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Mises en examen dans l'affaire du Mediator : notre système de santé est-il complètement corrompu ?
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Tous pourris ?

L'affaire du Mediator rebondit une nouvelle fois. Un responsable et une ancienne employée des laboratoires Servier, ainsi que deux anciens responsables de L'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) auraient été mis en examen entre le 12 et le 14 février.

Frédéric  Pierru

Frédéric Pierru

Frédéric Pierru est sociologue, chargé de recherche au CNRS,au CERAPS-Université Lille 2 . Il travaille sur la réforme des systèmes de santé français et européens. Il a publié, entre autresHippocrate malade de ses réformes (Editions du Croquant – 2007), Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire, Paris, Odile Jacob, 2011 ; L'hôpital en réanimation, Editions du Croquant, 2011 et L'hôpital en sursis. Idées reçues sur le système hospitalier, Le Cavalier Bleu, 2012 (avec Bernard Granger).

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Atlantico : L'affaire du Mediator rebondit une nouvelle fois. Un responsable et une ancienne employée des laboratoires Servier, ainsi que deux anciens responsables de L'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) auraient été mis en examen entre le 12 et le 14 février, selon une source judiciaire de l'AFP. L’affaire du  Médiator est-elle révélatrice d’un système de santé français corrompu ?

Frédéric Pierru :Envisager ce type d’affaire sous le seul angle de la corruption me semble réducteur, voire cela met sur de mauvaises pistes. La question de la responsabilité individuelle et de l’entorse aux règles juridiques et éthiques relève des tribunaux. Sanctionner les déviances est certes nécessaire. Mais ça n’est certainement pas suffisant, du point de vue politique et pratique. En effet, on ne peut pas se contenter de faire appel à la vertu privée pour encadrer un marché à la fois mondialisé et très profitable. Pour paraphraser un ouvrage de l’économiste Frédéric Lordon à propos de la finance, ce n’est pas la seule vertu (individuelle) qui sauvera le monde du médicament. Il faut se poser la question, certes politiquement beaucoup plus dérangeante, des structures, c’est-à-dire des rapports de force, des règles et des incitations à adopter tel ou tel type de comportement. Rappelons que les scandales en matière de médicament se sont succédé depuis les années 1960. C’est la raison pour laquelle, à compter de la moitié des années 1960, en réaction notamment au scandale de la thalidomide, les pouvoirs publics des pays européens ont bâti des systèmes d’évaluation et de régulation du médicament, plus ou moins calé sur me modèle de la puissante Food & DrugsAdministration américaine. L’épidémie de SIDA et les dysfonctionnements de certaines administrations, en particulier française, ont accéléré le processus. Plusieurs pays se sont dotés, à partir de la fin des années 1980, d’agences voulues « indépendantes ». Ainsi, en France, est créée, en 1992, l’Agence du médicament, qui a repris, en les externalisant par rapport à l’administration centrale, les missions de la direction de la pharmacie et du médicament, mise en place en 1978. Plus généralement, en France, on voit se multiplier dans les années 1990 les agences sanitaires avec comme objectif d’éloigner les fonctions d’expertise et d’évaluation du ministère de la Santé pour en garantir l’objectivité et la neutralité. C’est en 1999 que l’Agence du médicament est transformée en AFSSAPS. Si je rappelle ces quelques dates, c’est pour souligner combien la mise en place de dispositifs publics d’évaluation et de régulation est, singulièrement en France, finalement récente dans la très longue histoire du médicament. C’est peut-être ce qui en explique les imperfections. Aux Etats-Unis, la FDA est beaucoup plus solidement établie, reconnue, bénéficiant d’une forte réputation auprès des différents publics du médicament : acteurs politiques, administratifs, scientifiques, associatifs, médiatiques et, bien entendu, industriels. Comme l’a bien montré le politiste américain Daniel P. Carpenter dans une somme remarquable consacrée à l’histoire de la FDA, la réputation de rigueur et d’efficacité exerce des effets dissuasifs sur le secteur de l’industrie du médicament. En regard, l’AFSSAPS était beaucoup plus « faible » et donc beaucoup plus vulnérable à des débordements de la part des acteurs industriels et de leurs relais politiques, comme on a pu le voir dans l’affaire du Mediator. Une première leçon doit être tirée : il faut renforcer les moyens humains, matériels, d’expertise du dispositif français d’évaluation.

Au-delà de l’affaire du Mediator, n’y-a-t-il pas un problème de conflit d’intérêts entre l’industrie du médicament et le système de santé français ?

