargissements, avenir (Belin, 2009) et co-auteur du Dictionnaire historique de l'Europe unie (André Versaille, 2009).

 

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Christian Harbulot

Christian Harbulot

Christian Harbulot est directeur de l’Ecole de Guerre Economique et directeur associé du cabinet Spin Partners. Son dernier ouvrage :Les fabricants d’intox, la guerre mondialisée des propagandes, est paru en mars 2016 chez Lemieux éditeur.

Il est l'auteur de "Sabordages : comment la puissance française se détruit" (Editions François Bourrin, 2014)

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Jérôme Vaillant

Jérôme Vaillant

Jérôme Vaillant est professeur émérite de civilisation allemande à l'Université de Lille et directeur de la revue Allemagne d'aujourdhuiIl a récemment publié avec Hans Stark "Les relations franco-allemandes: vers un nouveau traité de l'Elysée" dans le numéro 226 de la revue Allemagne d'aujourd'hui, (Octobre-décembre 2018), pp. 3-110.
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Atlantico : La chancelière allemande Angela Merkel a déclaré il y a quelques jours être hostile au mariage homosexuel. Berlin n’a jamais été enthousiaste à l’idée de s’impliquer dans des conflits armés à l’étranger. Quant au capitalisme financier, l’Allemagne défend le modèle d’une économie sociale de marché. Qu’est-ce qui dans la culture allemande peut venir expliquer ces positions ? Quelles sont les spécificités de l’Allemagne ?

Jérôme Vaillant : Dans un entretien récent, la chancelière a effectivement admis n'être pas favorable, à titre personnel, au mariage homosexuel parce que, pour elle, le mariage c'est l'affaire d'un homme et d'une femme, une opinion sans doute aujourd'hui encore majoritaire en Allemagne. Mais elle a ajouté que depuis 25 ans, les choses avaient profondément évolué en Allemagne et que fort heureusement chacun pouvait aujourd'hui se reconnaître gay ou lesbienne.

L'Allemagne connaît un régime semblable au PACS français qui rend possible en droit les partenariats homosexuels, la chancelière ajoutant qu'elle est favorable à ce qu'il n'y ait pas pour ces partenariats de discrimination sur le plan fiscal, ce qui est au coeur du débat.

A titre personnel, je peux rappeler une anecdote: lors d'un vernissage à Cologne, un visiteur m'a récemment présenté  sans gêene aucune et même avec une certaine fierté "son mari", ce qui ne m'est pas encore arrivé en France ! Il convient aussi de rappeler que la "love parade" qui a fait ses débuts à Berlin pour protester contre la division de la ville s'est vite transformée en une manifestation festive de masse favorable à toutes les orientations sexuelles, preuve s'il en fallait d'une ouverture de la société allemande en matière de moeurs, dans la foulée des événements de 1967/68.

Le débat sur le mariage homosexuel pourrait se nourrir en Allemagne autant du débat français favorable à celui-ci que des réactions favorables à un retour aux valeurs familiales. Angela Merkel, pour sa défense, constatait d'ailleurs dans son entretien qu'il y avait dans la société allemande des opinions différentes sur la question, différences, sous-entendu, qu'il fallait prendre en compte..

