Le Mage du Kremlin : le roman de la Russie de Poutine<!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine.
Vladimir Poutine.
©Alexandr Demyanchuk / SPUTNIK / AFP

Récit

Récit romanesque ample et bien mené, Le Mage du Kremlin est le premier roman de l’auteur italo-suisse Giuliano da Empoli.

Gabriel Robin

Gabriel Robin

Gabriel Robin est journaliste et essayiste ("Le Non Du Peuple", éditions du Cerf 2019).

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Récit romanesque ample et bien mené, Le Mage du Kremlin est le premier roman de l’auteur italo-suisse Giuliano da Empoli. Centré autour de la personnalité de Vadim Baranov, librement inspirée de celle de Vladislav Sourkov, conseiller historique de Vladimir Poutine qu’on présente souvent en Occident comme l’éminence grise du maître de Moscou, Le Mage du Kremlin est une fiction nourrie de nombreux éléments réalistes et factuels de l’histoire récente de la Russie.

Le Mage du Kremlin est d’abord la psychanalyse intime d’un pays aussi fantasque que terrifiant, l’auteur nous invitant à entendre le monologue intérieur du plus habile consigliere du Kremlin. Issu d’un milieu privilégié, Baranov passe brutalement d'une vie d’artiste cultivé et sans le sou à la télé poubelle puis au pouvoir, grâce à une personnalité aussi détachée que peu douée pour l’empathie. De cette plongée vertigineuse s’étalant sur plusieurs décennies de politique russe, où la mémoire communiste et les illusions de restauration tsariste se disputent la prééminence, on retiendra la lente décomposition du corps social au profit d’un pouvoir cynique et prêt à tout sacrifier, à commencer par la propre dignité de ses loyaux qu’il dévore tel le Saturne de Goya le fait à ses enfants. Se dévoile sous des dehors de complexité, de mystique et d’ordre, une société russe que seule son obsidionalité parvient à unir, son identité contemporaine dépendant au fond de son opposition farouche à sa Némésis occidentale, autant jalousée que méprisée.

 « Les étrangers pensent que les nouveaux Russes sont obsédés par l’argent. Mais ce n’est pas ça. Les Russes jouent avec l’argent. Ils le jettent en l’air comme des confettis. Il est arrivé si vite et si abondamment. Hier il n’y en avait pas. Demain qui sait ? Autant le claquer tout de suite », affirme un Baranov désabusé à son interlocuteur occidental venu recueillir ses confessions. Grand témoin des dernières décennies russes que les chutes de l’URSS et de la Russie d’Eltsine ont traumatisé, Baranov sert ici de traducteur pour comprendre l’apparition d’un régime longtemps plus fantasmé que correctement appréhendé : la Russie de Poutine. Sous Eltsine, les oligarques roulaient ostensiblement sur l’or en s’emparant des grandes entreprises d’Etat à vil prix et nageaient dans le champagne, un rail de cocaïne dans une main et une prostituée de luxe dans l’autre. Sous Poutine, ils feront de même … mais plus discrètement.

Giuliano da Empoli nous narre l’ascension d’une génération revancharde et orgueilleuse née de la Russie des années 90. Un pays alors durement dégradé, à l’instabilité politique chronique et en quête d’un retour gagnant. Vladimir Poutine fut « l’homme providentiel » du réveil de la puissance russe, celui qui sut unir les ambitions des deux rives, marier les poussiéreuses et lettrées élites formées à la rude école soviétique avec les nouvelles fortunes excentriques aux goûts de luxe, cueillant le fruit mur avant qu’il ne tombe de l’arbre. Le fantôme de l’URSS définitivement éloigné, les rêves d’Empire n’avaient pas disparu, simplement furent-ils remis à plus tard. L’éclat de rire de Bill Clinton face à un Boris Eltsine ivre sert d’ailleurs ici de révélation pour les différents protagonistes qui aidèrent Vladimir Poutine dans sa prise de contrôle. Il se dit même que le président russe en fut durablement traumatisé, se promettant alors de remettre un jour la Russie parmi les acteurs craints de la géopolitique mondiale.