Il faudrait aussi être beaucoup plus strict et rigoureux en matière de règles visant à prévenir les éventuels conflits d’intérêt. Nous avions plaidé avec André Grimaldi, Didier Tabuteau, François Bourdillon et Olivier Lyon-Caen pour un Sunshine Act à la française. Force est de constater que le chantage à l’emploi fait par les industriels a primé sur les objectifs de sécurité sanitaire et de santé publique. Par temps de récession économique et de chômage de masse, les acteurs politiques semblent réticents à renforcer la régulation d’un secteur au chiffre d’affaires de 44.7 milliards d’euros (chiffres 2007), emploie près de 103 000 personnes et contribue positivement à un solde commercial par ailleurs en piteux état… Du reste, se centrer sur les éventuelles défaillances des seules agences risquerait de faire perdre de vue l’ensemble de la chaîne du médicament : du financement des partis politiques par les entreprises du médicament jusqu’au 25 000 euros annuels dépensés par ces dernières pour influencer les prescriptions des médecins généralistes. Je redis ici, à la suite d’un rapport de l’IGAS, que l’influence de l’industrie est systémique et qu’elle appelle donc une réponse systémique. Se défouler sur les fautes commises par certains agents chargés de l’évaluation permet d’exonérer à bon compte tous les acteurs de la politique du médicament, dont font aussi partie les journalistes de la presse médicale, dont les organes de presse sont financés en grande partie par l’industrie… L’affaire « Diane 35 » est ainsi moins celle de la défaillance de l’évaluateur public que des stratégies industrielles pour élargir le champ de prescription d’une molécule au-delà de son autorisation de mise sur le marché. L’affaire du Mediator a montré combien les médecins prescripteurs étaient plus sensibles aux arguments commerciaux de l’industrie qu’aux exigences de la santé publique et de la pharmacovigilance. Bref, évitons ce que Roland Barthes appelait dans ses Mythologies la très commode « figure de la vaccine » : concéder une défaillance d’une partie du système pour sauver ce dernier. Il faut appréhender les choses globalement, en termes non de vertu privée mais de règles et de contrôles publics.

La revue Prescrire a dévoilé récemment sa liste des "médicaments plus dangereux qu'utiles". Elle demande leur retrait du marché en raison des risques sanitaires "disproportionnés" qu'ils représentent par rapport aux bénéfices apportés. Comment en est-on arrivé là ? Le retrait de ces médicaments du marché a-t-il des chances d’aboutir ?

Il est étonnant que les gens s’étonnent encore d’un secret de polichinelle, celui de l’inutilité, voire de la dangerosité, d’une bonne partie de la pharmacopée qui fait de la France le troisième marché mondial. Depuis que je m’intéresse au système de santé, je lis nombre de prises de position et d’études qui dénoncent cet état de fait. Prescrire remplit, à cet égard, une mission de salubrité publique, au sens propre du terme. Force est de constater que ce thème tend de plus en plus à sortir des cénacles experts pour rencontrer une attention publique beaucoup plus large. Des « mandarins » hospitaliers semblent même poussés à faire des coups d’éclat éditoriaux, étant donné le phénoménal succès rencontré en librairie par un « guide » récent. Le déficit chronique et grandissant de l’Assurance-maladie y est pour quelque chose, comme la succession des « affaires ». En effet, une affaire comme le Mediator est doublement scandaleuse : la solidarité a financé  sur fonds publics un médicament inutile et dangereux, qui a tué. Ce que je veux dire par là, c’est que ce type d’affaires montre au moins autant les imperfections de la régulation publique que la défaillance du politique. L’on sait qu’il faudrait exclure du remboursement et même retirer leur AMM à nombre de médicaments sur le marché et pour beaucoup remboursés par la Sécurité sociale. Il s’agit là d’abord d’une décision politique. Or pourquoi les politiques hésitent à le faire ? Pour des considérations économiques d’abord, le fameux chantage à l’emploi que j’évoquais tout à l’heure. Pour des raisons électorales ensuite : les décideurs politiques sont réticents à dérembourser des médicaments auxquels leurs électeurs se sont habitués. Comme sociologue, je soulignerai que nous sommes, nous Français, schizophrène à l’égard du médicament : d’un côté, l’on proteste vigoureusement contre les vagues de déremboursement total ou partiel au nom de la préservation de la « Sécu », et, de l’autre, nous nous scandalisons des affaires du type Mediator ou Diane 35. Les atermoiements de la décision politique reflètent cette ambivalence. D’ailleurs, de ce point de vue, l’autorisation de la vente en ligne des médicaments délivrés sans ordonnance me semble être une mauvaise idée tant elle contribue à accréditer l’idée que le médicament est un bien de consommation presque comme les autres et non un produit potentiellement dangereux devant être soumis à une stricte régulation au nom de la santé publique. Je vois là le résultat d’un puissant lobbying de la part de l’industrie, au niveau européen notamment, visant à libéraliser le secteur. Il y a des raisons proprement économiques à cette offensive : l’expiration de nombre de brevets, la fin des blockbusters, l’augmentation des coûts de recherche et développement, la mise en œuvre de politique de développement des génériques menacent des profits — pour l’instant encore colossaux — alors que les actionnaires ont des exigences de rentabilité démesurées. Sortir de cette impasse implique, notamment, de faire sauter les verrous juridiques encadrant le « marché » du médicament. Au final, la responsabilité aux acteurs politiques, européens et nationaux, qui décident de sacrifier la santé publique sur l’autel de la croissance économique à tout prix.