Pour ce qui est de la frilosité de l'Allemagne à s'engager dans des conflits, il est en effet frappant de constater qu'autant l'Allemagne est prête à s'engager au niveau européen pour la stabilité monétaire de l'euro et d'en faire sa raison d'être, autant elle reste frileuse quand il s'agit de s'impliquer dans des conflits armés à l'étranger.Angela Merkel est représentative de cette frilosité que n'avait pas son prédécesseur Gerhard Schröder qui a engagé l'Allemagne en Afghanistan aux côtés des Etats-Unis, a participé à la guerre du Kosovo, mais a refusé de suivre le gouvernement Bush quand il s'est agi d'intervenir en Irak pour en déloger Sadam Hussein. G. Schröder a refusé cet engagement en Irak au nom de ce qui est une véritable doctrine de politique étrangère héritée de la politique d'ouverture à l'est de l'Allemagne fédérale du temps de la Guerre Froide. Il convient de prévenir les conflits par tous les moyens pacifiques possibles et n'accepter de recourir à la force que lorsque tous les moyens de régler pacifiquement un conflit ont été épuisés. C'est ce qui a dicté sa position à G. Schröder pour refuser en 2003 de suivre G. Bush dans la désastreuse aventure irakienne puisque tous les moyens de contrôle des armements irakiens de destruction massive n'était pas achevé et que la négociation n'était pas terminée. C'est ce qui des années plus tard explique la prudence de l'Allemagne dans la crise libyenne. Elle commet là, toutefois, une insigne erreur, sous l'influence de son ministre des Affaires étrangères de l'époque, G. Westerwelle, quand elle ne soutient pas politiquement la position de la France à l'ONU, se désolidarisant ainsi d'un allié alors qu'elle aurait pu lui apporter son soutien politique sans s'engager militairement. 

Depuis, Angela Merkel s'est surtout illustrée par une politique de retenue en matière d'opérations extérieures de la Bundeswehr dont les effectifs en mission ont été réduits de moitié depuis le début de son mandat. C'est qu'elle pense devoir composer avec une opinion publique majoritairement pacifiste. Pourtant, le président fédéral, Joachim Gauck, et la nouvelle ministre de la Défense, Ursula von der Leyen ont en début d'année 2015 pris position en faveur d'une plus grande prise de responsabilités par l'Allemagne sur la scène internationale. L'appui aux actions françaises au Mali ont été nettement plus marquées et, à l'occasion, on fait remarquer, au sein de la Bundeswehr, non sans raison que les efforts faits en matière de soutien logistique sont importants, l'Allemagne n'ayant pas comme la France de forces militaires pré-positionnées en Afrique.

L'Allemagne n'a pas d'ambition hégémonique mondiale, elle estime qu'elle ne doit plus jamais être seule dans la gestion de conflits, qu'elle se doit pourtant d'intervenir essentiellement sous le couvert de l'ONU et de l'OTAN à la demande de ses alliés et dès l'instant que la force n'est bien qu'un ultime recours quand tous les autres moyens ont fait défaut. C'est aussi une façon de rappeler à ses partenaires et alliés qu'elle ne peut se contenter de suivre leurs injonctions, qu'elle souhaite participer à la prise de décision et qu'elle attend que son point de vue soit pris en compte, toute chose qui avait fait défaut à l'époque de la crise libyenne et partiellement défaut encore dans l'intervention française au Mali. La réactivité du gouvernement allemand ne peut être aussi grande que celle de la France parce qu'il est tenu d'obtenir l'aval du Bundestag pour toute intervention extérieure de la Bundeswehr. L'Allemagne estime que ce n'est pas en l'occurrence une perte de temps mais une façon de réserver à la réflexion stratégique le temps nécessaire avant la prise de position. Bref l'Allemagne ne souhaite pas être simple force d'appoint, mais quand son soutien est demandé, elle attend aussi que son point de vue soit écouté.

On relèvera encore la chose suivante : l'Allemagne n'a aucune difficulté à participer aux opérations anti-pirates dans le monde parce qu'il y va ici de ce qui est, de loin, son objectif le plus important, assurer au commerce mondial la liberté et la sécurité nécessaires à son développement donc aussi au commerce allemand dans le monde. Mais là aussi, elle accompagne plus qu'elle ne prend l'initiative.

