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Les grandes puissances sont en train de réajuster les grands équilibres du monde....sans l’Europe!
©SAUL LOEB / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Hughenden, 

29.7.2018

Mon cher ami, 

Le sommet des BRICS passé inaperçu

On ne peut pas s’intéresser à tout. Vous avez l’affaire Benalla, nous avons les malheurs de Theresa avec le Brexit, les Etats-Unis ont le Russiagate. Les médias occidentaux n’ont pas le temps de parler d’autre chose, d’événements qui ne nous concernent pas. N’est-ce pas? 

Tenez, le sommet des BRICS, qui a eu lieu la semaine dernière, jeudi et vendredi à Johannesburg. C’est juste 40% du PIB mondial, dont les chefs d’Etat et de gouvernement se rencontraient. Ils ont réaffirmlé leur attachement à la liberté du commerce. En fait, ils ont expliqué qu’ils entendaient avoir leur propre bloc commercial. Le commerce entre eux a augmenté de 30% en 2017. Leur banque commune, la Nouvelle Banque du Développement, met à disposition 4 milliards de prêts pour les BRICS cette année. La Russie est sur le point d’en emprunter le quart; tandis qu’elle finance pour 600 millions de projets dans l’énergie nucléaire en Afrique du Sud et en Chine. Ce sommet des BRICS faisait suite à celui de l’Organisation de la Coopération de Shanghai au mois de juin, où la Chine, la Russie et l’Inde, jouent aussi le rôle central, autre plateforme qui cherche à se passer des circuits occidentaux de financement et de commerce. 

En marge du sommet des BRICS, Vladimir Poutine a mené des entretiens billatéraux; en particulier concernant la coopération énergétique (avec l’Afrique du Sud) et militaire (avec l’Inde). Au sein du groupe des BRICS comme dans l’organisation de la coopération de Shanghai, on réfléchit discrètement mais efficacement à progressivement être moins dépendant du dollar. La Russie ne se cache pas d’augmenter considérablement ses réserves en or, en DTS du FMI et en yuans; elle a réduit ses réserves en dollar, ces deux dernières années de 96 à 14 milliards. De Gaulle en avait rêvé, Poutine l’a fait ! La Chine est plus prudente, dans la mesure où elle possède encore plus de mille milliards de dollars; elle sait qu’elle tient l’une des clés de la stabilité du monde; l’Inde aussi reste prudente: elle compte encore sur les Etats-Unis autant que sur la Russie pour maintenir un équilibre militaire avec la Chine et le Pakistan, puissances nucléaires comme elle. 

Tout cela, mon cher ami, ce sont des broutilles, non? Surtout que Trump s’y intéresse! 

Trump pour les nuls 

Soyons sérieux. Cessons enfin des sous-estimer Trump au prétexte de ses excentricités et de sa vulgarité. Lorsque vous êtes attentif à ce qui se passe en Eurasie et au sein du groupe des BRICS, vous comprenez mieux la géopolitique de Trump. Il est suffisamment réaliste pour sentir que les Etats-Unis voient leur puissance remise en cause, en particulier par la Russie (militairement) et par la Chine (économiquement). Le temps, “clintonien”, où les Etats-Unis pouvaient se permettre d’intervenir tous azimuts et de jeter les dollars par les fenêtres de la Fed (Bernanke utilisait l’image de l’hélicoptère inondant de dollars les zones de crise). Et Barack Obama a, selon Trump et ses équipes, certes compris qu’il fallait abandonner une stratégie impériale pour revenir à une stratégie nationale mais il n’en a pas vraiment pris les moyens. L’exemple le plus flagrant, pour Trump, est l’Iran: on comprend bien le mouvement d’après le 11 septembre, la crise de confiance entre Etats-Unis et Arabie Saoudite, la nécessité de stabiliser un Irak largement tenu par les chiites. Mais, pour le successeur de Barack Obama, son pays n’a rien à gagner d’une politique trop conciliante avec l’Iran. Téhéran regarde soit vers l’Union. Européenne soit vers l’Organisation de Coopération de Shanghai, des compétiteurs monétaires du dollar. Il vaut bien mieux se réconcilier avec les pays du Golfe, en particulier avec l’Arabie Saoudite. A la différence d’autres pays, ils n’ont pas intérêt à mettre en cause l’hégémonie du dollar. 

