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Le 10 mai 1981 : un jour maudit pour la droite
©STF / AFP

Bonnes feuilles

Guillaume Tabard publie "La malédiction de la droite" (éditions Perrin). Guillaume Tabard raconte comment la droite, majoritaire et longtemps dominante, s'est échinée à perdre le pouvoir depuis la fondation de la Ve République. Il s'interroge sur l'ampleur du séisme macronien et les conditions d'un possible sursaut pour une famille politique qui a fait la France avant de se défaire. Extrait 2/2.

Guillaume Tabard

Guillaume Tabard

Guillaume Tabard est rédacteur en chef et éditorialiste au Figaro. 

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10 mai. Date maudite pour la droite. La défaite par excellence. Il y en eut de plus humiliantes (l’élimination de François Fillon en 2017), de plus cinglantes (le K.-O. de Jacques Chirac en 1988), de plus affligeantes (la dissolution de 1997), de plus prévisibles (l’échec de Nicolas Sarkozy en 2012). Il n’y en a pas eu de plus historique. La preuve ? Le 10 mai est une date qui parle d’elle-même. Il n’est pas besoin d’en préciser l’année. Seuls deux événements de la vie politique française ont ce « privilège » d’échapper à cette référence calendaire : le 10 mai, donc, et le 21 avril. La victoire de François Mitterrand sur Valéry Giscard d’Estaing, en 1981, et la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour, en 2002. Deux traumatismes. L’un pour la droite, renvoyée dans l’opposition après s’être identifiée vingt-trois ans durant à la Ve République. L’autre pour la gauche, privée de second tour à la présidentielle pour la première fois depuis trente-trois ans –  et par l’extrême droite en plus. 

La défaite de la droite à la présidentielle de 1981 est donc d’abord historique parce qu’elle provoque pour la première fois l’alternance dans des institutions ayant imposé la bipolarisation. Un cycle s’achève, une période s’ouvre. « Le peuple de France est enfin passé des ténèbres à la lumière. » L’aplomb manichéen de Jack Lang, auteur de cette phrase qui, avec le recul, ne laisse qu’un parfum grotesque, exprime bien ce sentiment de rupture radicale signifiée par ce 10 mai. Une rupture vécue aussi intensément par ceux qui l’attendaient que par ceux qui la craignaient. La victoire du « peuple de gauche », vantée par Pierre Mauroy, est bien la défaite d’un « peuple de droite » pour qui le pouvoir exercé par les siens était aussi naturel que l’air que l’on respire. 

Et si ce 10 mai est une date maudite pour la droite, c’est que cette défaite est aussi le fruit de la plus impitoyable de ces guerres intestines et personnelles qui, elles aussi, semblent constitutives de l’air qu’elle respire. Giscard-Chirac. Commencée en 1976, cette guerre à mort entre deux hommes qui, deux ans plus tôt, ont conquis conjointement l’Élysée et Matignon s’est achevée par la défaite du président de la République sortant, sans pour autant faire le bonheur immédiat de son ancien Premier ministre qui dut attendre quatorze ans pour accéder à son tour au pouvoir suprême. Mieux valait l’élection d’un adversaire « socialo-communiste » que la réélection d’un rival libéral. Voilà ce que décida Jacques Chirac. 1981 ou le suicide organisé de la droite. 

Mais si Valéry Giscard d’Estaing impute l’entière responsabilité de sa défaite aux manœuvres du président du RPR, celles-ci ne doivent pas occulter des explications plus structurelles à l’alternance : une présidence inaugurée dans le charme de la modernité s’achevant dans l’isolement d’un pouvoir lointain ; un second choc pétrolier, en 1979, deuxième vague d’une crise économique conjuguant inflation élevée et explosion du chômage de masse ; une politique de rigueur menée par le sérieux Raymond Barre aussi utile au redressement des comptes publics que nuisible aux courbes de popularité de l’exécutif. 

Bref, les divisions des dirigeants de la majorité sortante se sont ajoutées aux désillusions des électeurs et à la fin d’un cycle d’une génération. La défaite de la droite, ce 10  mai 1981, avait un caractère quasi obligé, si ce n’est inévitable. Et le plus surprenant, au vu du cumul des causes, est que la victoire de Mitterrand sur Giscard n’ait pas été plus large encore. 51,76 % contre 48,24 %. Trois points et demi, 1 065 956 voix sur un corps électoral de plus de 36 millions d’inscrits, c’est net. Mais loin d’être écrasant. Sur dix présidentielles sous la Ve République, deux seulement – le « match aller » GiscardMitterrand de 1974 et le duel Hollande-Sarkozy de 2012 – furent plus serrées. 

