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La tentation de l’effacement des limites au sein des sociétés contemporaines à travers les technologies et le transhumanisme
©AFP - Dimitar DILKOFF

Bonnes feuilles

Monique Atlan et Roger-Pol Droit publient "Le sens des limites" aux éditions de L’Observatoire. De tous côtés, nous vivons une crise des limites, celle des ressources énergétiques, des moyens d’imaginer l’avenir, des possibilités d’action. Et si, pour en sortir, l’idée même de limite était à repenser ? Extrait 1/2.

Roger-Pol Droit

Roger-Pol Droit

Ecrivain, philosophe, chercheur au CNRS, enseignant à Sciences-Po, Roger-Pol Droit est l'auteur d'une vingtaine de livres, dont plusieurs traduits dans le monde entier. Il écrit régulièrement dans Le Monde, Le Point et Les Echos. Avec Petites expériences de Philosophie entre amis (Plon, 2012), il retrouve la veine des 101 expériences de philosophie quotidienne, best-seller mondial traduit en 23 langues, l'alliance d'écriture limpide, tantôt poétique tantôt drôle, d'imagination débordante qui a fait son succès. (Voir www.rpdroit.com)

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Monique Atlan

Monique Atlan

Monique Atlan est journaliste, rédactrice en chef à France 2.

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Un phénomène inédit est apparu, dans les sociétés contemporaines, ces dernières décennies. Au premier regard, on ne saisit pas tout de suite. Pourtant, un même processus affecte, de façon massive, tous les secteurs de l’activité, de l’économie à la recherche, du politique à la culture. Il bouleverse les vies intimes comme les destinées collectives.

Bien que pendant longtemps il n’ait pas été repéré, il a déjà produit une multitude d’effets – sociaux, techniques, psychiques, anthropologiques. Désormais, ce processus nouveau interroge les contours à venir de l’humanité. Il vise à l’effacement des limites.

Car ce qu’il y a de radicalement neuf n’est pas l’éternel combat des humains pour dépasser les limites, les transgresser, les inscrire ou les déplacer. C’est bien plutôt le désir obstiné de leur effacement, l’obsession d’en finir avec les limites, de les neutraliser. Mieux : de les annihiler. Et ce dans tous les domaines.

Depuis les dernières décennies du XXe  siècle, ce désir de suppression est porté et nourri par la mondialisation, la révolution numérique, l’expansion des révolutions technologiques autant que par l’essor du capitalisme financier et la disparition d’horizons à long terme au profit d’un « présentisme » triomphant. Il sous-tend aussi bien le projet transhumaniste de fusion entre humains et machines que la négation des limites entre humains et animaux, le changement de la relation à la nature, le brouillage des genres et de la différence des sexes, la confusion croissante entre vie privée et vie publique…

Sous ces visages différents, une seule et même tentation est à l’œuvre : dissoudre les limites, considérées comme des entraves. Et viser la fusion… Reste à comprendre avec quoi. Sans doute ce projet n’est-il pas toujours concerté, ni explicitement affiché, et se manifeste de manières différentes selon les registres d’activité ou de pensée. Mais il se révèle effectivement omniprésent. Plus de frontières pour les communications, les flux financiers, les échanges commerciaux. Plus de limites aux profits, expansions, innovations, consommations.

Pas d’entrave ni de ralentissement pour les désirs d’un sujet supposé cosmopolite, mondialisé, mobile. Pas de barrières non plus, sur un autre registre, entre les cultures, les langues, les cuisines. Pour l’individu qui se rêve délocalisé, présent partout à la fois, mobile, fluide, flexible, la fusion food défait les limites traditionnelles entre cuisine asiatique et cuisine occidentale, la world music explose les barrières entre héritages africain, oriental ou latino…

Homo illimitatus a commencé à envahir la planète, type humain d’un style inconnu qui a émergé à la charnière du deuxième et du troisième millénaire. Sa nouveauté ne réside pas dans ses gènes mais dans sa représentation des limites. À ses yeux, elles sont toutes indésirables. Pour vivre, il lui faut s’en débarrasser. Partout. Afin de fusionner avec ce qui l’entoure.

Passage en revue.

La fusion humains-machines

Jadis existaient des outils, que personne ne confondait avec les mains ni les bras de leurs utilisateurs. Marteau, scie, burin étaient des prolongements temporaires, plus puissants ou plus précis, des membres du corps.

Les outils de transport, chars ou navires, puis les automobiles, ont « absorbé » le corps humain à l’intérieur de leur architecture. Mais il ne fusionne pas avec ces machines. « Faire corps » avec son cheval ou sa moto n’est qu’un fantasme temporaire  : cavalier et motard mettent pied à terre.

