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Le marché du cinéma chinois devrait dépasser Hollywood en 2020 : mais que peut-on y voir ?
©STR / AFP

L'Empire du cinéma

Alors que le Hollywood Reporter annonce que le marché du film chinois va dépasser le marché américain l'année prochaine, à quoi ressemble le cinéma chinois aujourd'hui ?

Jean-Yves Heurtebise

Jean-Yves Heurtebise

Jean-Yves Heurtebise est docteur en philosophie et maître de conférences à l'Université Catholique FuJen (Taipei, Taiwan). Il est aussi membre du CEFC (Centre d'études français sur la Chine contemporaine, Hong Kong). 

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Parler du cinéma chinois, c’est parler de la Chine. Mais quand on parle de la Chine en général et du cinéma chinois particulier, il faut éviter un certain nombre de pièges. 

Le premier piège, c’est l’effet d’échelle. Après des années de croissance à deux chiffres, la Chine est aujourd’hui la première puissance économique en termes de PIB à parité de pouvoir d’achat (environ 25 000milliards de PIB PPA contre environ 20 000 milliards pour les États-Unis). Cette performance a entraîné depuis de nombreuses années la production de discours annonçant que « la Chine dominerait le monde » dans un futur de plus en plus proche. L’effet d’échelle à prendre en considération, c’est bien entendu la population : la Chine est le pays le plus peuplé avec 1 milliard 400 millions d’habitants, presque cinq fois plus que les États-Unis (320 millions). Le jour où le PIB de la Chine sera également cinq fois celui des États-Unis, on pourra parler de « siècle chinois ». Mais, pour tout un ensemble de raisons (économiques, géopolitiques et surtout écologiques), il n’est pas sûr qu’un tel jour survienne. Pour l’instant, le PIB par personne de la Chine la situe au 72ème rang, entre la République dominicaine et l’Azerbaïdjan.

C’est donc la même précaution qu’il convient de prendre quand on parle du cinéma chinois en termes de poids économique aujourd’hui et dans un futur proche. Selon les projections, à partir de 2020, le box-office chinois pourrait dépasser celui des États-Unis : avec 12 milliards attendus de bénéfice en Chine, contre 11 milliards pour les États-Unis, loin devant le troisième pays en termes de box-office à savoir le Japon (2 milliards). De fait, le désir de cinéma connaît en Chine une croissance exponentielle : en 2002, il y avait 1400 écrans de cinéma ; il y en a plus de 55 000 aujourd’hui (pour environ 41 000 aux États-Unis). Entre 2009 et 2013, le nombre d’entrées a crû de 236% en Chine alors qu’il stagnait voire régressait aux États-Unis. Le potentiel de croissance semble donc extrêmement prometteur pour le cinéma en Chine. Mais encore faut-il qu’il soit lui-même durable : comme le rappelait NgSee-yuen, producteur de Jackie Chan et Jet Li, 80% des films produits en Chine pour le public chinois perdent de l’argent…

Le deuxième piège à éviter quand on parle de la Chine, c’est le piège de l’hyperbole – positive ou négative : la Chine comme nouvel Eldorado, avenir du monde, planche de Salut d’un Occident moralement sur le déclin ; ou bien la Chine comme ultime Menace, régression prémoderne, fossoyeuse d’un Occident fragilisé par les flux mondiaux. La Chine est-elle l’avenir du cinéma mondial ou bien l’industrie qui risque d’écraser tous les autres cinémas nationaux ? 

On pourrait d’ores et déjà avancer deux choses. D’une part, à partir du moment où la Chine aura deux à trois fois plus d’écrans disponibles que les États-Unis, les stratégies des producteurs partout dans le monde pourraient être durablement modifiées.

D’autre part, si la Chine est l’avenir du cinéma mondial, celui-ci devra devenir sino-compatible. En effet, tous les films diffusés dans le pays doivent être approuvés par le bureau de censure (au sein de l’Administration nationale de la presse, des publications, de la radio, du cinéma et de la télévision) : un film ne peut pas faire la promotion des mauvaises habitudes (alcool, drogue, jeu d’argent) ; un film ne peut pas se baser sur des phénomènes non scientifiques : esprits, religions, magie et superstitions (un film aussi inoffensif que Le Voyage de Chihiro de Hayao Miyazaki a dû attendre 18 ans pour être projeté) ; un film ne peut pas critiquer le pays, l’État, le Parti.

