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Des piétons passent devant des affiches de campagne du président et candidat Emmanuel Macron et de la candidate Marine Le Pen à Eguisheim, le 21 avril 2022
Des piétons passent devant des affiches de campagne du président et candidat Emmanuel Macron et de la candidate Marine Le Pen à Eguisheim, le 21 avril 2022
©SEBASTIEN BOZON / AFP

Fracture territoriale

Radioscopie des causes réelles (et fantasmées ?) du malaise d’une France qui a perdu confiance en son avenir

Laurent Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Atlantico : L’élection présidentielle 2022 s’est achevée il y a quelques jours et le résultat témoigne encore d’une fracture forte entre deux France. La carte électorale actuelle où un candidat LREM monte à l’approche des pôles les plus attractifs et où une Marine Le Pen gagne quand on s’en éloigne en est le témoignage. L’enjeu de la France périphérique est-il économique ? Au niveau de l’aménagement du territoire ? Culturel ?

Rémi Bourgeot : Cette élection est loin d’être aussi identique à celle de 2017 qu’on pourrait le penser à première vue avec la répétition de l’affiche du second tour. On voyait il y a cinq ans une polarisation dès le premier tour suivant le niveau socio-professionnel et éducatif et le lieu d'habitation, qui sont traditionnellement les principaux déterminants du vote. On a vu cette année un chamboulement de cette structuration avec le vote très largement contestataire des jeunes. Au-delà de l’effondrement de LR et du PS, il faut noter que la montée de Jean-Luc Mélenchon cette année ne repose évidemment pas que sur les catégories issues de l’immigration mais traduit aussi le déclassement des jeunes (avec 32% des voix des 18-34 ans contre 23% chacun pour Emmanuel Macron et Marine Le Pen), et notamment des jeunes diplômés (37% chez les jeunes de niveau Bac+5). Ses positions, sur le blocage des prix par exemple (bien qu’il en ignore les désastreuses conséquences industrielles ou  qu’il minimise en même temps la question du logement) sont entrés en résonnance avec de vives inquiétudes matérielles. 

L’idée développée par l’analyse géographique d’une relégation de la France périphérique est intéressante, mais encore ne faut-il pas la concevoir de façon statique, comme c’est souvent le cas. La relégation de ces zones périphériques a constitué la première étape, évidente, de la désindustrialisation.  La question de la crise de notre modèle économique, qui se traduit entre autres par un déficit commercial chronique, crée cependant une situation plus complexe, dans laquelle le vote populiste se développe également dans les grandes zones économiques centrées sur les services et en particulier chez les jeunes (40% des moins de 35 ans pour Mélenchon dans les grandes agglomérations).

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Le concept d’attractivité économique que vous évoquez est intéressant à cet égard, de par ses limites. On évoque souvent le statut de premier de la classe européenne qu’aurait la France en la matière. L’Allemagne figure aussi généralement sur le podium de l’attractivité européenne mais c’est également le cas de la Turquie, enfermée dans un éternel rôle de sous-traitance reposant sur les bas salaires. Le pays souffre aussi, par ailleurs, d’un déficit commercial chronique... On peut attirer les investissements internationaux pour diverses raisons, de l’excellence technique à la qualité des infrastructures, en passant par la mise à disposition de bas salaires déconnectés du niveau éducatif.

S’agit-il d’un déclassement absolu, c’est-à-dire d’une vraie dégradation, quels que soient les critères retenus ou d’un déclassement en relatif, c’est-à-dire d’une moindre progression que la France des métropoles. La France périphérique est-elle une France en chute ou simplement une France qui sent son avenir se dérober même si son présent n’est pas encore catastrophique ?

Rémi Bourgeot : Le concept de France périphérique recouvre des réalités assez différentes. Certaines des régions en question voient une partie importante de leur population trouver refuge dans le travail transfrontalier, par exemple en Suisse ou au Luxembourg, d’autres dans le secteur du tourisme, avec ses nombreuses limites sur le plan de la mise en valeur des compétences. Par ailleurs, les catégories d’âge vivent des réalités souvent très différentes. 

Le même mécanisme est-il à l’œuvre ailleurs dans les mêmes proportions ? Quel pays a réussi à éviter ces phénomènes de relégation de zones périphériques ?

