La licorne qui voulait ressusciter les mammouths et les dodos<!-- --> | Atlantico.fr
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Beth Shapiro et Ben Lamm de Colossal Biosciences.
Beth Shapiro et Ben Lamm de Colossal Biosciences.
©Colossal BioSciences / Capture d'écran / DR

Folie des grandeurs ou science de demain ?

L’entreprise Colossal Biosciences, qui travaille sur la résurrection du mammouth et du tigre de Tasmanie, a reçu un nouveau financement de 150 millions de dollars pour son projet de dé-extinction pour le dodo.

Nadir Alvarez

Nadir Alvarez

Nadir Alvarez est Directeur du Muséum cantonal des sciences naturelles de l’État de Vaud, Lausanne, Suisse. Il est également Professeur titulaire au Département de Génétique et Évolution de l’Université de Genève, en Suisse, et co-auteur avec Lionel Cavin, de « Faire revivre des espèces disparues » (Éditions Favre, 2022).

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Atlantico : Colossal Biosciences a réalisé une levée de fonds d'un milliard de dollars pour ramener une espèce disparue, le Dodo. Est-ce qu’un projet de ce type peut aboutir ?

Nadir Alvarez : Avant d’évoquer la désextinction du dodo, la société ‘Colossal’ avait déjà fait les gros titres à l'automne 2021 en annonçant avoir levé 15 millions de dollars dans le but de dés-éteindre le mammouth, poussé à l’extinction il y a un peu plus de 4000 ans sous l’action conjointe du réchauffement climatique et de la chasse. Le projet de désextinction du mammouth implique la modification du génome de l’espèce encore existante qui en est la plus proche dans l’arbre de la vie, c’est-à-dire l’éléphant d’Asie. Le génome du mammouth étant maintenant connu, il devient en effet possible d’utiliser des techniques d’ingénierie génétique pour remplacer les gènes contenus dans une cellule d’éléphant par ceux du mammouth. Comme il n’est actuellement pas envisageable de modifier davantage qu’une petite fraction du génome de l’espèce existante à l’aide de ciseaux moléculaires, l’objectif est à ce stade de recréer un organisme chimérique qui conserverait >95% du génome de l’éléphant d’Asie, mais présenterait la morphologie et l’écologie du mammouth grâce à l’insertion de quelques gènes bien ciblés. Une fois la modification du génome d’une cellule totipotente (comme le sont les cellules souches) réalisée, son ADN pourrait être inséré dans un ovocyte d’éléphante dépourvu du contenu de son noyau, ovocyte qui sera ensuite implanté dans un utérus d’éléphante comme on le ferait pour une FIV.

Dans le cas du dodo, qui peuplait l’île Maurice jusqu’à son extinction au XVIIème siècle par la chasse mais surtout via le pillage de ses nids par des espèces introduites (rats ou chats), la problématique est similaire mais nettement plus complexe. Alors que les technologies de clonage sont en plein développement depuis trois décennies chez les mammifères, elles sont balbutiantes chez les oiseaux. On ne sait pas aujourd’hui comment transférer optimalement l’ADN du noyau d’une cellule d’oiseau (modifiée ou non) dans un ovocyte. D’autre part, l’espèce existante la plus proche du dodo est le pigeon de Nicobar, un oiseau peuplant des îles de l’est de l’Océan Indien. Or, ce pigeon est à peu près 3 fois moins long et surtout 20 fois moins lourd que le dodo avec son bon mètre de longueur et ses 10 kilogrammes. Quand bien même on parviendrait à modifier le génome d’une cellule de pigeon de Nicobar en y insérant les gènes codant pour certaines caractéristiques morphologiques du dodo (par exemple une grande taille et un gros bec permettant de consommer fruits, noix, bulbes, et crustacés), il parait impensable qu’une femelle pigeon puisse porter un oeuf de près de 10cm de diamètre et d’à peu près son propre poids !

Ces obstacles paraissent aujourd’hui des freins insurmontables au projet de désextinction du dodo. Toutefois, la capacité de ‘Colossal’ à mobiliser 1 milliard de dollars pourrait ouvrir de nouveaux horizons biotechnologiques. Si bien que nous ne pouvons tout simplement pas nous figurer aujourd’hui quelles avancées seront rendues possibles avec un tel budget. Si les scientifiques et développeurs de ‘Colossal’ parvenaient par exemple à développer une matrice artificielle pour produire des œufs à partir d’un ovocyte et leur permettre de se développer jusqu’à leur terme sans femelle porteuse, on ne sait jamais : peut-être qu’un organisme chimérique avec une base génomique de pigeon de Nicobar et une morphologie et une écologie de dodo pourrait voir le jour.