D’une manière générale, Trump sait que les Etats-Unis restent la première puissance du monde. Ils ont les seuls à posséder absolument tous les attributs de la puissance (appareil militaire, réserves monétaires, économie de l’innovation, capacité diplomatique, modèle politique, influence culturelle, ressources naturelles).  A condition de se recentrer sur les Etats-Unis, il sait que la puissance américaine peut être revigorée et faire mentir l’espoir chinois d’avoir fait de la Chine la première puissance du monde un siècle après la révolution maoïste. 

Il s’agit à la fois d’amadouer diplomatiquement la Russie et de rattraper le retard qu’on a pris sur elle dans les armes de pointe; de permettre aux Etats-Unis de rester à la pointe de la Troisième Révolution industrielle; de maintenir la prépondérance (plus que l’hégémonie) du dollar; de retrouver un équilibre de la balance commerciale et de la balance des paiements; d’exploiter les nouveaux gisements énergétiques américains; et de jouer à fond sur ce qui est la plus grande supériorité amércaine dans le monde, le pouvoir d’attraction du modèle démocratique.  Au lieu de s’en tenir à des slogans tout faits (“Russiagate”, “protectionnisme”), les observateurs américains et européens devraient comprendre que le président américain fait ce qu’il a toujours pratiqué comme chef d’entreprise: il pratique avec virtuosité l’art de la négociation, selon une méthode qu’il a indiquée noir sur blanc dans son petit ouvrage comme les étudiants d’écoles de commerce en connaissent des dizaines: The Art of the Deal.  Tel Bismarck, Trump est d’autant plus efficace qu’il dit ce qu’il va faire et que personne ne le croit! Il a la brutalité et le sans-gêne d’un Bismarck mais aussi son efficacité. 

Ce que l’Europe devrait faire et qu’elle ne fait pas! 

L’Europe reste largement absente de la négociation mondiale en cours. Le continent n’en finit pas de se débattre avec l’absence de leadership allemand. Il y a trois décennies, les dirigeants français ont décrété que l’Allemagne leur était définitivement supérieure; et ils ont proposé au reste de l’Europe de suivre le modèle allemand d’organisation. Or étendre le modèle de la République Fédérale d’Allemagne à l’Union Européenne, cela a signifié mettre en place une série de principes juridiques, de normes de régulation de la concurrence, de règles  monétaires, de procédures d’immigration  qui ne suffisent pas à créer un leadership. Et pour cause, la RFA a été inventée par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale pour casser la puissance militaire de la Prusse et l’impérialisme du Reich. Le résultat, c’est que l’Europe est impuissante, paralysée par l’indécision allemande et la lenteur de ses procédures, alors que le monde change à la vitesse grand V. En matière d’euro, d’immigration, d’investissement dans la Troisième Révolution industrielle, de développement éducatif, de stratégie commerciale, il faudrait agir vite et en voyant grand. Mais l’Union Européenne en est incapable, se déchire dans des querelles juridiques ou techniques liliputiennes. Mon pays, la Grande-Bretagne a eu un réflexe très sain en votant pour le Brexit. Mais à présent notre Premier ministre semble paralysée quand il s’agit de mettre en oeuvre sa vision raisonnable et adaptée au nouveau siècle de Global Britain. Comme si à trop fréquenter Bruxelles, bien des responsables britanniques avaient contracté la maladie du sommeil bureaucratique. 