Rémi Bourgeot : On parle évidemment de crise de la mondialisation et de populisme dans de nombreuses sociétés dans le monde. Cependant, cette idée d’une dichotomie pure entre diplômés et non-éduqués présentent d’importantes limites. Les zones économiques reléguées sont, dans de nombreux cas, d’anciens bassins industriels de premier plan. Leur crise constitue un symptôme plus profond du mal qui ronge les systèmes économiques concernés. Les délocalisations productives jouent un rôle, tout comme l’automation, mais on observe des effets très différents en fonction des pays. Si on prend l’exemple de la robotique, les pays qui y ont de loin le plus recours dans leur industrie, comme la Corée ou le Japon, connaissent le plein emploi. On peut toujours parler évidemment de zones périphériques délaissées en évoquant par exemple des zones rurales. Mais la transition du statut de bassin industriel à celui de zone périphérique reléguée dans un pays comme la France traduit la crise de notre modèle productif, dans sa manifestation la plus directe.

L’élection présidentielle 2022 s’est achevée il y a quelques jours et le résultat témoigne à nouveau une fracture sur le territoire. La carte des résultats de l’élection montre que les votes pour Emmanuel Macron augmentent à l’approche des pôles les plus attractifs quand ceux pour Marine Le Pen croissent lorsque l’on s’en éloigne. Est-ce le témoignage de cette fracture ? 

Laurent Chalard : Les résultats du second tour de l’élection présidentielle de 2022, comme ceux de 2017, confirment le constat du géographe Christophe Guilluy. Il y a une opposition entre une France des « gagnants » et une autre des « perdants ». Mais cette carte électorale n’est pas complètement identique à celle de M. Guilluy qui oppose les grandes métropoles au reste du territoire. D’autres territoires non « métropolisés » ont voté pour Emmanuel Macron. L’ouest de la France ou des territoires aisés comme les grands vignobles de Bourgogne ou d’Alsace ont voté Emmanuel Macron car leur situation économique est bonne. La carte du vote LREM est celle de la France qui va bien : des zones où la population est aisée/très aisée et où la classe moyenne conserve un bon niveau de vie. 

À contrario, la carte du vote RN est fortement corrélée à la présence des classes populaires (ouvriers et employés) comme dans le monde rural et les petites et moyennes villes de tradition industrielle. On voit cela de manière frappante dans le nord-est où le poids électoral de Marine Le Pen se renforce au fil des années. 

La France périphérique est-elle une France en chute libre ou une France qui sent son avenir se dérober alors que son présent n’est pas encore catastrophique ?

Laurent Chalard : Tout dépend du territoire. Dans certains territoires de la France périphérique, nous sommes face à une chute qui paraît catastrophique. La désindustrialisation a atteint une telle ampleur qu’elle a mené à une catastrophe sociale entraînant un déclin démographique et un sentiment de déshérence. La vallée de la Meuse, dans les Ardennes, fait partie de cette France « qui chute » car les conditions de vie des habitants de la vallée sont moins bonnes qu’il y a 50 ans. Les territoires spécialisés dans l’industrie métallurgique, textile ou minière comme le nord-est du pays ou une partie du massif central ont été fortement touchés. 

À côté de cette France périphérique « qui chute », il y a une France périphérique stagnante. Par rapport aux grandes métropoles, cette France ne bouge pas et les habitants ont l’impression que l’écart entre leur territoire et les zones les plus dynamiques s’accentue. Comme ils n’ont plus une perspective d’ascension, l’avenir leur paraît sombre et ils voient d’autres territoires voisins qui ont déjà chuté. Par exemple, les habitants du département de la Marne ont peur de devenir comme les Ardennes limitrophes. 

L’enjeu de la France périphérique se fait-il sur l’économie ? Sur l’aménagement du territoire ? Sur le secteur culturel ? 

Laurent Chalard : Il ne s’agit pas d’une logique monofactorielle, mais plurifactorielle quand on évoque la question de la France périphérique. Plusieurs enjeux sont sur la table, mais le premier est avant tout économique. Si l’on regarde l’origine de son décrochage par rapport au reste du territoire, il est économique et non culturel. L’effondrement de l’industrie traditionnelle française est la cause de cela. Dans les secteurs concernés on trouve le textile, l’extraction minière, la métallurgie, la sidérurgie et maintenant l’industrie automobile. Souvent, elle n’a pas été remplacée par d’autres activités économiques et cette désindustrialisation pose un enjeu d’aménagement du territoire. 

Pourtant les politiques d’aménagement du territoire ont été abandonnées à partir des années 1990. Il s’agissait d’une logique libérale qui a dominé l’Etat central et les territoires en voie de désindustrialisation n’ont pas été accompagnés. L'État n’a pas cherché à trouver des solutions et des remèdes à leur déclin économique et il s’est poursuivi.