Pour ce qui est de l'économie sociale de marché, sans être inscrite dans la Loi fondamentale à sa naissance en 1949, en est pourtant comme le corollaire constitutionnel tant le renouveau économique après la guerre y est associé. Il est l'expression d'une double voire triple défiance, à l'égard du communisme et de son économie planifiée tout comme à l'égard d'un capitalisme d'Etat dirigiste mais aussi d'un capitalisme sauvage, d'où l'idée fondamentale que si l'économie doit être libérale elle n'est pas sociale d'elle-même et qu'il faut donc que l'Etat crée le cadre à l'intérieur duquel les forces du marché s'expriment et où les partenaires sociaux peuvent librement négocier. C'est ce qui conduit à cette notion d'"ordolibéralisme" qui est l'opposé du capitalisme débridé et du capitalisme financier. L'Allemagne n'a jamais fait le choix d'être favorable à un capitalisme financier découplé de la réalité économique, elle a sous Gerard Schröder hésité entre modèle rhénan et modèle anglo-saxon, elle emprunte aujourd'hui aux deux mais n'oublie pas que le modèle politique et économique allemand est fondé sur un minimum de consensus atteint pas la négociation. Elle n'est pas ultra-libérale même si des patrons peuvent être séduits par la dérégulation qui a contribué à une remise en cause du modèle rhénan.

Pourtant, il faut aussi reconnaître que si l'Allemagne rechigne a toute idée de politique industrielle menée par l'Etat, des gouvernements de Länder n'hésitent pas à intervenir pour soutenir leurs entreprises locales, notamment en Bavière et en Bade-Wurtemberg, ce qui les rapproche passablement du colbertisme à la française. Globalement, il reste que l'Allemagne, à l'inverse de la France, estime que la création d'emplois est d'abord l'affaire des entreprises et non de l'Etat. C'est là sans aucun doute une différence culturelle essentielle entre les deux pays.

Parmi les autres différences culturelles, on ne peut négliger l'importance des régimes électoraux. Là où le scrutin majoritaire et le régime présidentiel induit en France une inévitable polarisation gauche-droite, le régime proportionnel propre à l'Allemagne induit le sens du compromis pour pouvoir gouverner. Le mode de scrutin en Allemagne est de la proportionnelle pure tempérée dans ses effets par quelques éléments de scrutin majoritaire pour personnaliser le vote dans les circonscriptions et surtout tempérer par la clause dite des 5% les tendances qu'il induit inévitablement à la dispersion des voix. La proportionnelle permet à toutes les tendances et familles de pensée de s'exprimer mais les obligent à se rassembler pour dépasser le seuil fatidique des 5% en dessous duquel elles ne seraient par représentées dans les parlements (national ou régionaux). Elle favorise l'émergence de coalitions gouvernementales qui par essence induisent la capacité à s'entendre sur la base de compromis. Malgré l'accroissement de l'éventail des partis politiques - on est passé d'un bipartisme  à un système pluripartite aujourd'hui évolutif), le mode de scrutin n'a pas rendu l'Allemagne ingouvernable. Pourtant, la mise en place de l'actuelle grande coalition CDU/CSU + SPD au pouvoir n'a pas été chose facile, le SPD souhaitant ne plus être simple force d'appoint de la CDU/CSU et se refaire une identité politique dans l'opposition, mais à la fin il n'a pas pu se refuser à constituer cette grande coalition plutôt bien perçue par l'électorat.

Gérard Bossuat :Les questions de société ont forcément des échos profonds dans nos nations car elles remettent en jeu les rapports entre les individus et le corps social national. Les nations européennes issues d’une longue histoire doivent en tenir compte. Les ruptures mentales et culturelles sont traumatisantes. Ainsi élargir le mariage à tous,  abandonner une référence culturelle, sociale  et religieuse ancrée dans les esprits et les pratiques sociales peut choquer. La chancelière  appartient à la famille chrétienne-démocrate, conservatrice de ce point de vue, et elle n’entend pas risquer de faire éclater sa majorité au Bundestag alors que certains milieux allemands seraient prêts, au contraire,  à en prendre le risque.

