La crise énergétique est-elle derrière nous ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Consommation
À quel point le fait de se préparer au pire nous a coûté cher dans le cadre de la gestion de la crise énergétique ?
À quel point le fait de se préparer au pire nous a coûté cher dans le cadre de la gestion de la crise énergétique ?
©JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

Anticipation

Alors que les prix du gaz semblent retrouver des niveaux acceptables, la perspective de tensions sur le marché de l'énergie s'éloigne-t-elle ? L'essentiel des risques de coupures d'électricité en France est "derrière nous" pour l'hiver 2022-2023, a notamment estimé le président du directoire de RTE.

Damien Ernst

Damien Ernst

Damien Ernst est professeur titulaire à l'Université de Liège et à Télécom Paris. Il dirige des recherches dédiées aux réseaux électriques intelligents. Il intervient régulièrement dans les médias sur les sujets liés à l'énergie.

Voir la bio »
Jean-François  Raux

Jean-François Raux

Diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et titulaire d’un DESS de Droit Public Européen, Jean-François Raux a effectué la majeure partie de sa carrière au sein d’Electricité de France et de Gaz de France.

Voir la bio »

Atlantico : La question des pénuries d’énergie et de l’énergie chère se posent-elles toujours ?

Jean-François Raux : Si j’en crois les déclarations de la PDG d’Orange, Christel Heydemann, oui pour la question des prix, notamment en électricité ! Elle déclare au Figaro : « On va devoir augmenter de 1 à 2 euros nos forfaits, comme le font la plupart des opérateurs, pour refléter l'augmentation des coûts, en particulier de l'énergie, puisqu'on a plus de 100% d'augmentation des coûts de l'énergie » !

Sur la question de la pénurie, l’hiver doux, l’effort dit de sobriété, et la destruction de la demande par l’effet prix a sauvé la France pour cet hiver. Il faudrait connaître le poids de la destruction de la demande dans l’industrie par effet prix : en 2008, des entreprises avaient déserté leurs sites et ne sont jamais revenues. Aura-t-on la même chose ?

Alors que les prix du gaz semblent retrouver des niveaux acceptables, une question se pose, la crise énergétique est-elle derrière nous ?

Damien Ernst : On sent bien que le pire, en partie causé par la méforme de la filière nucléaire française, est désormais derrière nous. On produit actuellement 42 GW de nucléaire, ce qui signifie que les deux tiers de la flotte sont en opération. D’ici la fin de l’hiver, on devrait encore réussir à gagner quelques GW supplémentaires. 

En ce qui concerne le gaz, on remarque que les prix ont beaucoup baissé. En décembre, ils étaient de 110 euros par MWh, contre 48 aujourd’hui. Les choses se présentent bien et les perspectives sont encore meilleures. On sent que les Russes ont conscience d’avoir perdu la guerre du gaz, et ils ne devraient plus couper leurs approvisionnements, d’autant plus qu’ils ont besoin d’argent. Trois pays sont actuellement principalement alimentés par le gaz russe acheminé par gazoduc, à savoir l'Autriche, la Hongrie et la Serbie. Si ces derniers perdaient leur approvisionnement en gaz russe, la situation pourrait se dégrader légèrement pour toute l'Europe mais dans l’ensemble, elle reste très correcte par rapport à ce qu’on a connu l’année dernière.  

À Lire Aussi

La vraie nature de la crise du système électrique en France et comment y remédier efficacement

Le prix du pétrole, qui est monté à 130 dollars le baril en avril/mai 2022, est lui aussi en train de chuter. Il est désormais à 80 dollars le baril. Ce prix relativement bas  est dû au fait que les sanctions contre la Russie n’ont pas empêché leur pétrole d’atteindre certains marchés, asiatiques notamment.  

Enfin, on discute trop peu du charbon, malgré son importance. L’année passée, la tonne est montée à 400 euros, contre 200 aujourd’hui. 

Jean-François Raux : Bien sûr que non.

Sur les prix, tirés en Europe, par le prix du gaz, qui baissent, les marchés anticipant une diminution des tensions d’approvisionnement, il faut rester très prudent pour deux raisons : l’Europe a choisi le couple ENR+Gaz. Elle reste donc très sensible à des tensions géopolitiques et économiques pour le gaz : ce qui est frappant c’est la volatilité des prix. Or les tensions géopolitiques sont très fortes avec le basculement politique vers la Chine de certains pays producteurs. La visite de Xi Jinping en Arabie saoudite est un marqueur important dans l’évolution des alliances dans la région. Depuis quelques années, les monarchies du Golfe lorgnent vers Pékin. Notons aussi que le prix des équipements, notamment éoliens, va augmenter sous l’effet des tensions sur les approvisionnements en matériaux, où l’Europe dépend des marchés mondiaux avec une forte demande de la Chine qui veut prendre le leadership mondial pour l’éolien. Un facteur rassurant est que la Chine ne peut se permettre de tuer un de ses principaux clients.

