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La référence à Jésus-Christ dans le contexte des "Lumières" et son impact sur la christologie
©MUSTAFA OZER / AFP

Bonnes feuilles

Michel Fédou publie "Jésus Christ au fil des siècles" aux éditions du Cerf. Qui est Jésus ? Dieu ? Homme ? Messie ? Sauveur ? Sage ? Ce livre dresse un panorama historique du cheminement des hommes qui cherchent à dire Dieu et récapitule les mille et une représentations de Jésus dans l'histoire. Extrait 1/2.

Michel Fédou

Michel Fédou

Membre de la Compagnie de Jésus, Michel Fédou est professeur de patristique et de théologie dogmatique au Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris. Il a publié aux Éditions du Cerf : La voie du Christ (3 vol.).

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Nous n’avons pas à retracer pour eux-mêmes les développements de la philosophie des «Lumières» (ou Aufklärung) tout au long du XVIIIe siècle – cette philosophie habitée par une très grande estime de la raison et par un idéal d’autonomie, de progrès, de vertu morale, de liberté et d’égalité. Nous ne pouvons même pas résumer toutes les réflexions des principaux philosophes à propos du Christ. Ces réflexions sont de fait très diverses, selon que les penseurs sont «athées» (comme Diderot ou d’Alembert), ou «déistes» (comme Hume ou Voltaire), ou désireux de faire place au Christ dans le cadre même de leur philosophie (comme Lessing). Quant à Emmanuel Kant, nous l’évoquerons plutôt au début de la section suivante. Ici même, nous nous contenterons de donner quelques brèves indications sur le portrait de Jésus à l’époque des «Lumières» et, plus spécialement, sur la pensée de Jean-Jacques Rousseau, avant de présenter la réponse de l’apologétique chrétienne à l’athéisme et au déisme. 

Pour s’en tenir d’abord aux penseurs du XVIIIe siècle qui se réfèrent positivement à Jésus, on relève une nette propension à exalter surtout Jésus dans son humanité, et plus précisément à le considérer dans «la noblesse de ses sentiments, dans la sublimité de ses desseins bienveillants, dans son attitude inébranlable, dans sa sagesse et sa vertu, qu’aucun autre mortel ne pourra jamais égaler». Jésus n’est pas d’abord présenté comme le Médiateur entre Dieu et les hommes ou comme le Rédempteur de l’humanité, mais comme «le sage de Nazareth», comme «le maître du genre humain», comme celui dont la souffrance et la mort constituent «un exemple de vertu et un modèle de moralité». Ce portrait de Jésus peut s’accompagner d’une adhésion sincère et enthousiaste, comme on le voit avec Jean-Jacques Rousseau dans sa célèbre Profession de foi du vicaire savoyard. Après avoir insisté sur la «religion naturelle» (où il voit la «religion essentielle») et témoigné d’une large tolérance vis-à-vis des diverses religions, le «vicaire» reconnaît la «sainteté de l’Évangile» qui parle à son cœur, et poursuit en ces termes:

Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même? […] Quelle douceur, quelle pureté dans ses mœurs! Quelle grâce touchante dans ses instructions! […] Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation? Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus Christ: la ressemblance est si frappante que tous les Pères l’ont sentie et qu’il n’est pas possible de s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il pas avoir pour comparer le fils de Sophronisque [Socrate] au fils de Marie? […] La mort de Socrate philosophant tranquillement avec ses amis est la plus douce qu’on puisse désirer; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure; Jésus au milieu d’un supplice affreux prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu.

Toutefois, si ardent que soit ce plaidoyer en faveur de Jésus-Christ – ici exalté au-dessus de Socrate –, les derniers mots n’impliquent pas que le «vicaire» reconnaisse comme telle la divinité du Fils de Dieu: pour lui, Jésus est seulement un «homme divin», et la Profession de foi contient en tout cas des propos assez véhéments contre les dogmes ainsi que contre les miracles de l’Évangile. D’autres textes de Rousseau le confirmeraient : si ce philosophe respecte et admire l’Évangile, il en retient avant tout le témoignage d’une sagesse exemplaire et d’un modèle de vertu, mais non pas la croyance en Jésus-Christ comme «vrai Dieu». 