Que s’est-il passé en 1981 ? Autopsie d’une défaite.

« Giscard peut-il être battu ? » Avec le chef de l’État en couverture, l’hebdomadaire Le  Point pose la question le 8 décembre 1980, à cinq mois du second tour de l’élection présidentielle. De l’avis général, la réponse est non. Dans la dernière vague de son baromètre Ifop, commencé un an plus tôt, le chef de l’État reste crédité de 36 % au premier tour, exactement le double de son possible concurrent, le premier secrétaire du Parti socialiste, François Mitterrand. Même Michel Rocard, plus populaire à gauche, ne ferait guère mieux. Et à droite, il n’a pas à s’inquiéter de la concurrence des gaullistes divisés entre la candidature décalée mais déclarée de Michel Debré (7,5 %) et celle évidente mais non encore officielle de Jacques Chirac (8 %). Quant au second tour, il semble plié : 60 % pour Giscard, 40 % pour Mitterrand. Vingt points d’écart. Même avec le resserrement prévisible en cours de campagne, cela laisse une marge suffisamment confortable. Vraiment pas de quoi s’inquiéter. Si ce n’est un premier clignotant. Pour la toute première fois, le bilan du septennat est jugé négativement (42 % contre 40 %). De peu, mais c’est un premier signe. Personne ne le remarque sur le moment, car, pour Giscard, les indicateurs restent au vert et tous ses adversaires sont dans le rouge. Sur sa gauche, Mitterrand est encore menacé par Rocard. Sur sa droite, Chirac reste fragilisé dans son propre parti. 

François Mitterrand a manqué de peu la victoire en 1974 (49,19 %). Depuis, son parti, le PS, a grandi, raflant la mise aux cantonales de 1976 et, plus encore, aux municipales de 1977. Nantes, Rennes, Brest, Beauvais, Chartres, Angoulême, Montpellier, Épinal, Poitiers et tant d’autres ont viré au rose. Rien ne semble pouvoir endiguer la vague socialiste. Elle se brise pourtant sur les législatives de 1978. La majorité UDFRPR reste majoritaire ; le PS et le PCF demeurent dans l’opposition. La déception est colossale à gauche. Et dès le soir du second tour, sur le plateau d’Antenne 2, Michel Rocard voit dans cette défaite inattendue « la condamnation d’un certain archaïsme ». Sans être nommé, Mitterrand est évidemment visé. C’est le début d’une guerre de près de trois ans entre les deux hommes. Plus jeune, plus récent dans le paysage, plus en phase avec les transformations de la société, Rocard est la coqueluche des médias. Il s’envole dans les sondages quand Mitterrand s’y effondre. Dès l’automne, la cause semble entendue. Sur la base du baromètre Sofres d’octobre 1978, Le Figaro Magazine peut titrer : « Giscard perd un adversaire, mais trouve un concurrent. » Le maire de Conflans-SainteHonorine, passé du gauchisme du PSU au réalisme de la « deuxième gauche », fait le tour des émissions. Le premier secrétaire du PS, lui, fait le tour des fédérations de son parti. Plus ingrat. Mais plus stratégique car, in fine, c’est l’appareil socialiste qui désigne le candidat. En mars 1979, s’appuyant sur un quatuor de jeunes technos ambitieux, trois énarques, Lionel Jospin, Laurent Fabius, Pierre Joxe, et un polytechnicien, Paul Quilès, Mitterrand sauve sa tête au congrès de Metz. Soutenu par le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (CERES), le courant marxiste animé par Jean-Pierre Chevènement, il bat l’alliance de Rocard et du maire de Lille, Pierre Mauroy. Les débats sont violents. « Entre le plan et le marché, il y a le socialisme », lance le jeune Fabius à la tête d’un Rocard accusé de complaisance excessive avec le capitalisme. Au-delà de ce choc personnel, ce congrès de Metz marque l’opposition idéologique entre deux gauches : la première, jacobine, étatique et marxisante, construite sur l’alliance avec le parti communiste et qui prétend rompre avec le capitalisme ; la seconde, girondine, associative, sociale-démocrate et qui croit aux vertus du compromis. Un clivage consubstantiel au socialisme français. 