La réserve quant à l’implication allemande dans des conflits armés à l’extérieur de l’Union vient directement de la défaite du Nazisme et de la constitution allemande de 1949. Il fallait éviter en 1949 une renaissance de l’impérialisme allemand de type wilhelmien ou nazi. Des garde-fous constitutionnels ont donc été établis qui empêchent l’exécutif d’envoyer des personnels de la Bundeswehr sans l’assentiment du Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe. Cette réserve doit être modérée car l’Allemagne dispose tout de même de 5000 hommes à l’étranger. Mais il est vrai que l’Allemagne n’a pas la marge de manœuvre du président français, par exemple, pour déclencher des Opex de type Mali.

L’installation d’une économie sociale de marché est liée à l’histoire du Reich wilhelmien de Guillaume 1er et de Bismarck, révisée après la seconde guerre mondiale. Pour faire court on se souviendra que Bismarck a tenté avec succès d’une part d’industrialiser le IIe Reich et d’autre part de légiférer sur la situation des ouvriers grâce à des lois sociales : assurance-maladie (1883) et accidents du travail (1884), assurance-vieillesse (1889).Une monnaie unique fut instituée, le mark, en janvier 1876. C’est donc un capitalisme un peu encadré par l’Etat, qui est mis en place mais qui n’a pas empêché les développements des grands trusts et des grandes familles d’industriels de la Ruhr ou de la Silésie. On retrouve ce scénario en 1948. Il fallait reconstruire l’Allemagne. L’organisation sociale américaine a été un modèle pour la société de l’Allemagne occidentale, encouragé par le plan Marshall ; les responsables politiques et économiques allemands, membres de la CDU d’Adenauer, ont promu une économie libérale, donc de marché, qui est sensée procurer des avantages sociaux aux travailleurs par la négociation capital-travail, l’Etat étant le garant du bon déroulement des relations entre les partenaires sociaux et de la liberté des entrepreneurs. En 1949, Ludwig Erhard devient ministre de l'économie et invente le concept d'économie sociale de marché (Soziale Marktwirtschaft). Ce type de conception du capitalisme a été accepté aussi par les Sociaux-démocrates de Willy Brandt malgré les ambiguïtés du terme, car ce n’est pas une économie mixte. Le mot, sinon le concept, a été retenu par le traité de Lisbonne qui entend construire « une économie sociale de marché hautement compétitive » (art. 2 § 3).

Les spécificités de l’Allemagne sont d’être un pays soucieux de garder en mémoire les excès et déviances de l’empire wilhelmien, celles du nazisme et de ses crimes pour ne pas les reproduire. Elle manifeste donc une certaine prudence officielle quant aux interventions extérieures. La paix sociale semble avoir été gagnée par la capacité des syndicats et des travailleurs allemands à négocier et évidemment par une capacité de production industrielle exceptionnelle liée dans le passé aux ressources en charbon et aujourd’hui à une capacité d’innovation et d’exportation économique. La stabilité financière est une condition de la prospérité. L’Euro fort et l’Europe unie sont donc  indispensables à l’Allemagne. La question est de savoir si cette Europe doit être formatée à l’allemande, comme le montre encore aujourd’hui les débats sur le relèvement financier de la Grèce.

Alfred Grosser : Les attaques honteuses de Jean-Christophe Cambadélis et Thomas Picketty montrent qu’ils n’ont aucune idée de l’Allemagne et de l’Europe…L’économie sociale de marché se caractérise par les relations sociales dont le patronat français n’a aucune idée et ne pratique en aucune façon. En Allemagne l’équilibre budgétaire est un impératif. Ainsi, Wolfgang Schäuble, ministre fédéral des Finances d’Allemagne, attend vainement que la France tienne ses engagements, c’est-à-dire ceux pris d’année en année, de président en président et qui ne sont jamais remplis. En Estonie, le pays s’est redressé sans aide, le Portugal et l’Espagne vont mieux et ce, pratiquement sans soutiens…

Respecter la loi est aussi une spécificité allemande, après Hitler, à côté de Staline, être un Etat de droit est fondamental. En France, la loi est sans arrêt détournée. Par exemple, les blocages de route sont illégaux mais il n’y a pas de sanction. L’idée que la loi est cruciale date d’après-guerre et c’est sur ces bases-là que les relations franco-allemandes et l’Europe se sont établies.