Le processus qui se déploie aujourd’hui est d’un autre type. Nous faisons l’expérience quotidienne de la coexistence permanente entre humains et « machines de compagnie »  : assistants vocaux répondant à nos demandes, robots conçus pour pallier la solitude des personnes âgées, intelligences artificielles mimant nos émotions… Et ce n’est qu’un début.

L’objectif fantasmé devient la fusion humain-machine, par l’effacement des limites qui permettaient de les distinguer. Les êtres humains ne seraient plus utilisateurs de machines, comme récemment. Ils constitueraient des pièces, relativement peu fiables, d’un système de robots où ils n’occuperaient qu’une fonction intermittente.

La pellicule numérique qui recouvre la planète a déjà plus ou moins effacé les limites des esprits individuels, des intelligences séparées les unes des autres, au profit d’une « noosphère » globale qui connecte entre elles d’innombrables machines intelligentes, la plupart en silicium, quelques-unes en matière grise. Pour tous ces éléments, on parle déjà de « réseaux de neurones », sans plus se préoccuper s’il s’agit d’algorithmes ou de cerveaux arrimés à des organismes vivants.

Les écrans se rapprochent du corps, se logent dans la poche, mesurent le pouls, les pas, surveillent le sommeil, les calories. Puces électroniques implantées sous la peau, électrodes fixées dans le cerveau, bras et jambes de remplacement, hybridations expérimentales… toutes les combinaisons deviennent possibles.

Dans ces projets de fusion homme-machine, la limite entre les deux s’efface au détriment de l’humain, fragilisé, relégué.

Effacer les limites du corps

Parmi ces projets, le plus radical est celui du transhumanisme, qui rêve du transfert intégral de notre conscience sur un disque dur. En modélisant point par point notre machine cérébrale, il deviendrait envisageable de faire passer notre conscience sur un autre support. Ce n’est pas simple science-fiction. Depuis les années 1990, c’est le projet poursuivi –  de manière détaillée, obstinée, et retentissante – par Ray Kurzweil, l’un des principaux fondateurs de ce courant.

Son but : effacer bientôt, par les moyens de la technologie, toutes les limites de notre enveloppe corporelle. Fini les hasards génétiques, l’usure liée au temps, les bornes imposées par l’âge, la fatigue, les maladies, les virus… Finie, surtout, la limite ultime de la mort que la biologie nous inflige.

Ce plan d’abolition intégrale des limites de l’humanité aurait pu susciter ricanements et haussements d’épaules. Au contraire, le pape du transhumanisme est devenu un auteur de best-sellers, conseiller de Google après avoir été celui du Département d’État américain. Voilà un symptôme : effacer les limites est une tendance lourde, qui suscite bien sûr des craintes, mais aussi de la fascination, voire de l’enthousiasme.

Le vrai problème n’est pas le caractère outrancier de projets prospérant dans des cercles restreints – laboratoires de recherche, départements universitaires, cercles intellectuels. C’est plutôt de constater combien ces discours retiennent l’attention d’un public de plus en plus vaste. L’effacement des limites attire autant qu’il inquiète, parce qu’il correspond profondément à l’air du temps, aux récits que l’on se raconte.

En 2011, nous avions interrogé Ray Kurzweil. À cette époque, ses projets demeuraient peu connus en Europe. À notre interrogation de savoir si nous serions encore des êtres humains une fois téléchargée notre conscience, il répondait que « l’existence humaine ne dépend pas d’un corps biologique… En fonction de la croissance exponentielle des technologies, les “machines” vont devenir aussi subtiles et souples que les êtres humains. C’est ça, la biologie de l’avenir ! Elle ira au-delà de toutes les limitations ».

Cet horizon ultime prophétisé se révèle vite métaphysique, voire mystique. Pour Kurzweil, « le but de la vie est d’aller toujours au-delà des limites. Parmi toutes les espèces, ce que les êtres humains ont d’unique, c’est de transcender toutes les limitations. Nous ne restons pas rivés au sol, ni bloqués sur cette planète, et nous ne restons pas non plus dans les limites de notre biologie. Cette évolution est aussi un processus spirituel ».

Le transhumain ne se contente pas de repousser les limites, mais veut aller « toujours au-delà ». Objectif : un dépassement si intense et si puissant qu’il devient capable de « transcender toutes les limitations ». Ce qui est en jeu n’est plus un exploit, comme ceux des sportifs, ni un progrès, comme ceux des techniques. C’est une sortie radicale des limites du corps, du monde de l’humanité ancienne, l’accès à un autre univers, enfin dépourvu de toute limite.

Extrait du livre de Monique Atlan et Roger-Pol Droit, "Le sens des limites", publié aux éditions de L’Observatoire.

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