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Le refus du réel de nos sociétés contemporaines
©Nasa / Afp

Bonnes feuilles

Pierre Bentata publie "L’Aube des idoles" aux éditions de L’Observatoire. Les doctrines politiques, les théories scientifiques et toutes les formes d’analyses ont laissé place à de nouvelles croyances religieuses qui se manifestent par le relativisme de la pensée et la négation de la réalité au profit des fake news. Pierre Bentata interroge la psyché humaine et lève le voile sur ce qui nous pousse à inventer des illusions auxquelles nous soumettre. Extrait 2/2.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Que j’accuse toutes les idéologies actuelles de nier le réel peut sembler violent, particulièrement si vous en tirez la conclusion qui s’impose : tous les partisans d’une idéologie donnée – nous tous, en somme – sont des illusionnés qui auraient substitué à la réalité un monde imaginaire. Malgré tout, ce constat est indé‑ niable.  Comment qualifier celui qui ose, à notre époque, affirmer que le monde va mal, plus mal qu’hier, et que demain sera encore pire ? Qui, si ce n’est un illuminé, peut désirer renverser le monde d’aujourd’hui au pro‑ fit d’un idéal qui ne peut exister qu’au sein de ce que constitue notre époque ?

La plus belle des époques

Cette époque que nous sommes si prompts à critiquer est pourtant miraculeuse à bien des égards. L’ère de la technique et de l’économie de marché qui débuta il y a deux siècles avec la première révolution industrielle changea radicalement le destin de l’humanité. Il faut le répéter, sans cesse, jusqu’à ce que ces chiffres et ce qu’ils représentent nous imprègnent totalement : en 1800, 1 milliard de personnes peuplaient ce monde et seuls 60 millions de chanceux mangeaient à leur faim et pouvaient se loger décemment ; les autres, les 94 % les moins bien lotis, vivaient dans une pauvreté extrême. Aujourd’hui, nous sommes plus de 7 milliards et moins de 10 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté extrême. Alors que la population mondiale a été multipliée par sept, le taux de pauvreté a été divisé par dix ! Les progrès de la médecine, l’urbanisation et l’enrichissement des États ont aussi permis d’améliorer grandement la qualité de vie de tous ; en deux siècles, l’espérance de vie a doublé dans les lieux les plus pauvres, et l’illettrisme a reculé partout. Plus incroyable encore, la tendance des bonnes nouvelles s’accélère. S’il a fallu attendre cent quatre‑vingts ans pour diviser par deux la part de la population mondiale vivant dans une extrême pauvreté, passant de 94 % de la population en 1800 à 44 % en 1981, moins de trente‑cinq années auront suffi pour la diviser par quatre, et passer sous cette barre symbolique des 10 % en 2015. Au fond, l’après‑guerre, marquée par la globalisation, a constitué la période la plus miraculeuse de l’histoire de l’humanité. Depuis 1960, la mortalité infantile a été divisée par plus de trois, ce qui signifie concrètement qu’aujourd’hui moins de 6 millions d’enfants meurent prématurément chaque année alors qu’ils étaient 20 millions il y a seulement soixante ans.

Si l’on ajoute à cela la baisse du taux de fertilité, conséquence de l’enrichissement des familles, il est clair que le monde est devenu plus accueillant pour les enfants qui, un peu partout, deviennent l’objet de l’attention et de l’amour de leurs parents et non leur assurance‑vie ou leur assurance‑retraite. 

Comme nous l’avons vu précédemment, notre époque est aussi la moins violente que nous ayons connue. Mais ce n’est pas tout. Le monde est plus égalitaire que jamais en raison de l’enrichissement rapide des pays en développement. De plus, au‑delà des questions de revenus, le monde est largement plus égalitaire que par le passé simplement parce que les plus pauvres et les plus riches ont à présent des opportunités de plus en plus similaires. Prenez le cas de la France. Si vous souffrez d’une pathologie grave, que vous soyez riche ou pauvre n’a pas d’importance, vous serez pris en charge de la même façon et bénéficierez des mêmes soins. Laissez de côté la maladie. Riche ou pauvre, vous pouvez aujourd’hui prendre des vacances, visiter les mêmes lieux, accéder aux mêmes services et, surtout, vous bénéficiez du même accès au savoir. La qualité de vos vacances, de votre voiture, de vos accessoires ou de votre logement différera selon votre niveau de richesse, mais pas la façon de vivre ni l’information que vous pourrez acquérir sur tous les sujets qui vous plaisent. 

Il s’agit d’un changement fondamental. Pour la première fois depuis que nos sociétés se sont complexifiées et structurées, riches et pauvres ont des vies qui se ressemblent. Enfin, l’égalité des droits a largement progressé au cours des dernières décennies, particulière‑ ment dans les pays ayant l’économie de marché et la démocratie chevillées au corps. Cette évolution rapide s’est accompagnée d’un changement des mentalités que l’on peut qualifier de phénoménal. Aux États‑ Unis, pays souvent réputé inégalitaire, seuls 5 % des Blancs se déclaraient favorables au mariage mixte en 1950. Aujourd’hui, ils sont 80 %. Et les plus jeunes sont les plus imprégnés de cette culture de l’égalité ; en 2012, si 68 % des personnes âgées pensaient que des hommes et femmes de couleurs différentes pouvaient sortir ensemble, 98 % des 18‑29 ans considéraient cela comme évident 1. Alors, bien sûr, on pourra objecter que les États‑Unis restent un pays dans lequel les bavures policières à caractère raciste sont monnaie courante et qu’une partie de la population est ouvertement raciste ; mais c’est aussi le pays qui a élu deux fois Barack Obama. Globalement, les discriminations ont fortement diminué depuis soixante ans, aussi bien celles concernant le sexe que l’orientation sexuelle, la religion ou la couleur de peau. 

Un monde plus sûr, plus égalitaire, plus riche, plus tolérant, mieux éduqué et plus ouvert ; tel est le monde dans lequel nous vivons. Et pourtant, nous ne cessons de le critiquer et de percevoir dans les défauts que nous lui inventons la preuve d’une nécessité de tout changer. Comment nos idéologies parviennent‑elles à nous aveugler à ce point ? Pourquoi succombons‑nous à leurs incohérences ? La réponse tient au fait que, quel que soit le fond idéologique qui nous anime, il repose sur trois mécanismes qui favorisent le déni de réalité : le simplisme de la pensée de système, son relativisme assumé et enfin son dualisme.

Extrait du livre de Pierre Bentata, "L'Aube des idoles", publié aux éditions de L'Observatoire

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