Sur quelles autres espèces disparues les scientifiques travaillent-ils ?

Après avoir annoncé son projet de désextinction du mammouth et avant celui du dodo, la société ‘Colossal’ a également évoqué la désextinction du tigre de Tasmanie, espèce de marsupial carnivore qui s’est éteinte au début du XXème siècle après avoir été exterminés par les colons australiens. Du fait que les embryons de marsupiaux terminent leur développement dans la poche de leur mère, ce projet de désextinction est davantage réaliste, au vu des connaissances actuelles, que celui du dodo. L’espèce existante proche qui pourrait voir quelques pourcents de son génome modifié serait un autre marsupial, soit le fourmilier marsupial, soit une souris marsupiale du genre Sminthopsis.

Quelles seraient les conséquences d’une telle avancée génétique (risque maladies, cohabitation, effets positifs sur la médecine, tech,etc)?

Évidemment, l’objectif de désextinction peut se percevoir comme une avancée technologique (avec également des applications en ingénierie génétique applicables à l’humain). En même temps, il peut également faire appel à la notion de réparation des torts commis par notre espèce au cours de son histoire. Si le fait de ressusciter une espèce que nos ancêtres ont poussée à l’extinction nous permet de revoir notre lien à la nature et de respecter davantage « La Part sauvage du monde » (Virginie Maris, éditions Seuil, 2018), alors l’investissement massif de ressources vers de tels projets technologiques aura également une retombée sur la protection de la biodiversité. Dans le cas contraire, on pourrait déplorer que de tels moyens, mis à disposition de la technologie pour réaliser un exploit d’ingénierie génétique, ne soient pas investis dans la protection des espèces actuellement menacées, voire en danger d’extinction, et qui se comptent par centaines de milliers à la surface du globe. Concernant d’éventuelles maladies qui seraient dés-éteintes en même temps que leurs hôtes, ou qui pourraient se propager dans de nouveaux hôtes, la probabilité que cela entraîne un problème de santé publique semble extrêmement faible. L’IUCN a toutefois intégré cette possibilité dans une liste de douze points d’attention et de dangers liés à la désextinction, dans laquelle on retrouve par exemple aussi le fait qu’une population d’une espèce dés-éteinte pourrait, une fois réintroduite dans la nature, avoir des impacts potentiellement indésirables et imprévus sur d'autres espèces ou sur les fonctions de l'écosystème.

Cela ne peut-il pas conduire à des dérives ?

Bien sûr, c’est tout à fait possible. La plus grande dérive à mon sens serait de recréer des chimères d’espèces disparues pour les faire vivre dans des zoos. L’un des leviers pour que ces programmes de désextinction servent la cause de la biodiversité est qu’une fois dés-éteintes, ces espèces retrouvent un milieu naturel à la hauteur de leurs besoins : des milliers d’hectares pour le mammouth par exemple. De là à intégrer ces espèces dés-éteintes dans des programmes de ré-ensauvagement, il n’y a qu’un pas, que différentes associations telles que ‘Rewilding Europe’ évoquent ouvertement. Au niveau des dérives éthiques possibles, on pense aussi à la désextinction de l’Homme de Néandertal, notre cousin du genre Homo, éteint depuis plus de 20000 ans. Il est difficile d’envisager les raisons qui motiveraient un tel projet scientifique, mais du moment que la technologie existe, on ne peut pas avoir l’assurance qu’aucun savant fou ne tentera l’expérience.

Cette licorne a réalisé une levée de fonds monumentale pour ce projet, est-ce vraiment à cela qu’elle est dédiée ou est-ce un moyen pour cette société de lever des fonds pour ces autres projets ?

Il n’est pas évident de dire aujourd’hui quels sont les objectifs avérés de la société ‘Colossal’ car leur business model n’est pas clairement communiqué. Les investisseurs ont-ils réellement mobilisé 1 milliard de dollars pour voir un rêve biotechnologique se réaliser ou pour protéger la biodiversité en général ? Peut-être, même si des retombées dans le domaine de l’ingénierie génétique sont certainement en ligne de mire.

Nadir Alvarez

Directeur du Muséum cantonal des sciences naturelles de l’État de Vaud, Lausanne, Suisse.

Professeur titulaire au Département de Génétique et Évolution de l’Université de Genève, Suisse.

Co-auteur avec Lionel Cavin, de « Faire revivre des espèces disparues » (Éditions Favre, 2022)

Légende : Squelette de dodo restauré et exposé au Muséum de Lausanne, Suisse. © Département de géologie, Muséum cantonal des sciences naturelles de l’État de Vaud.

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