Quoi qu’il en soit de Rousseau, l’importance des courants «athées» et «déistes» au XVIIIe siècle suscita en retour, du côté de la théologie chrétienne, le développement d’une littérature apologétique qui voulut réfuter les objections des philosophes et «prouver» la vérité de la religion chrétienne. L’un des représentants majeurs de cette littérature fut l’abbé Nicolas-Sylvestre Bergier (1718-1790). De son œuvre volumineuse, il suffira de retenir ici l’article «Jésus-Christ» du Dictionnaire de théologie dogmatique. Cet article indique d’emblée ce qui sépare l’auteur des philosophes mentionnés plus haut:

Quand on n’envisagerait Jésus-Christ que comme l’auteur d’une grande révolution survenue dans le monde, comme un législateur qui a enseigné la morale la plus pure et établi la religion la plus sage et la plus sainte qu’il y ait sur la terre, il mériterait encore d’occuper la première place dans l’histoire, et d’être représenté comme le plus grand des hommes. Mais aux yeux d’un chrétien Jésus-Christ n’est pas seulement un envoyé de Dieu, c’est le Fils de Dieu fait homme, le Rédempteur et le Sauveur du genre humain. Il est du devoir d’un théologien de prouver que cette croyance est bien fondée, que ce divin personnage s’est fait voir sous les traits les plus capables de démontrer sa divinité, et de convaincre les hommes qu’il était envoyé pour opérer le grand ouvrage de leur salut.

Face à l’image (juste en elle-même, mais réductrice) de Jésus comme maître de sagesse et de morale, l’apologiste chrétien va donc s’attacher à montrer, conformément au dogme, la véritable divinité du Christ. Dans un premier temps, il rassemble un certain nombre d’arguments pour mettre en évidence le caractère unique de Jésus, qui est sans comparaison dans toute l’histoire de l’humanité; puis il se concentre sur ce qu’il considère comme la preuve principale de la mission du Christ, à savoir les miracles. Certes, l’abbé Bergier défend aussi le dogme christologique contre des «hérésies» anciennes ou récentes: ainsi dans la section «Fils de Dieu» de l’article «Fils», où, après avoir présenté la doctrine des conciles de Nicée et de Constantinople, il réfute les idées des «ariens» et des «sociniens»; ainsi encore dans l’article «Incarnation», où il rappelle l’opposition de l’Église aux «eutychiens» et aux «nestoriens». Mais tout cela contribue par là même au dessein apologétique que poursuit l’auteur dans la situation de son temps, comme on le devine encore à travers ces lignes de l’article «Incarnation» :

Il ne sert à rien d’objecter que ce mystère est inconcevable, la seule question est de savoir si Dieu a véritablement opéré ce prodige et s’il l’a révélé. Or, nous prouvons ce fait, 1. par les prophéties […]; 2. par tous les passages de l’Évangile dans lesquels Jésus-Christ s’est appliqué ces prophéties […]; 3. par les leçons des apôtres, qui ont constamment attribué à Jésus-Christ la divinité […]; 4. par la croyance constante de l’Église chrétienne […]; 5. par l’excès des erreurs, des impiétés et des blasphèmes dans lesquels sont tombés les sociniens et les autres hérétiques qui se sont obstinés à nier l’incarnation.

Cette littérature apologétique aura une longue postérité jusque dans les premières décennies du XXe siècle – époque à laquelle on lui substituera peu à peu la «théologie fondamentale», qui ne prétendra plus opposer aux incroyants des «preuves» susceptibles de s’imposer à tout homme, mais qui, à partir de la confession de foi librement assumée, et dans le plein respect des convictions d’autrui, s’efforcera de dire la crédibilité de la foi chrétienne dans le monde moderne.

