Luc Rouban : « La violence politique tient largement au fait qu’une grande majorité de Français considère que la société les traite avec mépris »<!-- --> | Atlantico.fr
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Les maires de France avaient appelé la population à se rassembler après les violences subies par certains élus lors des émeutes de l'été 2023.
Les maires de France avaient appelé la population à se rassembler après les violences subies par certains élus lors des émeutes de l'été 2023.
©FRANCOIS NASCIMBENI / AFP

Une violence de plus en plus intense

Luc Rouban vient de publier « Les racines sociales de la violence politique » aux éditions de l’Aube.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Atlantico : Vous venez de publier « Les racines sociales de la violence politique » aux éditions de l’Aube. Le président de la République vient de s’exprimer au sujet des violences en provenance de l’extrême droite dont son épouse fait encore l’objet. Dorénavant, c’est l’extrême droite américaine qui ravive cette théorie complotiste contre laquelle le chef de l’Etat estime qu’il faut « utiliser le droit, la justice ». Que dire, pour commencer, des violences non physiques (verbales, psychologiques, notamment) dont peuvent faire l’objet les politiques et leurs proches en France ?

Luc Rouban : L’affaire concernant Brigitte Macron n’est pas anodine. Elle s’inscrit dans une violence verbale ou argumentative consistant à discréditer les politiques en s’en prenant soit à eux, à titre personnel, soit à leur entourage familial, ce qui a pour objet de les toucher dans le cercle de leur vie privée et intime. Rappelons qu’Emmanuel Macron lui-même a fait l’objet d’attaques personnelles d’une grande violence, notamment lors de la crise des Gilets jaunes, puisqu’il était présenté en effigies que les manifestants pendaient ou décapitaient. On a sous les yeux les conséquences d’une désacralisation non seulement de la démocratie représentative mais des institutions elles-mêmes. La violence se nourrit de l’indifférenciation faite désormais entre la fonction représentative et la personne. Les deux corps du roi ne sont plus distingués. On ne peut pas non plus oublier la déstructuration du débat public par les réseaux sociaux, l’intelligence artificielle et tous les moyens de falsifier les faits, de mentir ou de produire des récits fictifs dans un temps très court. À l’absence de distinction entre la fonction et la personne s’ajoute l’absence de distinction entre les faits vérifiés (le journalisme, la science) et la fiction que n’importe qui peut produire (les ennemis politiques mais aussi les faux experts, les sociologues de plateau, les blogueurs, etc.). Mais comme le politique joue beaucoup sur la « communication », qui est une mise en récit de son action ou de son inaction, on se retrouve dans un conflit de fictions.

Il faut alors se demander comment on en est arrivé là. On imagine mal le général de Gaulle ou sa femme Yvonne faire l’objet de pareilles attaques dans les années 1960. Il y a deux réponses que j’explore dans l’ouvrage. La première, c’est que les politiques eux-mêmes ont rendu cette relation toxique possible en jouant le jeu de la proximité : on discute dans la rue, on tutoie ses interlocuteurs, on débat en manches de chemise comme si on était dans le cadre d’une entreprise privée. Et là, on tient une explication sociologique : l’État considéré par les responsables politiques comme une entreprise où la hiérarchie n’a rien de sacré. Ce qui conduit à ne voir dans le chef de l’État qu’un manager sans plus et dans les élus en général que des représentants du personnel. Deuxième explication : le mépris. Une grande majorité d’enquêtés, et surtout en France, considèrent que la société les traite avec mépris. Cependant ce mépris est général, insaisissable, il appelle non plus une réponse politique contre une majorité mais une vengeance contre tous ceux qui incarnent, à tort ou à raison, ce mépris. Puisqu’on ne peut changer ce système, il faut s’en prendre à ceux qui sont censés en profiter. Ce n’est pas de la lutte des classes contre un adversaire historique, c’est une relation interpersonnelle avec un ennemi.

Parfois, les violences vont plus loin. Ainsi, certains proches de Brigitte Macron ont été agressés et l’une des agresseuses a été condamnée en janvier 2024. En mai dernier, c’est le maire de Saint-Brévin qui a posé sa démission après l’incendie criminel de son domicile. Comment se manifestent ces violences et ses menaces à l’intégrité physique contre les élus ou leurs proches ?

Le passage à la violence physique est fortement lié à l’absence de distinction entre la sphère publique et la sphère privée. On s’en prend tout d’abord aux biens (domicile, voiture) puis aux personnes car il s’agit de les attaquer dans leur intimité et non plus dans leur fonction de représentation. Il faut montrer qu’ils ne sont pas invulnérables ni intouchables et qu’on peut très bien ne plus respecter les normes de la vie en société qui consiste à respecter ceux qui sont chargés d’une mission d’intérêt général. En fait, on se retrouve dans une situation de type mafieux où les pouvoirs privés, qui peuvent être économiques, religieux, criminels, parfois les trois ensemble, défient l’autorité publique qui n’est pour eux qu’un adversaire médiocre. La mafia en Italie ou aux États-Unis a toujours procédé ainsi, par intimidation et gradation dans les attaques pour faire céder la victime dans une extorsion de fonds ou pour l’empêcher de témoigner. Et là on se retrouve devant ce que personne ne veut reconnaître en France, à savoir la faiblesse de l’État, miné par une justice impotente, des moyens de répression inutilisés, une impuissance manifeste à régler les grands problèmes qui concernent les Français comme l’immigration ou l’insécurité, précisément. Donc, le rapport républicain au pouvoir fait place à un rapport de force. De collective, la force devient privée.