La question culturelle est annexe car elle apparaît comme une conséquence et non comme une cause. On dénigre la France périphérique dans la culture car sa situation économique est mauvaise. 

S’agit-il d’erreurs d’aménagement du territoire spécifiquement françaises ? De problèmes d’urbanisme et notamment d’urbanisme commercial ?

Laurent Chalard : Le déclin du territoire est uniquement lié à la désindustrialisation et à l’abandon d’une politique d’aménagement du territoire pour ces zones en difficulté. L’urbanisme n’a rien à voir avec cela. Une politique d’urbanisme différente n’aurait absolument pas empêché ce déclin. Les politiques d’urbanisme commerciales qui ont vidé les centres-villes au profit des périphéries commerciales n’ont fait qu’accentuer l’atmosphère de déclin dans certaines villes. La périphérisation de l’urbanisme concerne aussi bien les villes déclinantes que les villes dynamiques. Aujourd’hui, il y a des centre-villes de villes moyennes dynamiques comme Montélimar dans la Drôme, qui se désertifient aussi. 

Le même mécanisme est-il à l’œuvre ailleurs dans les mêmes proportions ?

Laurent Chalard : Ce déclin visible en France est présent dans la plupart des pays développés où on constate un déclin des anciennes industries lourdes issues de la première et de la deuxième révolution industrielle. C’est le cas aux États-Unis avec la Rust Belt, au nord-est du pays, dans le nord de l’Angleterre, et à un degré moindre en Allemagne dans la Ruhr. Ce phénomène n’est pas spécifique à la France, c’est un effet de la mondialisation et on le retrouve chez des États ayant bradé leur industrie comme les pays anglo-saxon ou la France. Les États ayant choisi la tertiarisation à tout va dans les années 1980 au détriment de leur industrie ont été beaucoup plus touchés par le phénomène. En Allemagne, si l’on excepte le cas particulier de l’ex-RDA, même s’il y a du déclin dans la Ruhr, nous ne sommes pas dans la même proportion. 

Quelles solutions existent ?

Laurent Chalard : Pour redynamiser ces zones, il faut les réindustrialiser. Seule une réindustrialisation pourrait éventuellement les relancer, mais on n’a pas encore vu de vraie politique à ce propos. L’État central français s’est construit sur une logique de fonctionnarisation avec une dévalorisation du travail manuel. Il faudrait que l’industrie soit revalorisée au sein des élites et de la population pour aboutir à une réindustrialisation de certains territoires. On en est loin encore aujourd’hui… 

La solution est-elle strictement politique : indemniser les perdants de la mondialisation et garantir un meilleur équilibre des services publics ? La solution est-elle de l’ordre du développement économique ?

Rémi Bourgeot : La relégation des anciens bassins industriels puis l’équation que connaissent aujourd’hui les jeunes éduqués, avec bas salaires et bulle immobilière, pointe la crise de notre modèle économique, dont la sortie par le haut ne peut que passer par la réindustrialisation, notamment par la modernisation productive et la mise en valeur des compétences technologiques. Les centres économiques centrés sur les services ne sont pas à même d’assurer la prospérité d’un grand pays et encore moins un système de transferts illimités qui tenterait de stabiliser la dynamique de décomposition politique. Tous les camps politiques ont aujourd’hui pris conscience de l’importance de l’industrie et défendent l’idée de politique industrielle. Il reste à s’entendre et se mobiliser sur les moyens à mettre en œuvre pour une véritable politique de montée en gamme technologique face au risque de saupoudrage de deniers publics.

Laurent Chalard : Avec une indemnisation, on entre dans une logique d’assistanat comme avec la politique de la ville dans les banlieues. On peut se poser la question de la réussite d’une telle méthode quand on voit le résultat de cette politique dans les banlieues. En règle générale, quand un territoire sort la tête de l’eau ce n’est pas grâce à des subventions, mais quand le développement économique est recréé. 

La question des services publics pose celle de la sectorisation des actions de l’Etat, qui mène une politique sectorielle et non d’aménagement du territoire. Le ministère de l’Éducation nationale supprime des classes là où le nombre d’enfants diminue, le ministère de la Santé supprime les maternités quand le nombre de naissances baisse. C’est donc souvent dans les mêmes endroits que l’on supprime tout car ils sont en déclin. Cette politique sectorielle ne marche pas dans l’aménagement des territoires. En conséquence, il faudrait décider de la répartition des services publics en fonction des territoires et non en fonction des secteurs. 

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