Mitterrand bat Rocard, donc, et garde ainsi le contrôle du PS. Décisif pour la suite. Mais dans l’ensemble de l’opinion française, l’ancienne figure de Mai  68 continue de séduire infiniment plus que l’ancien notable de la IVe République. L’aîné croit en son destin. Le cadet croit aux sondages. Qui le poussent à se déclarer candidat à la présidentielle, le 19  octobre 1980, depuis sa mairie de Conflans-Sainte-Honorine. Sur la forme, l’appel est calamiteux tant le postulant déclaré apparaît raide. Sur le plan tactique, il commet l’erreur de prévenir d’emblée qu’il se retirera de la compétition si le premier secrétaire entre en lice. Mitterrand saura faire patienter l’imprudent qu’il prend pour un impudent. Mais en cette fin 1980, dans l’opinion, il n’y a pas photo. Qui peut conduire la gauche à la victoire ? Rocard répondent 44 % des Français, Mitterrand disent 27 %. Même au sein du PS, le premier secrétaire a du retard. Ainsi, le candidat de la gauche de 1965 et 1974 a dans ses mains la possibilité de se lancer dans une troisième tentative, mais il sait qu’il n’est pas le candidat souhaité. Giscard ne peut mieux espérer. 

Surtout, la grande faiblesse de la gauche face au président de la République sortant est d’être divisée. Pis, déchirée. À l’automne 1977, le parti communiste de Georges Marchais fait sciemment le choix de faire exploser l’union de la gauche à l’occasion des négociations d’actualisation du programme commun de gouvernement conclu cinq ans plus tôt entre le PS, le PCF et le Mouvement des radicaux de gauche (MRG). Ce n’est pas uniquement un divorce, c’est un assassinat programmé. L’URSS de Leonid Brejnev, à laquelle le PCF est totalement inféodé –  contrairement au Parti communiste italien qui s’en est émancipé –, veut garder la droite au pouvoir. Le « social-traître » Mitterrand devient l’homme à abattre pour Marchais. L’invasion de l’Afghanistan par l’URSS fin 1979, justifiée par le PCF, souligne l’incompatibilité de fond des deux partis de la gauche française. À ce point occupée à se déchirer elle-même, comment pourrait-elle incarner une alternance crédible au pouvoir giscardien ? 

La menace ne semble guère plus redoutable sur sa droite. Fougueux et infatigable président du RPR, Jacques Chirac peine aussi à asseoir son leadership sur sa propre famille politique. Et a fortiori à l’élargir. Depuis son départ théâtral de Matignon, il a connu deux phases. Une heureuse, de 1976 à 1978, une laborieuse depuis 1978. En lançant le RPR, le « bulldozer » de Georges Pompidou a fait du parti gaulliste déclinant un rassemblement conquérant. Sa prise de l’hôtel de ville de Paris, en 1977, est l’une des plus belles opérations politiques de l’histoire politique. Au terme d’une campagne législative qui lui fait arpenter chaque circonscription, il parvient – et cela n’avait rien d’acquis – à garantir aux gaullistes le premier groupe à l’Assemblée nationale. Le dynamisme de sa campagne n’est pas pour rien dans la reconduction de la majorité sortante, pourtant donnée perdante. 

C’est alors que la machine se grippe pour ce nouveau Bonaparte. Jacques Chaban-Delmas décide de briguer le perchoir qu’il a déjà occupé dix ans durant sous de Gaulle. Mais le couple de conseillers de Chirac, Pierre Juillet et Marie-France Garaud, n’a rien perdu de sa haine envers l’ancien Premier ministre de Pompidou. Ils poussent Chirac à soutenir le président sortant de l’Assemblée, Edgar Faure, qui fut pourtant le premier parrain politique de Giscard. Le président flaire le bon coup et décide de soutenir celui qu’il avait battu en 1974. Les giscardiens se rallient unanimement à lui. Les gaullistes, eux, se divisent. Résultat : Chaban l’emporte nettement sur Faure avec 153 voix contre 136. Au moins une vingtaine de députés RPR se sont affranchis de la consigne chiraquienne. C’est une manière pour eux de dénoncer le discours trop anti-Giscard à leurs yeux de Chirac. 