L’accès au marché chinois suppose d’accepter un certain nombre de contraintes : dans le film de science-fiction Red Dawn, l’invasion chinoise des États-Unis a été changée en invasion par la Corée du Nord au stade de la post-production pour y rendre le film diffusable. La difficulté réside dans le caractère imprévisible de la censure : la sortie du dernier épisode de Games of Thrones a été bloquée en Chine, pour des raisons obscures : rétorsion liée la guerre commerciale en cours ? peur que la vue des aristocrates de Westeros riant à gorge déployée de la possibilité d’un choix démocratique évoquée par un personnage (Samwell) revienne à assimiler ceux-ci aux dirigeants de la Chine populaire ? Manière pour Tecent, l’entreprise chinoise de jeux vidéo, de « guider » les internautes chinois vers son application mobile ludique (assez ratée) de la série ?

Pendant longtemps, une manière commune d’échapper aux problèmes de la censure était de placer l’ensemble des événements dans le passé. C’était la stratégie prise par un grand nombre de séries télévisés en Chine pour, malgré tout, parler de politique. Cependant, depuis cette année, les censeurs ont les films et série shistoriques dans leur viseur. Début janvier 2019, le Quotidien de Pékin a publié sur son compte Weibo une liste des « cinq impacts négatifs » que les séries se situant à l’époque des Qing auraient sur le public chinois : susciter l’admiration pour la vie de palais ; montrer les intrigues de lutte pour le pouvoir ; éclipser les méritesdes leaders de la Chine actuelle; encourager la recherche du luxe ; manquer de « direction spirituelle ». Début juin 2019, la série historique Novoland: Eagle Flag dont le tournage a coûté 70 millions d’euros a vu son premier épisode suspendu quelques heures avant sa diffusion. L’ouverture capitalistique sous contrôle politique de l’industrie cinématographique en Chine rappelle un peu le monologue du Figaro de Beaumarchais : « on me dit qu’il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, […], je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. »

Le trajet du cinéma en Chine est assez similaire à celui de Taïwan dans la période d’après la deuxième guerre mondiale : une première période de cinéma de propagande (maoïste en Chine et nationaliste à Taïwan), une deuxième période de relâchement du contrôle dans les années 1980 voyant l’émergence de cinéastes créateurs ayant eu un réel impact au niveau international (Hou Hsiao-Hsien et Edward Yang, puis Ang Lee et Tsai-Ming Liang à Taiwan ; Zhang Yimou et Chen Kaige en Chine) ; une troisième période liée à l’entrée à l’OMC synonyme d’ouverture au cinéma étranger et de constitution d’une industrie nationale. La principale différence tient au fait qu’à la fin des années 1980, Taiwan bascula du côté de la démocratie tandis qu’en Chine la libéralisation s’écrasa sur le mur de Tiananmen créant pour les réalisateurs de la sixième génération (Jia Zangke, Wang Xiaoshuai, etc.) un nouveau climat fait d’essor économique et censure politique (après Summer Palace, portant sur les événements du 4 juin 1989, Lou Ye fut interdit de filmer pendant 5 ans). Les plus grands succès au box-office chinois de ces dernières années (The Wandering Earth, Wolf Warrior 1 et 2) sont des films chinois traduisant bien cette réalité : ce sont des « blockbusters » nationalistes où l’industrie fait sienne les directives du Parti. 

S’il est vrai que l’avenir du cinéma est en Chine en termes de dividendes, il n’est pas sûr que cet avenir soit synonyme de progrès ni pour les cinéastes chinois (dont les plus créateurs avaient parfois besoin d’une participation étrangère pour produire un film difficilement diffusable en Chine), ni pour les cinéastes étrangers (pour lesquels les contraintes du politiquement correct « socialiste » s’imposeront en plus de celles existant déjà dans l’industrie cinématographique). Pour contrecarrer le succès des films comme Avengers : Endgame sur son sol, la Chine pourrait encore renforcer le mimétisme de ses productions : super-héros « typiquement chinois », récits de science-fiction dans un monde devenu chinois, etc. Mais la véritable question est de savoir si, dans ces conditions (la double contrainte politique et économique rendant le travail cinématographique encore plus difficile), un cinéma chinois véritablement créateur pourra encore voir le jour.

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