Conséquence aussi de l’après-guerre, on a détruit le militarisme allemand et le résultat est l’extrême timidité de l'Allemagne quant à l’engagement à l’extérieur. Du point de vue du prestige, depuis le réarmement allemand, l’armée est au plus bas. En France, le président de la République peut lancer une intervention où il veut sans autorisation. Ce n’est pas le cas en Allemagne où un débat et une autorisation parlementaire sont nécessaires. 

Quant au mariage homosexuel, il tend à être autorisé en Allemagne malgré la position d’Angela Merkel. Un vote parlementaire va avoir lieu et l’on sait qu’un certain nombre de membres de son parti s’exprimera en faveur du mariage homosexuel. Le mariage homosexuel se répand à travers toute l’Europe et je crois que l’Allemagne, à son tour, le légalisera dans un avenir très proche.

Sur l’aspect social, du côté syndical, quand on signe un accord, il s’agit d’un engagement et la surenchère de la part des principaux syndicats, que l’on observe en France à chaque accord n’entre pas dans le système allemand.  

Christian Harbulot : L’Allemagne vit dans une double contradiction permanente :

  • Les autorités allemandes doivent accepter une perte de souveraineté stratégique depuis 1945 en assumant la tutelle que les Etats-Unis exercent discrètement sur ce pays dans les domaines les plus sensibles (orientation de la politique de défense, forte dépendance à l’égard de l’OTAN, surveillance et parfois utilisation du système de renseignement par la CIA et la NSA, modèle éducatif dénazifié reconstruit avec le soutien actif du monde académique américain, culture financière suivie de près par les milieux anglo-saxons).
  • La société allemande est sortie très meurtrie par la guerre (le choc de la politique de terreur nazie, la destruction d’une partie du pays, les deux millions de femmes violées, une méfiance très forte à l’égard de toute forme de renaissance du militarisme). Ce traumatisme s’est peu à peu transformé en refus de voir la vérité en face.

Mais cette double contradiction n’empêche pas une partie importante des milieux décisionnels allemands de penser à la reconquête d’une marge de manœuvre dans des domaines-clés de la puissance (politique étrangère, construction européenne) qui échappent à ce processus d’autocensure ou de refoulement.  La première victoire de ce pays vaincu en 1945 est sa renaissance économique. D’un acte élémentaire de survie, les Allemands ont su exploiter avec beaucoup d’intelligence tactique le seul champ où les alliés leur ont accordé un minimum d’autonomie de décision après la guerre. Au même titre que le Japon, l’Allemagne a bénéficié de l’appui des Etats-Unis pour ne pas devenir un pays satellite de l’URSS. C’est dans ce cadre protégé (dettes épurées, accès privilégié de certaines industries au marché nord-américain et concessions accordées par la France dans les accords sur le charbon et l’acier à l’aube de la construction européenne) qu’est né un système économique performant. 

Quelles sont les particularités allemandes qui pourraient le mieux s’exporter et être alors acceptées au sein de l’Union européenne ? Au contraire, quelles sont celles qui ne séduiront pas ou peu hors des frontières allemandes ?

Christian Harbulot : Le modèle allemand a fini par être analysé par quelques stratèges français à l’image de Jean Therme qui a su en tirer des enseignements précieux pour le pilotage de l’innovation technologique au sein du CEA Tech.La capacité allemande de transformer la recherche appliquée en solution industrielle en partie ancrée au sein des Länder est une méthode de réindustrialisation qui a fait ses preuves, y compris par rapport aux limites que nous impose l’Union européenne dans sa politique d’ouverture des marchés. L’essaimage des expériences du CEA Tech dans les futures grandes régions françaises fait partie de cette assimilation de la méthode de réflexion allemande dans la conduite de l’économie territoriale. En revanche, la défausse allemande en matière de politique de défense n’est pas l’exemple à suivre. Berlin a laissé son armée s’appauvrir en prenant le prétexte de la fin de la Guerre Froide. La dangerosité du monde actuel lui a donné tort. Il existe aussi un autre écueil symbolisé par la vision très autocentrée d’une partie de la classe politique allemande sur un Drang nach Osten, revu et corrigé qui ne facilite pas le processus d’unité que l’Union européenne tente d’inscrire timidement à son agenda géopolitique.