Cette privatisation de l’échange politique a été constamment nourrie depuis des années par l’absence de politique pénale digne de ce nom. Sous la IIIe République, menacer un élu ou un fonctionnaire avec un couteau vous aurait immédiatement envoyé au bagne pour quelques années, y compris dans cet abominable bagne pour enfants de Belle-Île-en-Mer. Mais cette privatisation est également liée aux transformations de la population française. L’absence de politique sérieuse d’intégration de l’immigration, sauf de manière périphérique, a des conséquences sur les modes de représentation du pouvoir légitime. La relation au pouvoir n’est plus médiatisée par un droit complexe mais souvent vécue comme un assujettissement personnel auquel on se soumet ou que l’on rejette. La culture républicaine n’est plus la seule dans une société multiculturelle où le rapport interindividuel prime souvent le jeu des institutions, où le caïd de banlieue sert à la fois de distributeur d’emplois (bien payés), de garant de la sécurité collective contre l’autre (c’est-à-dire l’État français) et de juge de paix lorsqu’on a un conflit, un juge autrement plus rapide et expéditif que le système judiciaire officiel. Il n’existe donc plus un seul modèle de rapport à la violence politique légitime et l’État, désolé pour Max Weber, n’en a plus le monopole.

Quel est le profil de la personnalité politique la plus à risque, au moins en théorie ? Qui sont les plus menacés selon vous, et d’où émanent ces menaces ?

Les plus menacés sont, par définition, les élus locaux, qui sont les plus proches, notamment dans les petites communes où il n’existe pas de services administratifs qui prennent en charge les relations avec les habitants. On ne peut évidemment pas oublier les agents des services publics et notamment les enseignants, les policiers (certains se sont fait agresser chez eux), les personnels hospitaliers. On repère ici les méfaits de la pensée managériale qui a voulu faire des citoyens non plus des administrés mais des clients. Si vous être dans une relation de clientèle, vous ne supportez plus qu’on vous refuse ce que vous exigez. Mais, et c’est ce qui m’a le plus étonné lorsque j’ai préparé l’ouvrage, cette violence est très acceptée aussi bien dans les catégories populaires que moyennes, moins dans les catégories supérieures mais, comme je le montre, ces dernières sont bien plus tolérantes désormais face à l’usage de la violence.

De quoi cette violence contre nos figures politiques est-elle le nom exactement ? Quelles en sont les éventuelles racines qu’il est possible d’analyser ?

Pour ne pas me répéter, en dernière analyse, cette violence politique qui n’est plus partisane comme autrefois, et c’est en cela qu’on doit l’étudier, est un signe de décomposition sociale avancée et d’une remise en cause de la hiérarchie sociale. Il ne s’agit pas de lutte des classes, loin de là, car cette remise en cause est également le fait des catégories supérieures qui jettent un regard très lucide et très désabusé sur les diplômes, sur le « mérite », sur la légitimité des élites. Sur le fond, l’idée s’est répandue que la société française était inéquitable plus qu’inégalitaire. Ce que la gauche n’a pas compris c’est que l’égalité comme redistribution des revenus et des ressources économiques n’intéresse qu’un Français sur deux. L’autre moitié estime surtout que cette inégalité tient au fait que la société française ne respecte pas la même règle du jeu pour tous. C’est bien cette concurrence des normes, officielles contre officieuses, explicites contre implicites, qui crée de l’anomie. Et l’anomie génère la violence.

Ce phénomène est-il « inévitable » ? Comment le limiter, sinon l’endiguer à proprement parler ?

À court terme, il faut rétablir l’autorité de l’État. C’est un préalable indispensable. Avec une justice qui fonctionne, mais aussi des élus qui se conduisent de manière irréprochable. Rien ne sert de faire la leçon aux jeunes si dans le même temps on continue de nommer des ministres faisant l’objet de poursuites judiciaires, si l’on continue de fermer les yeux sur des « égarements » de hauts fonctionnaires ou de responsables publics, voire d’acteurs ou de personnalités de la culture qui seraient supposés bénéficier de privilèges dans leur comportement social, notamment à l’égard des femmes. Il faudrait aussi rétablir une morale publique en interdisant toutes les pratiques douteuses de pantouflage au sommet de l’État et de confusion entre ce qui est public et ce qui est privé. Rétablir cette frontière serait déjà un progrès considérable pour que les institutions soient à nouveau respectables et donc respectées.

 Luc Rouban publie « Les racines sociales de la violence politique » aux éditions de l’Aube

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