Sans compter le charbon qui lui aussi est sujet à tension mondiale et reste en Allemagne indispensable, plus que jamais. Une grosse part de l’Asie nourrit son développement avec du charbon, même si d’autres énergies sont mobilisées (ENR, Nucléaire).

À Lire Aussi

Mais quel serait le juste prix de l’électricité en France aujourd’hui ?

En France, le bouclier tarifaire, très coûteux, masque la crise des prix. Mais ce n’est qu’un masque. Rappelons que l’ARENH avait pour but premier de faire bénéficier les clients français des bas coûts du nucléaire historique, largement amorti. Son utilisation pour favoriser la concurrence, qui n’apporte aucune protection des clients, est venue détourner les regards de cet objectif premier. C’est une question stratégique pour l’économie française à condition que 1/ le nucléaire historique soit remis à flot et produise au max 2/ qu’EDF ne soit pas obligée de racheter sur le marché à des prix élevés pour fournir à ses concurrents de l’ARENH pas cher : c’est ubuesque. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! La question du nucléaire abondant et pas cher reste centrale. J’y reviendrai.

Qu’est-ce qui pourrait nous faire replonger (plus profondément) dans la crise ?

Damien Ernst : En ce qui concerne le gaz, si la baisse de la consommation ne se maintenait pas, il pourrait se raréfier, ce qui entraînera une augmentation des prix. Il ne faut pas crier victoire trop tôt, car nous ne sommes pas tout à fait sortis de la crise.  

Dans le contexte actuel, le risque de sabotage d’infrastructures comme North Stream 1 et 2 demeure réel. On ne peut pas exclure des actions de la part de la Russie, notamment vers les champs gaziers et les gazoducs à proximité de la Norvège. Cela pourrait provoquer à nouveau une énorme crise du gaz, avec des conséquences désastreuses. D’ailleurs, les personnes qui ne veulent plus subir ces crises énergétiques devraient se diriger vers des contrats d’approvisionnement à prix fixe, ce qui constitue une vraie sécurité en cas de dégradation de la situation.  

À Lire Aussi

Les prix de l’énergie s’effondrent mais voilà pourquoi vous n’êtes pas prêts de payer votre électricité moins cher

En ce qui concerne les températures, nous avons eu beaucoup de chance cet hiver. Mais admettons que le mois de mars soit très froid : les prix grimperaient à nouveau. De plus, on semble encore une fois s’orienter vers une année peu pluvieuse, les moyens de production hydrauliques risquent donc de tourner au ralenti. Il en est de même pour le vent : l’année dernière n’était pas très bonne.  

Comment expliquer que la catastrophe annoncée n’a pas eu lieu ? 

Damien Ernst : C’est principalement dû à la douceur de l’hiver, mais aussi à la capacité de l’Europe a attirer beaucoup de bateaux LNG. Enfin, les Allemands ont été très rapides pour installer des terminaux LNG flottants, ce qui leur a permis de pallier l'absence de terminaux LNG classiques dans leur pays. Malgré leurs erreurs, qui ont coûté très cher, ils ont ensuite pris de très bonnes décisions. 

Peut-on parler d’erreurs d’anticipation de la part des gouvernements européens ? 

Damien Ernst : Forcément, puisque sans ces erreurs il n’y aurait pas eu de crise. Pourtant, les réactions à la crise ont été bonnes. Malgré tout, je pense que ce sont les marchés qui ont sauvé la situation. Ils ont très bien fonctionné en cristallisant des signaux prix qui ont permis d’attirer du LNG et de tuer la demande, avec tous les dégâts que cela a occasionné. En somme, les pays européens s’en sortent plutôt bien, et c’est la Russie qui paye les pots cassés. Son client le plus fidèle, l’Allemagne, s’est éloigné et un éventuel retour à la normale n’aura pas lieu avant des années. D’ailleurs, on sent bien que Moscou, qui n’a pas réussi à mettre l’Europe à genoux, essaye de regagner à nouveau des parts de marché en Europe pour faire face à un manque de liquidités. 

À Lire Aussi

Loïk Le Floch-Prigent : "La crise énergétique s'atténue mais pas l'impact tragique qu'elle a eu sur l'industrie française"

À quel point le fait de se préparer au pire nous a coûté cher (pour finalement voir qu’il n’est pas arrivé) ? 

