La géofragmentation économique menace la sécurité alimentaire globale comme la transition énergétique <!-- --> | Atlantico.fr
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Un gazoduc est posé sur une jetée sur le site de construction du terminal de gaz naturel liquéfié (GNL) Uniper à Jade Bight à Wilhelmshaven sur la côte de la mer du Nord, dans le nord-ouest de l'Allemagne, le 29 septembre 2022.
Un gazoduc est posé sur une jetée sur le site de construction du terminal de gaz naturel liquéfié (GNL) Uniper à Jade Bight à Wilhelmshaven sur la côte de la mer du Nord, dans le nord-ouest de l'Allemagne, le 29 septembre 2022.
©FOCKE STRANGMANN / AFP

Tous dépendants d’un petit nombre de pays

La persistance de la guerre en Ukraine et la cristallisation de deux alliances opposées majeures, d’un côté la Chine et la Russie, de l’autre les Etats-Unis, l’Europe et les pays développés d’Asie, constituent la base du risque de fragmentation du marché des matières premières.

Jean-Luc Demarty

Jean-Luc Demarty est ancien Directeur Général du Commerce Extérieur de la Commission Européenne (2011-2019), ancien Directeur Général Adjoint et Directeur Général de l'Agriculture de la Commission Européenne (2000-2010) et ancien Conseiller au cabinet de Jacques Delors (1981-1984; 1988-1995).

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Atlantico : L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a fragmenté les principaux marchés des matières premières. De quelle manière ?

Jean-Luc Demarty : La fragmentation a commencé avant l’agression de l’Ukraine par la Russie. Elle a démarré avec les premières tentatives chinoises de restrictions à l’exportation sur les terres rares dans les années 2010, retirées après leur condamnation à l’OMC, et avec les tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine, initiées sous Donald Trump et poursuivies sous Joe Biden. Toutefois elles ne touchaient que les hautes technologies, très peu les matières premières.

Il s’agissait d’une bataille pour le leadership technologique dont il était devenu clair qu’il constituait le cœur de la stratégie de la Chine. Si l’Europe partageait certaines des préoccupations américaines, elle était en désaccord avec les moyens utilisés, illicites selon les règles du commerce international de l’OMC, et leur manque de proportionnalité. En outre l’OMC avait été rendue inopérante par le blocage par les Etats-Unis du fonctionnement de l’organe d’appel du règlement des différends, sous Trump et Biden. Une réduction de l’efficacité des chaines de valeur du commerce mondial, aggravée par le COVID, en a résulté et a généré le début de la reprise de l’inflation mi 2021. Cet élément structurel a été sous-estimé par la plupart des décideurs publics et privés, les conduisant à réagir trop tard et trop brutalement.

L’agression de l’Ukraine par la Russie a changé la donne. La Russie a progressivement coupé le gaz à l’Europe, au mépris de ses contrats commerciaux. Le prix spot du gaz en Europe a atteint le niveau sans précédent de l’équivalent de 600 $ le baril en août 2022, tandis que le pétrole dépassait brièvement 100 $ le baril. Le prix du blé dont la Russie est devenue le premier exportateur mondial en 2016 et l’Ukraine un des principaux, derrière l’UE, tout proche des Etats-Unis et du Canada, a immédiatement flambé dès le déclenchement de la guerre, passant d’un prix déjà élevé de 300 $ la tonne à plus 400 $, pour revenir aujourd’hui à 200 $, prix normal.

Dans un premier temps, la fragmentation n’a touché que l’Europe et le marché du gaz, aujourd’hui plus ou moins revenu à la parité de celui du pétrole, alors qu’il était plus avantageux avant 2022. Pour les autres matières premières, une plus grande volatilité des prix s’est manifestée, ce qui n’est pas une fragmentation. Par exemple le prix du palladium dont la Russie est le plus grand producteur mondial, qui a remplacé le platine dans l’industrie automobile, a dépassé celui de l’or pendant plusieurs mois.

La persistance de la guerre en Ukraine et la cristallisation de deux alliances opposées majeures, d’un côté la Chine et la Russie, de l’autre les Etats-Unis, l’Europe et les pays développés d’Asie, constituent la base du risque de fragmentation du marché des matières premières. Les restrictions à l’exportation se sont multipliées sur deux des trois catégories de matières premières, agricoles et minérales. Ce phénomène avait débuté dès la deuxième moitié des années 2010. Ainsi l’Indonésie a décidé dès 2019 un embargo sur le nickel condamné à l’OMC en 2022 à l’initiative de l’UE, condamnation rendue vide d’effet par le blocage de l’organe d’appel.

En résumé la guerre en Ukraine a ouvert la porte à la possibilité future de deux blocs à l’intérieur desquels les matières premières seraient commercialisées librement et qui pratiqueraient des restrictions de bloc à bloc, et des non alignés opportunistes et mercantilistes, comme l’Inde avec le pétrole russe. On n’y est pas encore, mais ce pourrait aller très vite.

Ces routes d’approvisionnement perturbées, quelles conséquences engendrent-elles sur le marché des matières premières ? une possible pénurie ?

Fondamentalement les tensions internationales entrainent une plus grande volatilité des prix dans les trois catégories de matière premières (agricoles, énergétiques, minérales). Ce phénomène est dû à la faible sensibilité aux prix de la demande, élasticité selon la terminologie économique. L’élasticité la plus faible est celle des matières premières agricoles, la plus forte celle des minéraux. Toutes choses égales par ailleurs, la volatilité des prix engendre davantage d’inflation et d’inefficacité, complique la gestion des finances publiques et les politiques fiscales.