On évoque assez facilement de la responsabilité de l'industrie pharmaceutique mais plus rarement celles des pouvoirs publics. Que penser en effet du manque flagrant de transparence de la pharmacovigilance ou encore des processus de négociation des accords prix-volume ?

Il faut envisager ensemble tous les protagonistes et donc toutes les responsabilités, y compris celle des pouvoirs publics. cela dit, il me semble que cette dernière est quand même régulièrement invoquée dans le débat public. Et, en un sens, c'est normal car l'une des missions régaliennes de l'Etat consiste à protéger la population, à commencer par sa santé. C'est d'ailleurs les mises en cause récurrentes de la dilution et le flou des responsabilités en matière de politique de santé qui ont conduit l'Etat à reprendre les choses en main, aux dépens de forme de régulation relevant quasiment de la cogestion, par exemple les partenaires sociaux pour l'Assurance-maladie ou l'industrie pour le médicament. La création de nombreuses agences sanitaires a participé de l'affirmation de l'Etat sanitaire qui était encore au milieu des années 1980, un "Etat Gulliver" pour reprendre la bonne expression de Aquilino Morelle, la plume de Lionel Jospin et aujourd'hui François Hollande, dans son livre sur la défaite de la santé publique face à l'épidémie de SIDA. Il faut donc avoir en tête que nous venons de très loin. La santé a été un secteur longtemps sous-administré, la faiblesse en moyens humains, matériels mais aussi le peu de prestige et de poids politique du ministère en attestaient. Par conséquent, il reste beaucoup à faire, et en particulier, comme vous le suggérez, dans le domaine de la pharmacovigilance. La faiblesse de celle-ci n'est pas que le fait de l'administration. Elle est aussi liée aux fortes réticences du corps médical, des médecins libéraux en particulier, à participer à la politique de santé publique. La médecine a défini, au début du XXème siècle, son identité libérale contre l'Etat et la Sécurité sociale. Tout ce qui concerne la santé publique et la sécurité sanitaire occupent une place dévalorisée dans le monde médical. Pour les médecins libéraux, cela signifie paperasserie, contrôle, charges administratives indues... Donc l'information peine à remonter et à être traitée même si, au sein des ARS, des personnels dédiés se consacrent désormais à l'analyse des "signaux" sanitaires. Et puis, in fine, il reste la question de la décision et l'action politiques... La régulation économique du médicament est le maillon de la chaîne qui est le plus opaque, car il est aussi le plus stratégique pour l'industrie. Le CEPS met face à face les industriels et les décideurs administratifs et politiques. Pendant très longtemps, le choix a été fait d'opter pour des prix bas, ce qui a conduit en partie les entreprises à se rattraper sur les volumes, y compris en poussant à élargir indûment le champ de prescription au-delà de l'AMM et en faisant pression sur les médecins prescripteurs via les visiteurs médicaux, le financement de la formation continue ou des Congrès. On tient là une des raisons de forte consommation de médicaments en France. Les accords prix-volume visent à casser cette course poursuite entre prix bas - fort volume de vente. Du reste, je remarquerai que ce mécanisme, très valorisé par l'administration du Budget, ne concerne pas que le secteur dynamique du médicament. En un sens, aujourd'hui, avec la T2A, l'hôpital est soumis à un mécanisme du même genre. Le rêve des budgétaires est d'étendre ce genre de mécanisme à tous les compartiments du système de santé afin de tenir l'ONDAM. Pour ma part, ce type de régulation prix-volume pour le médicament ne me choque pas. Dès lors qu'il s'agit pour une grande part de fonds publics, il faut bien assurer une prévisibilité de la dépense afin de ne pas faire sauter la banque... Surtout, ces accords invitent les pharmaciens notamment à être des acteurs de la politique de santé publique et à ne pas être de simples supermarchés du médicament. Car la dérive est bien celle-là : que les pharmacies deviennent des discounts. La profession est partagée sur le choix entre santé publique et marché.

