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La vie en Roth
©MARK WILSON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Atlantico Litterati

Les éditions Gallimard publient le 4 juin une nouvelle traduction des mémoires de Philip Roth . Contemplant sa vie à reculons, il y apparaît sans masque.  Le lecteur en profite, au cœur de l’essentiel. Le vrai, le faux. Eros et Thanatos. Raison et libido. Désir et représentation. Un régal.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

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Dans le « Bruissement de la langue »,recueil d’essais regroupant ses théories sur la littérature, Roland Barthes réfléchit -entre autres- à ces notions contradictoires que sont le réel et sa représentation. «  La vérité est frôlée, déviée, perdue »Qu’est- ce au juste que ce visible, tangible, établi ?Comment pouvons-nous voir, sans savoir? Notre vie n’est-elle que cet éclair dans le « rien », selon Calderon (1600-1681) dans « La vie est un songe » ? «  Rendre le mieux possible justice à l’univers visible », préconisait Joseph Conrad (1857-1924), au sujet de la mission de l’artiste. Cette question obséda Philip Roth (1933 -2018), géant des lettres qui n’obtint jamais le Nobel de Littérature ( trop « mâle » quand l’époque basculait déjà vers « Me –too ). Chacun de ses romans avance masqué.L’œuvre de Roth - plus d’une trentaine d’ouvrages-vibre d’un incessant aller-retour entre réalité et fiction. Dans « les Faits », règne une telle subtilité dans l’agencement du récit et les déformations de la réalité que nous jubilons avant de constater que nous nous sommes fait berner. Roth aime donc respecte son lecteur, mais c’est un prestidigitateur à l’humour juif ; il adore jouer des tours de magie( narrative). Et possède cet imaginaire d’enfant juif de la Côte Est, l’envers du« wasp », le « wise-ass-jew-boy ». «  Je » est un autre, que je suis aussi, dit Roth en substance. Avec humour et ce « Cœur intelligent »qui, selon Alain Finkielkraut,caractérise les grandes œuvres. Dans son beau livre justement titré« Le cœur intelligent » (Stock/Le Livre de Poche),Alain Finkielkraut place le roman de Philip Roth : « La Tache » (»( Prix Médicis Etranger 2002/ Gallimard/Folio) parmi les neuf livres de son Panthéon personnel. « La Tache » «  est un livre d’une grande actualité en ce qu’il dénonce dans le même mouvement le racisme anti-noir aux Usa (pays inventeur du ségrégationnisme) et les ravages du terrorisme intellectuel et de la bien pensance).Alain Finkielkraut -qui s’était lié d’amitié avec Philip Roth ( comme le firent Philippe Sollers et Josyane Savigneau) s’ en explique avec l’essayiste Jean Birbaum  ( cf.« Le Monde des Livres ») :

« Le mot qui me vient à l’esprit pour caractériser l’œuvre de Philip Roth, ce n’est pas celui de « nuance »-même s’il faisait preuve de beaucoup de finesse dans son exploration du cœur humain. C’est plutôt celui d’« exubérance ». Il y a, dans ses romans, une énergie prodigieuse. Ils sont émaillés de dialogues et même de querelles inoubliables. Ainsi de la « Contrevie «  où il fait vivre toutes les dissensions d’Israël. C’est en cela qu’il est un grand romancier. Il ne défend pas une thèse, il met en scène des postures divergentes sans prendre parti. C’est par l’exubérance qu’il rejoint la nuance ». Alain Finkielkraut rappelle combien « paressence, la littérature est essentielle au déchiffrement des énigmes du monde . Combien elle demeure le meilleur rempart contre les idées reçues et les certitudes ».