Jérôme Vaillant : C'est toute la question de savoir si l'Allemagne est un modèle, ce que cela signifie et si ce modèle est exportable. L'Allemagne ne se pense pas comme modèle mais elle pense disposer d'outils qui peuvent être utiles à tous les pays industriels évolués pour gérer la société et ses crises.

On crie surtout au modèle allemand quand on ne veut pas le partager. L'Allemagne est parfaitement consciente que réclamer le leadership en Europe ou accepter celui qu'on lui propose de prendre risque de la confronter à une vague de rejet. Elle vient d'en faire l'expérience à l'occasion de la crise grecque où elle a tenu à défendre ses intérêts sans négliger, estime-t-elle, ceux de la Grèce et de l'Europe. Cela ne lui a qu'imparfaitement réussi puisque les rappels du passé se sont multipliés dès l'instant qu'il s'est agi de rejeter son point de vue. Par ailleurs, ni la chancelière ni son ministre des Finances - dont le désaccord sur la ligne juste à suivre a été patent - n'ont pas toujours  fait preuve de cette faculté diplomatique qui consiste à savoir prendre en compte les susceptibilités et les fragilités de leurs partenaires. Leur faiblesse a résidé dans un cas comme dans l'autre dans une certaine rigidité doctrinaire de ceux qui pensent savoir. On ne peut de ce fait que se féliciter de voir que l'existence du contrepoids français a obligé l'Allemagne à mettre de l'eau dans son vin, démontrant enfin que le couple franco-allemand sur la base de positions différentes pouvaient parfaitement aujourd'hui encore parvenir à un accord et entraîner les autres pays.

Gérard Bossuat : Une Allemagne impériale, imposant ses solutions aux problèmes de notre temps, comme les politiques d’austérité expérimentées en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Italie  ne peut être acceptée par la France, ni par d’autres pays de l’Union. Une Allemagne se repliant sur l’ espace  de la Mitteleuropa est inacceptable car ce serait servir d’abord les intérêts de puissance de l’Allemagne, comme par le passé. Une Allemagne transformant l’Union en une zone de faible puissance – pour éviter les affrontements avec la Russie et la Chine, pour préserver le pouvoir d’achat - , sous protectorat américain, n’est pas non plus acceptable. Je crains qu’actuellement l’Allemagne soit incapable de donner une direction commune à l’UE aussi bien en  termes économiques et sociaux que de politique étrangère. La diversité européenne est telle que personne ne veut devenir allemand (ou français, ou britannique). Le modèle de la régionalisation allemande a bien fonctionné, peut-il être proposé à des pays plus centralisés ?  J’en doute car l’histoire est telle que des traditions inscrites dans la culture de la France et de l’Espagne ne sont pas remplaçables immédiatement.  Peut-être faut-il retenir de l’expérience allemande récente celle du succès des négociations entre les entreprises et les salariés ou celle de la capacité à innover et à exporter sur le marché mondial. Il est difficile actuellement de dire que l’Allemagne est un leader dans la formulation des politiques communes européennes.