Comment rétablir un minimum de transparence dans le système de santé français ?

Si l’on pose la question de façon globale, la « transparence » ne concerne pas, loin s’en faut, que les éventuels conflits d’intérêt au sein des agences sanitaires, entre « experts » et industriels. Au passage, remarquons que d’une façon ou d’une autre, tous les « experts » ont des relations avec l’industrie. Il est impossible de ne disposer que d’une expertise interne dans la mesure où ces experts, qui ne travailleraient qu’au sein des agences ou pour les agences, seraient vite « obsolètes », étant donné le flux d’innovations (souvent fausses) pharmaceutiques. Poser correctement le problème consiste d’abord à souligner que des agences comme l’ex-AFSSAPS seront toujours en position de faiblesse par rapport à des mastodontes industriels ayant de puissants relais au niveau politique, disposant d’une force de frappe financière comparable à celle des banques et enclins à déborder les régulations nationales par le passage au niveau supranational, européen en particulier. Vu sous cet angle, on voit combien la focalisation sur les défaillances morales de tel ou tel individu est dérisoire même si elle peut être nécessaire, au moins pour soulager celles et ceux qui ont perdu un proche en raison de la consommation de telle ou telle molécule . La « transparence » doit s’imposer à toutes les composantes et à tous les protagonistes de la politique du médicament, au-delà de la seule question des conflits d’intérêt : transparence du financement des partis politiques (il y a du boulot comme semble le suggérer l’affaire du Mediator) ; transparence du financement de la formation médicale continue et de la recherche médicale, transparence des relations entre entreprises et médecins prescripteurs… De plus, dès lors que l’on considère que le médicament relève de la santé publique, les règles doivent être strictes et, surtout sanctionnées. Or force est de constater que même si elles existent, les règles un tant soi peu strictes ne sont guère assorties de mécanismes de sanction effectifs. Le laxisme avec lequel on a considéré les déclarations d’intérêt remplies par les experts sollicités par l’AFSSAPS est à cet égard édifiant et confondant. La comparaison que je faisais au début avec la finance est heuristique : on a l’impression que plus un secteur industriel est puissant, comme la finance ou l’industrie pharmaceutique, plus l’on s’en remet à des règles de déontologie et à une forme d’autorégulation ; lorsqu’un scandale éclate, tout le monde s’offusque, à commencer par les décideurs, puis, une fois que des grandes annonces ont été faites (on change le nom de l’AFSSAPS), que l’actualité est passée à autre chose, le business reprend as usual. A cet égard, on ne peut que mesurer l’écart des intentions politiques et la réalité des mesures effectivement prises pour que cela ne se reproduise plus. Pire, l’on continue à libéraliser le secteur. Entre marchandise et bien de santé publique, il va falloir choisir. Peut-être aussi qu’un rapport plus serein, informé et lucide au médicament nécessiterait une éducation en la matière, tant l’ignorance de la population est grande. L’on apprend beaucoup de choses au collège et au lycée, mais peu concernent la médecine et ses dérivés. Cela éviterait d’assister, comme j’en ai fait l’expérience il y a peu, à une scène finalement ordinaire où une dame demandait à sa pharmacienne de lui vendre une boîte de médicament dont le nom lui échappait mais qui avait pour miraculeuse propriété de « manger les graisses » — eh oui, les beaux jours reviennent —  vendue à un prix conséquent. Le rêve de beauté et l’utopie de la santé parfaite, pour reprendre l’expression de Lucien Sfez, n’ont pas de prix. Nos sociétés « rationalisées » et « modernes » aiment à se moquer des croyances traditionnelles, celles par exemple des sociétés dites « primitives », mais force est de constater que leur rapport au médicament n’est guère plus « rationnel » que celui de « l’indigène » à la danse de la pluie. La force du médicament est de jouer sur plusieurs registres à la fois : celui de la science, celui de la santé, celui de l’économie et celui… de la magie. Et l’industrie a intérêt à brouiller de plus en plus les frontières, comme le montre à l’envi le succès des « alicaments ». 

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