Un clivage apparaît au RPR. Entre les chiraquiens déterminés à accompagner le maire de Paris dans sa stratégie de destruction du président de la République et ceux qui veulent préserver l’union de la majorité en se montrant loyaux envers l’occupant de l’Élysée. Il y a ceux qui mangent du Giscard dans les médias matin, midi et soir, et ceux qui siègent à ses côtés à la table du Conseil des ministres. Parmi ces derniers, Olivier Guichard puis Alain Peyrefitte qui se succèdent au ministère de la Justice, Hervé Bourges à la Défense, Robert Boulin au Budget puis au Travail, Joël Le Theule aux Transports puis à la Défense, une petite dizaine en tout. Plus Chirac bascule dans une opposition quasi systématique, plus ces ministres font figure de « collabos ». Après les législatives de 1978, ils sont même exclus des instances du RPR. C’est une victoire pour Giscard : il peut revendiquer sa part d’héritage gaulliste et s’amuser de voir son ancien Premier ministre incapable de réaliser l’unité de son « rassemblement ». 

D’autant qu’il transforme l’essai un an plus tard. Pour les élections européennes, Jacques Chirac tient un discours d’un euroscepticisme virulent. De l’hôpital Cochin où il a été hospitalisé après un grave accident de voiture sur les routes verglacées de Corrèze, il lance un appel fustigeant le « parti de l’étranger » qui braderait à l’Europe les intérêts de la France. Et il se lance dans la campagne pour la première élection du Parlement européen au suffrage universel avec le plus anti européen des gaullistes, l’ancien Premier ministre Michel Debré. C’est un fiasco. Premier parti de France aux législatives de 1978, le RPR arrive en quatrième position aux européennes du 10 juin 1979 – 16,31 % seulement, 12 points derrière la liste UDF conduite par la ministre de la Santé, Simone Veil. Cette fois, c’est la crise ouverte au RPR. Chirac, pour ne pas être débarqué de la tête de son parti, est obligé de se séparer, définitivement, de ses éminences grises Juillet et Garaud et de mettre en veilleuse, pour un temps seulement, ses attaques contre Giscard. 

Chirac n’a plus la baraka. Et un an plus tard, nouveau coup dur, Michel Debré, convaincu d’être le seul à pouvoir sauver le pays, se lance en solitaire dans la course présidentielle. Lui seul croit à ses chances, mais toute voix qui lui est promise est une voix en moins pour Chirac, qui parviendra ensuite à le marginaliser mais pas à le dissuader de se présenter. 

Avec deux oppositions – le PS et le RPR – divisées et leurs chefs contestés en interne, Valéry Giscard d’Estaing peut bien attendre la prochaine élection présidentielle sans s’inquiéter. D’autant que sa popularité personnelle reste forte. 

Ses concurrents à la peine, le président de la République continue de bénéficier d’une cote élevée. Une performance après six ans passés à l’Élysée. Son Premier ministre ne peut pas en dire autant. « Père la rigueur », Raymond Barre pâtit de sa politique courageuse mais forcément impopulaire, qu’il conduit pour assainir les finances publiques. Mais, magie de la Ve  République, où l’hôte de Matignon joue un rôle de paratonnerre, le chef de l’État reste épargné par la grogne des Français. Jusqu’à l’été 1980, sa cote dans le baromètre Ifop-JDD reste supérieure à 45 %. C’est une quinzaine de points de plus que son Premier ministre, qui lui est massivement rejeté. Valéry Giscard d’Estaing à l’aube de l’année finale de son septennat reste « un homme protégé du destin », comme l’écrit le journaliste du Monde Noël-Jean Bergeroux. 