Peut-elle devenir seulement un modèle économique pour l’UE ? "Cela ne fonctionnera pas car nos voisins ne l’accepteront pas", explique l’ancien ministre des Affaires étrangères, le vert Joschka Fischer.Seul apport fondamental à la réflexion sur l’Union, le projet de Fischer, exposé en 2000 dans un article du Spiegel en faveur d’une réforme institutionnelle fédérale. Sans doute l’Allemagne est-elle un bon allié au sein de l’OTAN, mais l’OTAN ne peut pas remplacer une défense commune européenne car elle ne défend pas les seuls intérêts de l’Union. L’Allemagne rappelle à tous les règles d’une bonne gestion financière, qu’elle avait d’ailleurs trahies au temps de Schröder, elle ne fait pas rêver, car on ne bâtit l’avenir de l’UE sur l’équilibre des finances publiques et la solidité des banques ; qu’on se souvienne des thématiques des révolutions américaine de 1776, la liberté,  ou française de 1789, la fin des privilèges, ou européenne de 1848, la fraternité. On en parle encore aujourd’hui, parlera-t-on encore du programme de Wolfgang Schäuble, ministre des Finances du gouvernement Merkel dans un siècle?

Dans quelle mesure l’Allemagne pourrait-elle dessiner le nouveau visage de l’Union européenne ?

Christian Harbulot : L’Allemagne doit donner l’exemple dans la recherche d’autonomie de l’Union à l’égard des Etats-Unis. Le dossier ukrainien est un test majeur. Les gouvernements allemands ont passé ces dernières années des accords bilatéraux avec la Russie, en donnant parfois l’impression de faire cavalier seul comme ce fut le cas dans le domaine de l’énergie. Cette tentative d’émancipation peut s’éteindre sous les coups de boutoir de Washington. Si Berlin s’aligne sur la position américaine dans le dossier ukrainien, l’Allemagne démontrera qu’elle est incapable de se donner les moyens de contribuer au renforcement d’une  Europe libérée des dépendances extérieures imposées par l’issue de la la seconde guerre mondiale.

Jérôme Vaillant : L'Allemagne a, à plusieurs reprises, fait dans le passé des propositions pour relancer la construction européenne. Le papier Schäuble/Lamers a tenté de faire avancer en 1994 l'idée d'un noyau dur européen qui ferait avancer l'intégration européenne pour les Etats qui s'en sentiraient capables, la France lui a opposé une fin de non recevoir. Au début des années 2000, le président fédéral Johannes Rau et surtout le ministre vert des Affaires étrangères, Joschka Fischer ont proposé un modèle fédéral d'intégration européenne qui a été immédiatement rejeté par la France qui trouvait pour l'essentiel que cette structure rappelait trop le modèle fédéral allemand. La raison a paru suffisante pour éviter un débat de fond.

Aujourd'hui l'Union européenne manque d'une vision, c'est pour l'instant, d'abord, à notre sens, lié aux doutes auxquels le projet européen se trouve confronté en période de crise économique, financière et sociale. On voit bien que l'Union européenne s'engage de plus en plus sur la voie des ententes intergouvernementales au détriment de la voie communautaire. C'est une façon d'abandonner l'idée de supranationalité chère aux fondateurs de l'Europe au profit d'un retour aux visions nationales, de s'orienter vers une Europe des Etats qui n'a pas la force d'un projet intégrateur. Les populismes de droite et de gauche ne favoriseront pas non plus l'émergence d'un nouveau projet européen. Personnellement nous sommes convaincus qu'il n'y aura de nouvelle évolution vers un modèle d'intégration supranationale que lorsque l'Europe aura renoué avec la croissance, ce qui est aussi le projet de l'Allemagne - à cette différence fondamentale près avec la France qu'elle pense que la croissance ne peut revenir, structurellement et pas conjoncturellement parlant, qu'une fois des réformes structrelles faites, en particulier au niveau du marché de l'emploi et des politiques sociales en général. L'Allemagne pense être un modèle passable pour montrer que cela peut marcher puisque elle a réduit le chômage et renoué avec la croissance - même si c'est à vrai dire avec une certaine augmentation de la précarité, mais pas de façon aussi généralisée qu'on veut bien le dire à l'occasion en France.