Pour l’auteur des « Faits », comme pour Oscar Wilde, « la vie imite l’art » et non l’inverse.C’est ce que prouve cette autobiographie de Roth « rafraichie » par la nouvelle traduction de Josée Kamoun (déjà traductrice,entre autres,de « La Tache », justement).Technicienne accomplie de l’univers de Roth, Josée Kamoun sait rendre vivante la présence de celui qui ne cessa de combattre le politiquement correct et les clichés. La vie en Roth nous apparaît dans « Les Faits » 2020. Nous retrouvons ces doubles fictionnels de Roth que sont Kepesh, Tarnopol et Zuckerman. L’auteur facétieux se tient à leurs côtés, chuchotant que rien n’est grave, si tout est important .Son ironie désabusée fait penser à John Updike(1932-2OO9) – lui aussi penseur des ratés du « rêve américain », créateur de la série des Rabbit , autre grand prosateur US du XXe siècle avec Saul Bellow et Norman Mailer. Updike incarne – y compris dans ses « Ecrits sur l’Art »- ce « goy » de la « upper middle-class », quand Roth sera toujours ce petit-fils d’émigrés juifs (père agent d’assurance à Newark,mère « juive »typique).Roth transforma cette saga en une succession de romans emblématiques des ressorts cachés de l’identité juive américaine, une histoire à rebondissements. « Les faits » révèle la face cachée d’un artiste qui réinventa les structures de la fiction, pratiquant un aller- et- retour constant entre le vécu, et sa mise en récit. Entre l’expérience et cette phrase qui la gouverne,la littérature de Philip Roth est autobiographique, sauf que cette autofiction précède la vie, et l’organise. Philip Roth est assujetti à l’écriture de ce qu’il  expérimente : il est ce texte qui s’écrit. Raison pour laquelle il fallut à cet ogre de l’écriture « en continu » ( comme le sont les chaine d’information) tous ces doubles, dont Nathan Zuckerman. Il s’agit toujours -avec ou sans Zuckerman – des démêlés du personnage aux prises avec certaines problématiques familiales et/ou amoureuses, au sein d’une communauté juive américaine soucieuse des convenances ( « Je n’étais ni Janis Joplin ni Richard Nixon, je suis devenu Portnoy »). Le sujet des « Faits », c’  est ce qui, dans la vie de l’auteur et presque malgré lui, fait surgir l’œuvre. «  Le roman, c’est la fable qui ne joue pas le jeu ».

Les meilleures pages de ces mémoires 2020 consacrent l’intimité entre le créateur Roth et sa créature Zuckerman. Roth s’adresse à son personnage au début du manuscrit.Il lui demande son avis sur le texte que nous lisons. Zuckerman répondra en fin d’ouvrage. Sans pitié, il conseille à son créateur de ne pas publier « les Faits ». « Si j’étais toi ( ce sont des choses qui arrivent !) je m’abstiendrais « Ton travail a toujours consisté à tisser d’un même fil les faits et l’imagination.Et voilà que tu détisses, que tu les désunis, que tu retires la pellicule de l’imaginaire, que tu désimagines l’œuvre de ta vie ».Formidable tour de passe- passe démontrant mieux qu’un long discours sur l’art la réalité du récit fictionnel et l’irréalité de nos vies.

Ces mémoires deviennent sous nos yeux un roman -vrai, Roth ne pouvant s’empêcher de « fictionnaliser » son réel. C’est plus fort que lui : il faut qu’il invente. « Les faits »deviennent alors une illusion, pas comique du tout, mais révélatrice de ces «  mensonges qui disent la vérité », selon Malraux . « Les faits », ou l’art et la manière de transformer sa vie en histoire. Quel fut, dans la vie de Roth, l’évenement qui conduisit l’auteur vers Zuckerman ? « Les Faits » récapitulent les époques fondatrices qui firent de Roth ce qu’il est. L’enfance à Newark ( entre 1930 et 1940) ; l’université de Chicago, son premier mariage –un échec- ; ses démêlés avec la société juive américaine à la parution de « Goodbye Colombus », puis le succès international de « Portnoy et son complexe » ( Gallimard/Folio). 

« Si ce manuscrit (« Les Faits » NDLR) exprime quelque chose, c’est la lassitude extrême qui me gagne devant les masques, déguisements, déformations et mensonges en tous genre », confie pour finir l’auteur à Zuckerman. » « Les fait » sont en effet nés d’une crise existentielle  : la mort de la mère de Roth en 1981, et l’observation du père « se préparant à la fin de son avenir »…

L’art et la vie dialoguent dans « Les faits », l’existant se soumet à la fiction, et le côté malicieux, subtil et drolatique de Roth commande tout le reste, souffle compris. Rien n’existe avant que d’avoir été écrit, mais rien ne s’écrit sans bousculer le réel, qui obéit. La phrase agit sur la vie. La sculpte, l’habille, la modifie. Tout ce que l’on écrit se produit. Roth ne donne pas de recette, pas de réponse. Dans « La tache « , il rappelle simplement ceci : « Ce que nous savons, hors clichés, c’est que personne ne sait rien. On ne peut rien savoir. Même les choses que l’on sait, on ne les sait pas. Les intentions, les mobiles, la logique interne, le sens des actes ? C’est stupéfiant,tout ce que nous ne savons pas ».

Les faits, autobiographie d’un écrivain / Philip Roth / Nouvelle traduction / Gallimard / 20 euros.

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