Je ne crois pas aux risques de pénurie des matières premières agricoles et énergétiques. La production agricole répond vite aux signaux du marché comme on l’a vu après 2022. De même le gaz et le pétrole de schiste des Etats-Unis et du Canada, critiqués idéologiquement de manière très excessive, constituent un mécanisme stabilisateur. Toutefois le risque de flambée des prix existe, déprimant l’économie s’agissant de l’énergie, et posant des problèmes économiques et sociaux insurmontables sans aide dans les pays les moins avancés de l’Afrique subsaharienne, voire en Egypte et dans certains pays du Maghreb, s’agissant des matières premières agricoles.

Par contre la situation des matières premières minérales est différente. Une fragmentation par bloc peut entrainer de vrais pénuries, compte tenu du très petit nombre de pays producteurs, s’agissant en particulier des quatre minéraux clefs pour la transition énergétique, le cobalt, le cuivre, le nickel et le lithium.

Le FMI vient de consacrer un remarquable chapitre de 20 pages aux effets de la fragmentation dans ses dernières « Perspectives Economiques Mondiales » parues il y a un mois. Les résultats sont significatifs. La suppression de tout commerce de matières premières de bloc à bloc couterait plus de 0,3% de PNB à l’économie mondiale, et de manière contre intuitive plus de 0,6% au bloc Chine Russie+, contre seulement 0,1% au bloc Etats-Unis Europe+. Le coût serait de 1,2% pour les pays à bas revenus, essentiellement imputable à la fragmentation du marché des matières premières agricoles. Pour le bloc Chine Russie+, l’effet négatif est dû essentiellement aux minéraux et un peu au gaz tandis que pour le bloc Etats-Unis Europe+, l’effet négatif est réparti équitablement entre les minéraux et l’énergie fossile. L’effet négatif pour l’Europe est près de deux fois plus élevé que pour les Etats Unis.

Il faut des minéraux pour fabriquer des véhicules électriques. Quels risques pour la transition énergétique mondiale ?

Le rapport du FMI déjà mentionné évalue à 20 à 30 % le déficit d’investissement dans la technologie des énergies renouvelables et de la voiture électrique en cas de fragmentation de bloc à bloc du marché des minéraux. Il n’a pas étudié les mêmes effets pour l’énergie. A mon sens le risque pour les énergies fossiles n’est pas tant la fragmentation que la flambée de leur prix. Leur prix actuel dans une fourchette 80/100 $ le baril est un bon compromis. Si le prix venait à déraper, le prélèvement sur la plupart des économies aurait un effet dépressif qui rendrait le financement, déjà très difficile, des énormes investissements de la transition énergétique (2 à 3% de PNB par an) impossible à réaliser. En outre un effet boomerang politique en faveur des populismes serait à craindre, allant à l’encontre des objectifs poursuivis. En ce sens l’activisme des environnementalistes extrêmes poussant à l’arrêt de la prospection pétrolière et gazière et à court terme celui des importions de GNL russe représentant encore 15 % du mix gazier de l’UE est particulièrement irresponsable, surtout en période de tension au Proche-Orient. Cet arrêt à lui seul pourrait entrainer une hausse du prix du gaz en Europe de 50 à 100 %.

Le rapport du FMI propose, comme second best, l’instauration de corridors verts pour le commerce des minéraux et de corridors alimentaires pour les matières premières agricoles. Si le second est envisageable, je doute de la faisabilité politique du premier.

Qui va payer la facture de cette géofragmentation ?

La réponse est simple : tout le monde. D’abord la lutte contre le changement climatique, déjà difficile, serait fortement affaiblie. Dans tous les pays les plus bas revenus, déjà négativement affectés de manière disproportionnée par la transition énergétique, le seraient encore davantage. Les pays à bas revenus seraient plus affectés que les autres. Enfin la Russie et la Chine n’en tireraient aucun avantage, bien au contraire. Mais la rationalité économique n’est plus leur premier critère.

S’agissant plus spécifiquement de la France, ses problèmes sont bien connus : endettement public excessif, déficits publics et commerciaux. Cette situation rend plus difficile encore le financement de la transition énergétique. La France ne pourra pas relever ce défi si les Français qui, à temps complet, travaillent en moyenne 10 % de moins dans l’année que le Nord de l’Europe, et 20 % au cours de leur vie, ne travaillent pas en moyenne davantage. La contrepartie serait un effort supplémentaire des plus aisés. Le rapport Pisani-Ferry a évoqué ce dernier point mais a « oublié » le premier.

La France a néanmoins un atout, son agriculture. D’abord elle est un important exportateur de blé dont elle pourrait jouer de manière plus géopolitique dans le cadre de l’UE. Il faudra également veiller à ce que le green deal de l’UE ne conduise pas à mettre en péril sa sécurité d’approvisionnement. A cet égard on peut se demander si la diabolisation des pesticides et la sacralisation du bio et du local sont la solution. La désinformation sur le glyphosate, particulièrement marquée en France n’est certainement pas un exemple à suivre, ni l’installation sur 40 ha en polyculture élevage prônée par certains en retour vers les années 1950, alors qu’il en faut trois fois plus pour dégager un revenu seulement décent.

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