Pour l’Europe, pour chacune de ses nations, se pose la question des choix à faire dans l’actuelle redéfinition de l’ordre mondial. A mes yeux il ne fait aucun doute que la priorité est de constituer un bloc sohérent de nations libres avec les Etats-Unis. Surtout avec une Amérique qui se remet, depuis Obama, à penser dans des termes nationaux. L’enjeu, dans le monde, est le progrès des libertés politiques et de la démocratie. Nous ne pouvons pas bâtir notre politique étrangère autour de la Chine autocratique ou de l’Iran théocratique!  Il est bien vrai, d’ailleurs, que nous devons rappeler aux Etats-Unis qu’il n’est pas possible, non plus, de trop dépendre de régimes sunnites non moins détestables que l’Iran. Il faut trouver le bon équilibre avec Trump. 

Non seulement l’alliance avec les Etats-Unis de Trump n’a rien de scandaleux mais le deal qu’il a proposé à Juncker correspond exactement à ce qu’il avait annoncé dès ses entretiens avec Angela Merkel, avec Emmanuel Macron et lors du G7. Le président américain entend refonder le partenariat transatlantique en le rééquilibrant. L’Europe ne peut pas prétendre accumuler les surplus commerciaux sans prendre en charge, en retour, plus d’effort de défense - si elle veut rester dans l’OTAN. Donald Trump a bien fait comprendre qu’il est prêt à une relation commerciale privilégiée avec l’UE, qu’il envisage bien différemment de la Chine. Ne devrions-nous pas saisir la main tendue? La France et la Grande-Bretagne n’ont-elles pas intérêt, pour équilibrer la puissance allemande en Europe, à s’appuyer sur les Etats-Unis? La France ne profiterait-elle pas à fond - c’est le sens des ouvertures faites par Trump à Macron - d’une alliance étroite avec des Etats-Unis en plein rebond économique (4% de croissance à prévoir en 2018, presque trois fois la croissance française) et avec une Grande-Bretagne ayant enfin trouvé son équilibre après le Brexit? 

Il est temps que l’Europe, emmenée par une Grande-Bretagne et une France émancipées, chacune à sa manière, du non-leadership allemand et de son effet paralysant pour le continent, retrouve le rôle qui a été le sien des années 1960 aux années 1990, lorsque de Gaulle, Willy Brandt, Margaret Thatcher ont été aux commandes de leurs pays respectifs: la capacité à stabiliser et nuancer la politique américaine. Au lieu de sombrer dans l’hystérie anti-russe pour dissimuler les atermoiements de sa politique intérieure, Theresa May devrait, avec la France et l’Allemagne, aider Trump à trouver, enfin, un nouvel équilibre des relations avec la Russie. Nous en avons tous besoin face à la puissance chinoise. De même vis-à-vis du monde arabo-musulman, l’Europe doit servir de puissance modératrice: en particulier, nous devons peser de toutes nos forces pour que les initiatives américaines au Proche-Orient ne déstabilisent pas plus l’espace méditerranéen; cependant il nous faut changer du tout au tout d’attitude vis-à-vis d’Israël et soutenir, avec les Etats-Unis, l’une des seules démocraties de la région. Enfin, s’il est un continent où la France et la Grande-Bretagne doivent emmener l’Europe et, aux côtés des Etats-Unis, contreblancer l’influence chinoise, c’est l’Afrique. 

Une fois posé le cadre géopolitique, il est bien évident que, face aux BRICS, un bloc commercial euro-américain est essentiel. Et de même que l’Organisation de la Coopération de Shanghai et les BRICS se coordonnent de plus en plus, nous devons imaginer la bonne manière d’articuler une nouvelle alliance transatlantique avec le Bassin méditerranéen et l’Afrique. Tout cela dans la logique ouverte, en réseau, de la Troisième Révolution industrielle, bien nentendu. 

Voilà, mon cher ami, ce que m’a inspiré l’actualité de la semaine dernière, à commencer par le sommet des BRICS. 

Bien fidèlement à vous 

Benjamin Disraëli

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