Le déclin de l’Etat, le signe de la nouvelle crise démocratique<!-- --> | Atlantico.fr
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Des enseignants mobilisés lors d'une manifestation « L'éducation vide ses sacs » pour protester contre les réformes éducatives et appeler à plus de moyens, à Bordeaux, le 22 janvier 2020.
Des enseignants mobilisés lors d'une manifestation « L'éducation vide ses sacs » pour protester contre les réformes éducatives et appeler à plus de moyens, à Bordeaux, le 22 janvier 2020.
©AFP / MEHDI FEDOUACH

Bonnes feuilles

Luc Rouban publie "Les racines sociales de la violence politique" aux éditions de l’Aube. Entre 2021 et 2022, les agressions contre les élus ont augmenté de 32 %. Chaque année, 12 % des personnels de l’Éducation nationale disent avoir été victimes au moins une fois de menaces ou d’insultes. Comment expliquer le basculement de la France dans cette nouvelle violence politique ? Et comment en comprendre la nature ? Extrait 2/2.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Le déclin de l’État n’est pas qu’un thème politique brandi par la droite sur le terrain de l’autorité et par la gauche sur le terrain social. Il peut se mesurer très concrètement à la manière dont les autorités publiques, gouvernement comme Parlement, traitent les fonctionnaires et les rémunèrent. À bien des égards, l’appareil d’État connaît dans les années 2020 la même crise qu’il a connue cent ans plus tôt et qui se traduit par les mêmes signes : des rémunérations médiocres, une fuite des fonctionnaires les plus dotés en ressources sociales ou les plus exaspérés vers le secteur privé, une baisse qualitative des recrutements, car le service de l’État attire moins les élites qu’autrefois. Il faut bien comprendre que ces signaux d’alerte sont à prendre très au sérieux dans un pays bâti par l’État et où les services publics jouent un rôle central dans la cohésion sociale et l’acceptation d’un régime socioéconomique assez injuste, mais qui redistribue largement les ressources publiques, donc plus égalitaire qu’équitable. Encore faut-il que cette égalité se traduise dans les faits et se nourrisse de l’investissement professionnel des agents dans leur métier. Le sens du service public n’est pas qu’une for mule un peu simpliste ou idéologique, car les analyses comparatives des cultures administratives montrent qu’en France l’empathie et le sens de l’intérêt général restent très présents dans les représentations des agents qui sont bien davantage motivés par un travail qui ait du sens que par des parcours rémunérateurs, dont les étapes peuvent être indifféremment publiques ou privées. Le débat sur les rémunérations dans la fonction publique ne se réduit pas à une dimension purement économique. Il soulève la question du statut social des fonctionnaires comme du rôle de l’État, désormais désigné par une partie du personnel politique comme « l’État profond » qui s’oppose ou renâcle à ses décisions. Historiquement, la crise démocratique en France s’accompagne toujours d’une crise de sa fonction publique. Remontons un siècle.

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La grande crise de l’État dans les années 1930 amorce l’effondrement moral qui va affecter le pays tout entier en 1940 et se traduit par des symptômes similaires : encadrement de mauvaise qualité, regard désapprobateur de la société sur une bureaucratie d’État jugée dépassée, salaires en berne poussant à chercher des emplois dans le secteur privé. Le 12 juin 1928, le journal L’Homme libre, qui fut fondé par Clémenceau, titre à la une : « L’État perd ses grands serviteurs parce qu’il les paie mal ». L’article présente ensuite des arguments qui sont toujours d’actualité : « La crise de la fonction publique est profonde mais peu visible – en ce sens que le public ne s’en aperçoit pas… Le ministère des Finances a perdu ses meilleurs directeurs. Les autres perdent mois par mois leurs meilleurs chefs de bureau. Le fisc n’a plus que des contrôleurs nouveaux : tous les anciens sont dans les banques, les assurances, les sociétés anonymes, ou établis vérificateurs des contributions contre le fisc ! » Cette crise ne suit cependant pas la logique purement comptable du pouvoir d’achat, car celui-ci connaît des évolutions rapides et contradictoires. Il reste élevé du fait de la politique de déflation entre 1930 et 1936 puis s’effondre de 1937 à 1939, avec le retour d’une forte inflation. À partir d’un indice base 100 en 1938, on voit que le pouvoir d’achat de l’ensemble de la fonction publique passe de 87,2 en 1930 à 121,1 en 1936, alors que le sommet de la hiérarchie passe de 109,4 à 124,2. Mais en 1939 les hauts fonctionnaires sont à 84, alors que les agents les plus modestes en sont à 108,7.

Plus qu’économique, la crise de l’État est morale et reste avant-guerre l’un des facteurs du délabrement démocratique. Du reste, l’État ne se rétracte pas et n’arrête pas ses prestations. Il connaît même une expansion certaine, puisque le nombre des fonctionnaires de l’État passe entre 1927 et 1941 de 580 000 à 790 000. Mais être fonctionnaire dans les années 1930, c’est avoir le sentiment de ne plus participer à quelque chose de grand, on n’est juste qu’un bureaucrate au service d’un État sans pouvoir. René Corbin (proche de Jean Moulin), Joseph Patouillet et Georges Mer, hauts fonctionnaires du ministère des Finances et anciens collaborateurs de Vincent Auriol, ont fondé la revue L’État moderne, qui va servir dans les années 1930 de lieu d’échange et de rencontre des réformistes, qui, à cette époque, proviennent des rangs mêmes de la haute fonction publique et non pas de la classe politique, comme ce sera le cas à partir des années 1980. Lorsqu’ils pré sentent leur programme dans le premier numéro de 1928, ils avancent un argument en faveur de la réforme que l’on pourra apprécier en 2024 : « L’État n’est plus organisé pour remplir sa tâche, il n’est plus adapté à la situation nouvelle ; ses administrations sont débordées et n’assurent plus que par routine la gestion des services publics. Sa souveraineté s’est, comme on l’a dit, émiettée par suite de l’influence concurrente des forces économiques qui l’enserrent. Une réaction énergique s’impose, si l’on veut éviter une dissociation des liens de la nation ou une révolution destructive. »