Pourtant, Giscard pressent que sa réélection ne sera pas la promenade de santé que lui font miroiter les sondages. Dans Le Pouvoir et la Vie, les Mémoires rédigés trois ans après sa défaite, le chapitre intitulé « Quand le pouvoir se détache de la vie » débute en octobre 1980. Pour le chef de l’État commence le temps du doute. Le président de la République doit-il gouverner le pays jusqu’au bout comme si de rien n’était, au risque d’être encalminé à l’Élysée au moment où tous ses concurrents pourront faire librement assaut de promesses ? Ou le futur candidat doit-il donner une tonalité de campagne à la fin de sa présidence, quitte à basculer sur le terrain de la facilité ? Tempête sous un crâne trop bien fait. Avec cette première question : garder Raymond Barre à Matignon ou le remplacer pour retrouver un nouvel élan ? Giscard a hésité. Et consulté. À la veille de Noël, en cette année 1980, il reçoit à l’Élysée Jacques Chaban-Delmas, celui-là même qu’il avait battu, humilié même, à la présidentielle de 1974. Mais entre les deux hommes, la rancune a été jetée à la rivière au profit de leur détestation commune de Jacques Chirac qui les a trahis à deux ans d’intervalle, la démission fracassante de 1976 suivant le coup de poignard dans le dos de Chaban en 1974. Pour bloquer la candidature de Jacques Chirac qui se profile, l’ancien Premier ministre de Pompidou apporte à Giscard une caution gaulliste incontestable. Pour plus de discrétion, celui-ci entre par la grille du Coq, côté jardin, là où les visiteurs échappent au regard. Quand on prépare des grandes manœuvres, on ne passe pas par la grande porte. Chaban plaide toutefois pour le maintien de Barre. Et fait à Giscard cette prophétie, presque cette annonce : « Vous allez être réélu. D’ailleurs Mitterrand le sait. » Le socialiste et le gaulliste sont complices de longue date. La confidence est donc crédible. 

Le président n’en renonce pas pour autant à réfléchir à d’autres hypothèses. Il y aurait bien Simone Veil devenue en juillet 1979 la première présidente du Parlement européen. Ce qui lui permettrait d’être le premier à nommer une femme à Matignon. Un signal de cette modernité qui obsède VGE. Mais est-ce vraiment la carte à jouer pour être réélu ? Ce « libéralisme avancé » qu’il a théorisé lui a plutôt aliéné le socle traditionnel de la droite. Or, c’est lui qu’il faut  reconquérir. L’objectif est plutôt de chercher à rassembler toutes les droites, à commencer par les gaullistes ; meilleur moyen au passage d’affaiblir Jacques Chirac. Il aurait sans doute nommé son ministre du Travail, Robert Boulin, s’il n’avait été retrouvé mort le 30 octobre 1979 dans des circonstances qui restent à ce jour mal établies. Son choix s’est ensuite porté sur le maire de Sablé, Joël Le Theule. Chirac le détestait car Pompidou lui en voulait de ne pas avoir fait taire les ragots de l’affaire Markovic alors qu’il était ministre de l’Information. Giscard l’avait nommé ministre de l’Équipement puis promu à la Défense. Il pense à lui pour Matignon. Mais peu avant Noël de cette année 1980, il s’effondre dans sa cuisine. À 50 ans. Malédiction des premiers ministrables.

Giscard se résout donc à garder Raymond Barre, à privilégier la continuité sur le changement. Non sans inquiétude mais avec une réelle reconnaissance envers cet homme dont il admire sincèrement le courage, la fidélité et l’abnégation. En bon polytechnicien, il a fait le tour de la question. Puisqu’il n’y a pas à ses yeux d’autre politique possible et qu’il ne trouve personne de plus charismatique pour la mettre en œuvre, autant garder le même Premier ministre. Est-ce une erreur de ne pas aborder la campagne avec une équipe renouvelée ? Valéry Giscard d’Estaing a cru naïvement que les électeurs distingueraient le candidat qu’il serait du président qu’il était et que le jugement qu’ils portaient sur l’action de son gouvernement ne pèserait pas sur sa campagne. Fatale erreur.

Les Français qui s’apprêtent à voter sont ceux qui traversent une crise économique inaugurée avec le choc pétrolier de 1973, conséquence de la guerre du Kippour entre Israël et les pays arabes, et amplifiée par le second choc de 1979 provoqué par la guerre entre l’Irak et l’Iran. Ils vivent avec une inflation qui dépasse les 10 % annuels (13,6 % en 1980), rognant leur pouvoir d’achat. Ils découvrent surtout une réalité sociale inconnue : le chômage de masse. « Si la France comptait un million de chômeurs, elle exploserait », avait pronostiqué Pompidou en des temps où l’on comptait moins de 200 000 demandeurs d’emploi. Quand Giscard arrive au pouvoir, il trouve 400 000 chômeurs. Quand il le quitte, il en laisse 1,5 million, près de quatre fois plus. Mitterrand centrera toute sa campagne sur l’échec du « président du chômage » avec une véhémence imprudente pour celui qui le fera doubler en quelques années tout en faisant exploser la dette publique. Bien qu’il s’explique plus par le contexte international que par des décisions nationales, ce bilan sera bien la raison principale de la défaite de Giscard le 10 mai 1981.