KANT, RICHTER, HEGEL, KIERKEGAARD

Tandis que les apologistes chrétiens continuèrent, à la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe, à réfuter les objections de l’athéisme et du déisme, un certain nombre de philosophes s’efforcèrent quant à eux «d’intégrer l’être du Christ à la philosophie». Cette tentative fut notamment illustrée par l’ouvrage de Kant La Religion dans les limites de la simple raison (1793). Dans un premier temps, le philosophe procédait de manière déductive: Dieu veut la perfection morale de l’humanité, cette perfection peut être appelée «Fils de Dieu», et nous devons dire que le modèle idéal «est descendu du ciel vers nous». En d’autres termes, lorsque la raison humaine réfléchit à cet idéal qu’elle trouve en elle-même, elle déduit l’existence d’un homme qui aurait vécu selon un tel idéal de sainteté. Dans un second temps, Kant affirme qu’un tel saint a effectivement existé dans le peuple juif:

Au sein de ce peuple […] apparut une personne dont la sagesse, encore plus pure que celle des philosophes jusqu’à lui, était comme descendue du ciel, et cette personne s’annonçait aussi elle-même, en ce qui concernait ses doctrines et son exemple, assurément, comme homme vrai mais aussi comme envoyé d’une origine telle que cet envoyé, à l’état d’innocence originaire, n’était pas mentionné dans le contrat que le reste du genre humain avait passé par son représentant, le premier ancêtre, avec le mauvais principe, et telle que «sur lui le prince de ce monde n’avait alors pas de prise».

Cet homme, poursuit Kant, fut persécuté et mis à mort, mais il tint bon, et il donna jusqu’au bout, en sa personne, «un exemple conforme à l’image originaire de l’humanité agréable à Dieu». Quant à sa résurrection et à son ascension, elles sont à entendre comme des idées qui signifient la vie nouvelle et l’entrée dans la béatitude, mais leur histoire «ne peut pas […] être utilisée pour la religion dans les limites de la simple raison». 

La position de Kant sur le Christ devrait être située dans le cadre général de sa théorie de la religion. On comprend certes que, prise en elle-même, elle ait été perçue comme «réductrice» par rapport à l’événement et à la personne même du Verbe fait chair. La force de la pensée kantienne est en revanche dans sa tentative pour dégager la portée universelle du message de Jésus, le «Maître de l’Évangile», qui a donné l’exemple de la conduite agréable à Dieu, de la parfaite moralité et de la sainteté. 

L’époque de Kant fut aussi celle qui vit naître le romantisme, au milieu ou sous le coup des grandes mutations affectant alors l’Europe (pendant la Révolution française, puis l’épopée napoléonienne), et les représentations du Christ en furent elles-mêmes marquées. On en a un exemple saisissant avec un écrit du poète Jean-Paul Richter: «Discours du Christ mort, du haut de l’édifice cosmique, qu’il n’y a pas de Dieu» (1796). Le poète y rapporte un songe qu’il a eu dans son sommeil: Jésus, après sa mort, descend du ciel, et lorsque les morts lui demandent «Christ, n’est-il point de Dieu?», il leur répond: «Il n’y en a pas.» Le poète poursuit alors:

Toutes les ombres se prirent à trembler avec violence, et le Christ continua ainsi: – J’ai parcouru les mondes, je me suis élevé au-dessus des soleils, et là aussi il n’est point de Dieu; je suis descendu jusqu’aux dernières limites de l’univers, j’ai regardé dans l’abîme et je me suis écrié: – Père, où es-tu? – Mais je n’ai entendu que la pluie qui tombait goutte à goutte dans l’abîme, et l’éternelle tempête, que nul ordre ne régit, m’a seule répondu […].

Or le poète s’éveille: heureusement, ce n’était qu’un mauvais cauchemar… Mais, dans son ouvrage De l’Allemagne, qui fut publié en France dans l’année 1814, Germaine de Staël traduisit le texte en omettant le dénouement! Dès lors, le «Songe de Jean-Paul» (qui allait être largement connu) serait perçu comme un «cauchemar athée» ou comme une «apocalypse de l’athéisme». La mort de Jésus devenant ici le signe d’une «mort de Dieu», le poème allait trouver des échos dans la littérature romantique (ainsi dans «Le Mont des Oliviers» d’Alfred de Vigny); surtout, il annonçait symboliquement les développements de l’athéisme dans le courant du XIXe siècle. Toutefois, dans les premières décennies de ce même siècle, plusieurs philosophes bénéficièrent largement de la «renaissance intellectuelle du christianisme» et devinrent «artisans d’une intégration du Christ à la philosophie»: ce furent principalement Fichte, Hegel et Schelling.

Extrait du livre de Michel Fédou, "Jésus-Christ au fil des siècles", publié aux éditions du Cerf

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