Damien Ernst : Ça nous a couté très cher mais le jeu en valait la chandelle, puisque sans préparation, si le pire était arrivé, les conséquences auraient pu être catastrophiques. On a, en quelque sorte, acheté une assurance en remplissant nos réserves de gaz à un moment où ce dernier coûtait très cher. Pour autant, ces choix ont été bons. N'oublions pas que l'hiver prochain reste potentiellement problématique. Ce sera donc une très bonne chose de le commencer avec des réserves assez hautes. De plus, en termes de politique de l’énergie, quand les Russes sauront que l’Europe est dans une position confortable, ils ne pourront plus essayer de limiter les volumes, ce qui est une très bonne nouvelle. C’est une des raisons pour laquelle Moscou enverra plus de gaz vers l’Europe. Nous avons donc fait un très bon investissement à long terme.

Les leçons de cette crise ont-elles été tirées par nos gouvernants ? Les erreurs d’anticipation quant au déroulé de l’hiver sur le plan énergétique, et les choix d’achats faits en conséquence, doivent-ils être reprochés au gouvernement ? Qu’aurait-il pu ou dû faire différemment ?

Jean-François Raux : Le problème français a surtout été en électricité.

Pour le gaz, la crise a montré deux choses : la nécessité de diversifier les sources d’approvisionnements et celle de négocier des contrats de LT qui nous mettent à l’abri de la volatilité des marchés internationaux. Dans un climat géostratégique instable, et avec des prix très volatils, l’intérêt des contrats de LT est évident. Saluons la performance de TOTAL et, dans une moindre mesure, celle d’ENGIE qui a su mobiliser ses « partenaires » dans le monde pour sécuriser nos approvisionnements. Il reste à convaincre la DG COMP de la commission que le tout marché, à court terme, n’est plus une solution. Si après cette crise, elle n’est pas convaincue, il faut se poser des questions sur sa santé mentale !

Notons qu’une entreprise puissante comme TOTAL a pallié en peu de temps des insuffisances des politiques.

En électricité, la crise de cet hiver trouve ses racines dans des problèmes de fond qui sont connus et ne datent pas d’hier : c’est cela qui est le plus grave et tous les acteurs sont responsables et pas seulement les gouvernants.

Sur le plan de la production, la « crise » est liée à deux facteurs qui ne datent pas d’hier, loin de là.

Le premier est bien sûr la très mauvaise performance du nucléaire, la pire dans l’histoire d’EDF et du nucléaire. Elle est liée à trois facteurs : la mauvaise décision de décaler dans le temps les maintenances à cause du Covid ; la crise des CSC et la décision maximaliste d’arrêter les centrales (ultraprincipe de précaution) ; les retards incessants dans les plannings (FLA3, mais aussi maintenance) liés à la mauvaise performance de l’ingénierie d’EDF. Le problème ne date pas d’hier puisque l’on constate, depuis 10 ans, une dégradation de la performance du nucléaire. Rien, coté gouvernement n’a été fait pour l’endiguer à temps. Le président a pris conscience tardivement du problème. Il vient de tenter d’y remédier en créant la Délégation interministérielle au Nouveau Nucléaire, mais aussi en « fusionnant » ASN et IRSN pour éviter l’escalade à la Sûreté maximale souvent « provoquée » par l’IRSN.

Reste la réforme avec remise à niveau d’EDF : la nomination d’un nouveau PDG laisse pendante une question de fond : EDF restera-t-elle maitre de la remise à niveau de la performance du parc nucléaire historique ? Je ne le pense pas. Et ne le souhaite pas. 