En préparant sa campagne, le chef de l’État devine déjà le poids du contexte économique et social. En période de crise, le bilan est inévitablement le cauchemar du sortant. Devant le Conseil économique et social, Raymond Barre dresse le 4 octobre 1980 un constat alarmiste sur la situation de l’économie. Le lendemain, dans son bureau, le président reproche à son Premier ministre la tonalité inquiétante de son propos : « Je ne vous demanderai jamais de déformer la vérité, mais il serait bon de trouver quelques sujets d’optimisme. » Un vœu pieux. Le chef du gouvernement opère l’assainissement indispensable des finances publiques mais il sait que les effets ne s’en feront sentir qu’à moyen terme ; trop tard pour inverser à temps la courbe du chômage. 

Mais faire porter la responsabilité de l’échec sur la politique économique de son Premier ministre est insuffisant. Giscard pâtit aussi d’une dégradation de son image personnelle. Ses adversaires lui reprochent une dérive monarchique. Le président à particule, même tardive, a toujours eu un problème avec le peuple. Même si le début de son mandat a été marqué par une volonté de modernité. Jusqu’au gadget, avec ses dîners faussement improvisés chez les Français ou son petit déjeuner élyséen avec les éboueurs du quartier. Mais la curiosité a laissé la place à la sévérité. « Faire peuple » ne procure qu’un certificat d’impopularité, car à trop vouloir s’abaisser, on ne réussit qu’à humilier ceux dont on prétend se rapprocher. En dépit de ses efforts empruntés, Giscard n’a pas le physique et encore moins le langage de l’emploi. En laissant entendre un lien généalogique avec Louis XV, le président donne prise à la critique. La gauche et le RPR fustigent un pouvoir de plus en plus distant et hautain. Le 2 février 1981, un mois avant sa déclaration de candidature, Le Nouvel Observateur le représente à sa une coiffé d’une perruque du xviiie siècle et d’une couronne capétienne. « L’homme qui voulait être roi » :

le titre fait mouche. Et atteint le presque candidat, qui s’enferme plus que jamais dans un orgueil blessé qui le conduit à sous-estimer l’impact électoral de cette petite musique insidieuse. Et c’est ainsi que le chantre de la « société libérale avancée » se trouve réduit à une caricature d’Ancien Régime. 

Mais ces ingrédients d’une défaite qui s’annonce ne font que s’ajouter à la grande explication politique du 10  mai 1981 : la division de la droite et la guerre résolue livrée par Jacques Chirac au président qui l’avait nommé à Matignon. Une guerre née du sentiment d’humiliation ressenti durant ces deux premières années où il n’a pas eu « les moyens nécessaires pour exercer efficacement [ses] fonctions de Premier ministre ». La démission fracassante d’août 1976, la création du RPR, la conquête de la mairie de Paris, l’appel de Cochin contre le « parti de l’étranger » en décembre ; autant de jalons d’une ambition personnelle passant par l’échec de Valéry Giscard d’Estaing. 

On aurait tort d’y voir d’abord un affrontement idéologique entre deux droites. Certes, le « libéralisme avancé » du début du septennat a pu dérouter un électorat plus conservateur. Les gaullistes ont pu initialement se sentir marginalisés par la volonté giscardienne de « décrisper » la vie politique, en s’élargissant au centre et en s’ouvrant à gauche. Le libéralisme économique incarné par l’action de Raymond Barre à Matignon et de René Monory rue de Rivoli – c’est lui qui décréta la liberté des prix – déroute les tenants d’un colbertisme attaché au « plan ». Mais le giscardisme de 1979-1980 n’est plus celui du début du septennat. L’espoir d’ouverture a fait long feu et le président s’est redroitisé en quelque sorte.

Extrait du livre de Guillaume Tabard, "La malédiction de la droite", publié aux éditions Perrin

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