Gérard Bossuat : L’Allemagne a sans doute quelques moyens pour dessiner le nouveau visage de l’Union européenne. Comment pourrait-elle espérer en imposer un sans concertation avec le reste de l’Union ou de l’eurozone ? On voit bien les limites de son pouvoir dans le cas de la crise grecque. Elle a accepté le fameux prêt de 86 milliards d’euros pour stabiliser l’Etat hellénique, l’Union européenne et éviter aussi les ingérences poutiniennes ou chinoises.

L’Allemagne a tout à gagner en agissant avec la France, un partenaire politique indispensable pour assoir sa crédibilité auprès des autres membres de l’Union et au niveau mondial. Il est apparu que François Hollande, dans le cas grec, a su rendre possible ce prêt contre l’avis du cabinet allemand dans un premier moment. Ce prêt ne vaut pas absolution des fautes européennes et grecques passées. Mais la solution allemande aurait conduit à une impasse, le grexit. Hollande vient de remettre sur le tapis des négociations la formation d’un gouvernement économique européen.

L’Allemagne dont le destin est l’Europe ne peut pas dessiner seule le nouveau visage de l’Union. Certain observateurs ont pensé qu’elle allait rejouer le coup de Bismarck unifiant l’Allemagne à la suite de la défaite française, en unifiant l’Europe sous sa direction. L’Allemagne ne peut pas être une nouvelle Prusse écrasant économiquement ses voisins ou alors les fondamentaux des rapports intereuropéens inspirés par les Pères de l’Europe, mais aussi par De Gaulle, seraient totalement détruits.

Fort de ces constats, quelle place pour l’Allemagne dans les années à venir à l’échelle européenne ?

Christian Harbulot : Contrairement aux apparences, c’est au peuple allemand que reviendra le dernier mot. Soit il choisit de privilégier une vision très "estropiée" de sa propre histoire, en optant pour le pari d’une tranquillité existentielle sous couvert d’une Pax Americana prolongée dans le temps ; soit il transcende ses vieux démons et devient le moteur d’une vision décomplexée de l’Union européenne.

Jérôme Vaillant : Je crois que le fin mot de l'histoire qui oblige les partenaires de l'Allemagne à se comprendre comme autant de forces de proposition, c'est que l'Allemagne ne peut suffire à elle seule à la tâche et produire à elle seule pour les autres un projet européen. Cela ne marcherait pas. Le retour sur la scène du couple franco-allemand est plutôt prometteur mais il ne peut pas davantage tout régler, il faut plutôt envisager, comme de récents ouvrages le proposent, un nouveau paramétrage de la relation franco-allemande, une sorte de géométrie variable avec plusieurs partenaires pour faire avancer l'Europe dans différents domaines dans lesquels tous les Etats ne peuvent tout de suite progresser (cf. C. Demesmay et H. Stark, Repenser la géométrie franco-allemande. Des triangles au service de l'intégration européenne, IfrI/Cerfa juillet 2015). Ce serait une sorte d'adaptation du papier Schäuble/Lamers à la situation d'aujourd'hui, qui sollicite la France et l'Allemagne et d'autres partenaires pour sortir de la crise de confiance que connaît l'Europe et promouvoir une Allemagne européenne dans une Europe intégrée, capable de faire taire les diverses peurs nationales d'une Europe allemande, dont l'Allemagne elle-même ne veut pas.

Gérard Bossuat : L’Allemagne ne doit pas faire peur ; elle a des ressources lui permettant d’afficher ses attentes auprès de ses partenaires tout en élaborant avec eux les réformes et achèvements de l’Union qui lui donneront la puissance digne d’un ensemble qui est la première économie du monde, pour le bien commun universel.

L’Allemagne conservera son crédit auprès du monde entier. La nouvelle Europe, une fédération dans des secteurs limités mais  essentiels, comme un gouvernement économique de l’Euro zone,  viendra d’une initiative franco-allemande ou elle se réduira, comme le veulent les Britanniques, à une grande zone de libre-échange  euro-atlantique et elle disparaîtra de la carte des grandes puissances.

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