Dans les années 2020, les appareils bureaucratiques sont encore plus développés et, là non plus, on n’assiste pas à un effacement physique de l’État, dont les effectifs ont continué de croître, même si cette croissance n’est plus celle des années 1990 ou 2000. Selon les dernières statistiques connues, la France de 2021 comptait 5,660 millions d’agents publics (titulaires sous statut et contractuels), dont 2,5 dans la fonction publique d’État (FPE), 1,9 dans la fonction publique territoriale (FPT) et 1,2 dans la fonction publique hospitalière (FPH). La comparaison entre 2011 et 2020 montre que la FPE a augmenté en volume de 0,4 %, la FPT de 0,5 % et la FPH de 0,7 %, la seule évolution notable étant la proportion croissante d’agents contractuels. Même s’il est impossible de mener point à point des comparaisons historiques du fait des transformations juridiques, fiscales ou des modes de gestion qui ont eu lieu en un siècle, on voit bien que les fonctionnaires des années 2020 sont confrontés au même sentiment de déclin qui se focalise sur la question des rémunérations. Les demandes syndicales relatives à la revalorisation du point d’indice ou à la place jugée trop importante prise par les primes, dont le calcul s’élabore à la suite d’une alchimie complexe et parfois bien opaque au-delà d’un certain seuil hiérarchique, les comparaisons menées par l’OCDE entre les rémunérations offertes en France et dans d’autres pays comparables pour des métiers similaires ne prennent tout leur sens que dans le contexte d’un affaiblissement d’un statut social ponctué par la surcharge de travail, des violences banalisées et parfois des tragédies, comme celle de l’assassinat de Samuel Paty et celui de Dominique Bernard en octobre 2023. De fait, la rémunération n’est pas tant évaluée au regard du marché du travail qu’au regard de la mobilité sociale descendante qu’elle traduit et de l’écrasement de la hiérarchie des salaires. Si l’on prend l’exemple du salaire d’un professeur certifié de collège, on voit que son salaire de début vaut 2,2 fois le Smic en 1980, mais 1,1 en 2023, ce qui traduit un véritable déclassement. Néanmoins, celui-ci est davantage dû à la revalorisation du Smic durant cette période (+66 %) qu’à la baisse de la rémunération brute (-15 %) 1. Derrière le déclassement se joue donc un tassement de la hiérarchie qui joue également beaucoup dans la démoralisation des fonctionnaires sachant que la plage d’évolution de leur carrière est relativement limitée et que les emplois supérieurs sont généralement très difficiles à atteindre hors appuis corporatifs ou politiques. La question du pouvoir d’achat ou du niveau des rémunérations sert de révélateur à la place qu’occupent les enseignants dans la hiérarchie de l’État et permet de comparer leur situation avec celle qui est faite à d’autres corps, exercice obsessionnel des fonctionnaires depuis l’Ancien Régime. Car cette comparaison indique le rang social qui vous est prescrit au-delà de toutes les logorrhées managériales. Se sentir proche du Smic, c’est donc se sentir prolétarisé, même si les perspectives de carrière ne sont pas les mêmes entre un smicard et un pro fesseur ayant passé un master.

Les fonctions publiques sont donc prises en tenaille entre un fort sentiment d’utilité sociale, laquelle fut révélée un peu tardivement à l’opinion lors de la crise liée au Covid-19, et l’absence de reconnaissance de la part des usagers comme des autorités politiques. En 2022, un sondage de BVA pour la CASDEN montrait qu’une très forte majorité (88 %) des fonctionnaires interrogés avaient le sentiment d’exercer un métier contribuant à la vie de la collectivité, ce qui leur procurait un sentiment d’utilité et de fierté. La « motivation de service public » est donc toujours bien présente dans les années 2020. Mais à l’inverse, un quart seulement des fonctionnaires interrogés (27 %) se sentaient reconnus. En moyenne, seule la moitié d’entre eux disaient avoir un bon moral, une proportion qui s’explique avant tout par des rémunérations jugées trop basses à 71 %, mais aussi par l’accumulation de difficultés professionnelles quotidiennes, qu’il s’agisse du manque de moyens, de matériels inadaptés, de difficultés relationnelles avec les collègues, mais surtout d’une hiérarchie souvent décriée par ailleurs comme étant trop éloignée des réa lités du terrain et gardant une distance assez méprisante, éprise de tableaux Excel où il faut surtout justifier des demandes budgétaires et ne pas déplaire en haut lieu. 

Pour retrouver l'entretien de Luc Rouban sur Atlantico à l'occasion de la publication de son livre : cliquez ICI

Extrait du livre de Luc Rouban, « Les racines sociales de la violence politique », publié aux éditions de l’Aube

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