La deuxième clef au niveau de la production est la fermeture massive du pilotable (charbon, fioul, Fessenheim ; autour de 10GW au total) dans les dix dernières années. Donc, pas possible de faire face, même partiellement, au manque de nucléaire et à la performance médiocre des ENR quand on en a besoin. La fermeture du pilotable est une décision à l’influence écologique marginale, mais catastrophique sur le plan de la sécurité d’approvisionnement électrique de la France. Or le pilotable non nucléaire est indispensable. L’exemple du 12/12/2022 parle tout seul. Heureusement, la France a pu importer massivement pour pallier ce défaut de pilotable. Mais, redisons-le, les importations ne sont pas une puissance « garantie » dans l’état actuel du marché de l’électricité en Europe : rien ne dit que par exemple, en cas de grand froid sur l’Europe, avec un anticyclone puissant, donc pas ou peu de vent (et pas de foisonnement ENR – un grand mythe), on ne soit pas en situation de pénurie de puissance, donc de nécessité de pratiquer des délestages. La France, jusqu’au début des années 2010, a toujours calculé sa sécurité d’approvisionnement à solde d’importation/exportation nul. Depuis, on compte sur des imports non garantis. Ici encore, cet oubli de la primauté de la sécurité d’approvisionnement a été catastrophique ! RTE est fortement responsable, si ce n’est coupable dans sa mission de conseil au gouvernement. Il va falloir reconstruire du pilotable et le rémunérer, non pas sur la base de l’énergie produite (c’est impossible), mais sur la base du service rendu à la sécurité d’approvisionnement. Il est impossible de tout faire avec de la modulation du nucléaire, néfaste pour la durée de vie des machines. Cela ne veut pas dire ne plus importer ou exporter, bien sûr. Cela veut dire être capable de faire face seul aux imprévus !

Sur le plan de la demande d’électricité, l’appel à la « sobriété » relève plus du geste désespéré du gouvernement et de RTE que de la politique construite. Depuis 2000, le marché de l’électricité, conçu uniquement sur l’énergie, a conduit à massacrer la gestion efficace de la puissance appelée par les clients que permettait l’ancienne tarification d’EDF, notamment le tarif vert et la politique d’achat au niveau des usines, qui savent gérer la puissance, pas des services achat, qui s’en foutent ! Comparé à ces outils puissants, Ecowatt est un gentil gadget qui relève plus de la communication que de l’action efficace. Or c’est la tension en puissance à la pointe qui pose problème en électricité, ce que tout le monde ou presque passe sous silence. Éteindre l’éclairage public à deux heures du matin est une aimable plaisanterie en termes de sécurité du système électrique ! Ici, il faut être clair : on a pris plus de 15 ans de retard, et c’est clairement la faute des pouvoirs publics, à la fois au niveau des outils de pilotage de la puissance et des politiques d’efficacité énergétiques et de maîtrise de la puissance, indigents : je soutiens massivement les gestionnaires d’effacement qui ont du mal à survivre ! Les politiques n’ont pas intégré en plus, le fait que la réduction de l’usage des énergies fossiles en France doit s’accompagner d’un développement des usages de l’électricité avec maîtrise de la puissance, bien sûr ! Aucun plan sérieux n’a été mis en place et on commence seulement à envisager que la demande d’électricité pourrait croître de manière importante ! Or changer d’énergie est un facteur de progrès double : moins de CO2, donc climatique ; plus de performance, de productivité, donc économique aussi. Changer d’énergie c’est réduire l’intensité carbone et l’intensité énergétique du PIB.

Enfin, là où le manque d’anticipation est le plus flagrant, c’est la question des prix, donc du marché ou plutôt des marchés européens. Cela fait des années que certains spécialistes disent que ces marchés tels qu’actuellement conçus et accrochés entre eux sont un danger économique, parce que mal conçus. On n’accroche pas les prix au client final sur les seuls coûts marginaux de CT, ce qui veut dire, sur les prix du gaz. Cette politique est aggravée en France par les pratiques d’EDF qui se résument avec ce lemme : « nucléaire, rare donc cher » qui conduit en fait à rechercher la marginalité gaz dans la gestion de la production. La PDG d’Orange, Christel Heydemann, déclare au Figaro : « On va devoir augmenter de 1 à 2 euros nos forfaits, comme le font la plupart des opérateurs, pour refléter l'augmentation des coûts, en particulier de l'énergie, puisqu'on a plus de 100% d'augmentation des coûts de l'énergie » ! Pour la France, avec son gros problème de faiblesse de l’industrie et de déficit commercial abyssal, c’est une question clef. Il ne s’agit pas de « sortir du marché européen » mais de trouver un bon équilibre entre la maîtrise des prix aux clients finals, notamment industriels, fondée sur notre mix énergétique et l’optimisation des échanges sur le marché de gros, en priant que l’on retrouve vite, grâce au nucléaire remis à niveau, une position d’exportateur net !

La question forte qui est posée au gouvernement en termes de prix de l’électricité est de trouver une voie de tarification au client final qui lui permette de bénéficier des bas coûts du nucléaire… et des ENR (dont les coûts baissent) ! Le débat est ouvert.

Donc les questions clefs de la crise restent posées avec un peu de temps pour les résoudre, mais surtout ne pas les oublier ! 

A lire aussi : Loïk Le Floch-Prigent : "La crise énergétique s'atténue mais pas l'impact tragique qu'elle a eu sur l'industrie française"

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !