L’Italie : ce maillon faible que l’Europe à tout intérêt à surveiller comme le lait sur le feu<!-- --> | Atlantico.fr
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Mario Draghi lors du débat suite à sa démission, au Sénat à Rome le 20 juillet 2022
Mario Draghi lors du débat suite à sa démission, au Sénat à Rome le 20 juillet 2022
©ANDREAS SOLARO / AFP

Turbulences

Mario Draghi a annoncé sa démission jeudi 21 juillet. L’effondrement de sa coalition pourrait placer l'Italie mais aussi l'ensemble de l’UE dans une zone de fortes turbulences économiques et géopolitiques.

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues est un politologue européen, Directeur des programmes de l’International Republican Institute pour l’Europe et l’Euro-Med, auteur de La Quadrature des classes (2018, Marque belge) et Europe Champ de Bataille (2021, Le Bord de l'Eau). 

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Atlantico : Mario Draghi a remis sa démission à Sergio Matarella qui après l’avoir refusé quelques jours a décidé de dissoudre le parlement, convoquant des législatives anticipées. Le départ de Mario Draghi semble éminemment symbolique. Alors président de la BCE il avait « sauvé » la zone euro avec le « whatever it takes ». Nommé président du conseil, il venait à la rescousse de l’Italie avec un gouvernement d’union nationale. Est-ce le contrecoup de 20 ans de décisions européennes ?

Thibault Muzergues :Pas vraiment, puisqu’aucun parti aux élections italiennes ne soutient la sortie de l’euro ou de l’UE. Draghi a été appelé parce qu’il était une personne exceptionnelle pour une situation exceptionnelle:  il était l’homme de la situation pour récupérer les fonds européens dont elle avait absolument besoin pour sortir de la crise économique liée au Covid. Il y a de forte chance que le ou la successeur de Draghi, possiblement Giorgia Meloni ou Enrico Letta, reste dans une position pro-européenne. Rappelons que ce départ est avant tout une affaire d’egos et de maladresse : Draghi avait une majorité la semaine dernière (et encore mercredi matin !), il aurait pu rester au pouvoir avec une majorité au parlement. Son discours à la chambre, dans lequel il a été inflexible et même provoqué des membres de sa majorité, l’a véritablement achevé : il faut toujours être diplomate face à un parlement italien qui n’aime pas qu’on lui dise quoi faire. La situation italienne est vraiment très particulière, il ne faut pas en tirer trop de leçons au niveau européen (si ce n’est que nous arrivons bel et bien à la fin du cycle politique lié au COVID). Ce qui est sûr c’est que l’Europe s’est sortie de la crise grâce au plan de relance, mais la question c’est de savoir si la solidarité européenne va être suffisante face aux difficultés à venir. Les conséquences de la guerre en Ukraine vont être un vrai test.

Comment expliquer l’inquiétude européenne suscitée par la situation d’une absence de leadership en Europe de l’Ouest et en particulier en Italie ? 

Il y a eu beaucoup d’espoirs après le plan de relance pour l’Europe : après cette avancée, on semblait repartis sur de nouvelles bases avec un leadership européen retrouvé et une locomotive Berlin-Paris-Rome qui permettrait d’avancer. Las, les leaders de tous ces pays n’ont pas duré : Angela Merkel est partie et n’a pas vraiment été remplacée, Emmanuel Macron est affaibli après les législatives et va devoir batailler à Paris avant de pouvoir faire à Bruxelles. Restait Mario Draghi, une solide garantie que l’Italie pour l’Europe, et un pôle de stabilité pour la troisième économie de l’UE (et sa deuxième puissance industrielle), et même lui part. On est vraiment dans une fin de cycle, mais pour ce qui est de l’Italie, il y aura une certaine continuité dans le prochain gouvernement. Les deux favoris au poste de Premier MInistre, Giorgia Meloni et Enrico Letta, sont tous les deux très atlantistes, et si Meloni est beaucoup plus à droite que de nombreux autres dirigeants, elle reste pro-européenne. Le vrai problème va être celui de la stabilité du futur gouvernement, mais il s’agit là d’un retour à la normale, pas d’une chose exceptionnelle dans la politique italienne. Le paysage politique italien va sans doute être plus simple et plus sain après ces élections, avec deux grands partis, l’un à droite et l’un à gauche qui domineront le parlement, certes imparfaitement, mais là aussi, c’est un retour vers la norme. Plus ça change, plus c’est la même chose finalement. La vraie incertitude politique réside dans les conséquences économiques de la guerre en Ukraine, et là les choses sont beaucoup plus incertaines…

L’Italie apparaît comme le maillon faible économique de l’UE. Avec le départ de Mario Draghi, la situation pourrait-elle se dégrader ?