D’abord falot et raisonnablement optimiste après la fin de l’URSS, Baranov finit par être recruté par le milliardaire Boris Berezovsky pour mettre en scène la première campagne de Poutine, ne le quittant alors plus et devenant l’un de ses plus proches conseillers : « Une démocratie souveraine, tel était notre objectif. Pour le réaliser, nous avions besoin d’hommes d’acier, capables d’assurer la fonction primordiale de tout Etat : être une arme de défense et d’attaque. Cette élite existait déjà. C’étaient les siloviki, des hommes des services de sécurité. Poutine était un des leurs. Le plus puissant, le plus avisé. Le plus dur. Mais toujours un des leurs. » Gardien du temple du FSB au milieu des ruines laissées par les vautours de l’ère Eltsine, Poutine fit naître un régime autoritaire censément apte à préserver la continuité historique de la Russie tout en l’adaptant à la modernité. Ce fut d’ailleurs partiellement un succès, mais sous les oripeaux se cachaient toujours la bête, l’avidité, l’appétit de conquête.

Le rétablissement de la verticale du pouvoir russe, mode de gouvernance consubstantiellement lié à son existence, est admirablement dépeint par Giuliano da Empoli. En Russie, la hiérarchie est stricte et pyramidale, comme les Boyards devaient allégeance aux Tsars et les fonctionnaires au Parti, les ministres de Poutine ont été faits oligarques pour lui être redevables. Napoléon le pensait déjà en son temps, la main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit. Ces systèmes de domination ancrés dans la praxis politique nationale du pays de Catherine et de Staline sont à la fois sa force et sa limite. Un régime autoritaire a pour lui le temps long, mais il souffre d’un manque de transparence et d’une absence quasi maladive d’autocritique. Si nos sociétés se déprécient trop, ce qui les paralyse, la Russie ferme les yeux sur ses propres errements, les cache derrière des paravents. Les récalcitrants n’osent souvent plus faire entendre leur voix, de peur d’une rétrogradation qui peut parfois être définitive.

La partie la plus fascinante du roman est sa deuxième, d'une admirable prescience et d'une urgente actualité. Spécialiste de propagande politique, Giuliano da Empoli s’était déjà fait remarquer avec la publication de son essai Les Ingénieurs du Chaos. Il s’attarde dans Le Mage du Kremlin sur la genèse de la propagande russe contemporaine, dont l’objectif principal est de souder le peuple derrière son chef et d’attiser les antagonismes en Occident. Le dialogue entre Baranov et le bien réel Prigojine, ex-repris de justice devenu fondateur de la société militaire privée Wagner et principal agent du régime, le montre crûment. Prigojine pense devoir vanter l’idéal russe auprès des masses occidentales, quand son interlocuteur Baranov, plus subtil, lui dit que le but de la propagande russe est de provoquer le chaos en faisant douter nos sociétés, en retournant leur libéralisme contre elles : « Les faire enrager. Tous. Toujours plus. Les défenseurs des animaux d’un côté et les chasseurs de l’autre. Ceux du black power d’un côté et les suprémacistes blancs de l’autre. Les activistes gays et les néonazis. Nous n’avons pas de préférence Evgeni. »

Cette révolution permanente de l’information a puissamment contribué à troubler nos sociétés. De fait, le débat politique ne peut plus exister quand ceux qui y participent ne peuvent même plus se mettre d’accord sur des faits. La Russie l'a bien compris, constatant que notre faille principale tenait dans l’atomisation de nos sociétés en chapelles communautaires hostiles. Elle n’a eu qu’à jeter un peu d’huile sur un feu déjà attisé. De la même manière, ses guerres répondent au besoin impérieux de justifier l’existence et la pérennité d’un régime qui peine à donner un horizon durable à sa population. Poutine n'avait-il pas cimenté l'opinion russe autour de la guerre de Tchétchénie, sortant de sa mutique réserve habituelle pour employer le langage dur du commandant implacable ? 
Abondamment cité dans le livre, au côté de l’auteur de science-fiction Zamiatine, Eduard Limonov sert de fil rouge idéologique à une Russie en fin de compte plus animée par la survie que par la vie. Lui le rouge brun, lui le partisan du chaos, lui le gauchiste d’extrême droite. Le Mage du Kremlin est le constat de l’échec d’une génération animée par des Idées qui vont désormais la détruire. La démocratie souveraine n’aura été que le jeu du pouvoir, par le pouvoir et pour le pouvoir.

Le Mage du Kremlin – Giuliano da Empoli – 280 pages – Gallimard –20 euros

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