En Italie, trois gros problèmes risquent de converger à l’automne. Le premier, la dette italienne. Elle est très élevée et avec la montée des taux d’intérêt et la différence de taux entre l’Allemagne et l’Italie, on pourrait avoir une crise de la dette italienne qui ne pourra absolument pas être gérée comme la crise grecque - l’Italie est la troisième puissance économique de l’euro, et la deuxième puissance industrielle de l’UE, on ne pourra pas lui faire avaler un plan de rigueur comme avec la Grèce. Le deuxième problème, c’est la dépendance italienne au gaz russe et de savoir si et comment les Italiens vont réussir à amasser suffisamment de gaz pour pouvoir chauffer la population et alimenter leur industrie en hydrocarbures – au vu du problème de la dette, une mise à l’arrêt de l’industrie italienne est la dernière chose dont les Européens ont besoin aujourd’hui. Le troisième problème vient de l’opinion publique. La Russie considère l’Italie comme le ventre mou de l’Europe et a réussi à imposer à une partie de opinion ses narratifs de propagande, comme quoi la guerre serait déjà perdue pour l’Ukraine, qu’il ne servirait à rien de résister, qu’il faudrait la paix tout de suite et à tous prix, y compris s’il faut renoncer à des territoires ukrainiens. Pour un certain nombre de raisons, le narratif fonctionne bien en Italie. Les positions du pape y sont pour quelque chose mais c’est surtout la complaisance des médias télévisuels privés qui ont des intérêts en Russie. Aujourd’hui, 35% des Italiens sont pour la paix à tout prix, et les difficultés économiques pourraient renforcer ce camp.

Si les trois crises convergent en même temps, on risque d’avoir une crise politique grave dans la mesure où les populistes, aujourd’hui affaiblis, pourraient trouver une seconde vie. L’hiver promet d’être économiquement très difficile, et les dirigeants européens vont devoir trouver de nouvelles solutions pour sortir de la crise : cette fois-ci, on ne pourra pas faire du « quoi qu’il en coûte » en raison de l’inflation, ni du Quantitative easing, puisque cette même inflation nous oblige à relever les taux. Le risque est que la population vive mal la situation et se tourne à nouveau vers le populisme.

Au-delà, de l’actualité italienne, à quel point y a-t-il une faiblesse généralisée dans les politiques de certains pays européens ? 

Ce qui est en train de se passer, c’est que les partis et les systèmes politiques sont rattrapés par le phénomène d’éparpillement des voix et l’atomisation des systèmes politiques. Avant, deux grands partis faisaient 80% des voix et des petits partis gravitaient autour, ce qui permettait d’avoir des gouvernements stables. Depuis une quinzaine d’années, les partis historiques font face à un effritement de leur soutien dans les urnes, avec de nombreux nouveaux partis, et donc un éparpillement des voix au parlement – on le voit d’ailleurs en France, où pour la première fois depuis 1992, il n’y a pas de majorité absolue à l’Assemblée. Avec un système quadripolaire quasi généralisé (au mieux), les coalitions deviennent instables, et les changements de gouvernement plus fréquents. Le timing fait que des situations diverses se retrouvent sur le devant de la scène en ce moment, en Italie, en Espagne, en France, etc.

Est-ce une défaite collective du cercle de la raison ?

Non. Rappelons qu’outre-Manche, le gouvernement de Boris Johnson est tombé, et Boris Johnson n’a pas vraiment le profil typique du « cercle de la raison » tel que nous le concevons en France. Le résultat du départ de Boris Johnson va d’ailleurs sans doute se traduire par un retour à une politique conservatrice plus orthodoxe. En Italie, il y a de grandes chances pour que le mouvement cinq étoiles et la Liga perdent beaucoup de députés aux législatives, avec un parlement qui sera moins disrupteur, et probablement plus fonctionnel – là aussi, malgré le départ de Draghi, le résultat de l’aventure pourrait bien être une victoire de la raison sur les émotions. Il n’y a qu’en France, où le « cercle de la raison » est en difficulté, mais c’est un cas pour l’instant relativement isolé. Partout ailleurs, le populisme a plutôt tendance à reculer, reste à savoir s’il trouvera un second souffle grâce à la guerre en Ukraine.

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