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L’Etat profond en France, combien de divisions ?
©BERTRAND GUAY / AFP

"Deep State"

En marge du G7, Emmanuel Macron a utilisé à deux reprises l'expression "Etat profond" en faisant référence aux obstacles à sa politique de rapprochement avec la Russie et à la rédaction de communiqués. Il a déclaré "ne pas vouloir être l'otage des gens" négociant pour lui.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico.fr : Le concept du "deep state" est généralement utilisé par Donald Trump lorsqu'il dénonce sa propre administration. Un tel concept est-il valable pour le cas français ?

Edouard Husson : Le concept d’Etat profond a un sens aux Etats-Unis, qui est une nation exerçant la plénitude de sa souveraineté. Eisenhower, lors de soin discours d’adieu aux Américains, en janvier 1961, avait averti du danger qui pesait sur les présidents américains: être contournés par le complexe militaro-industriel, qui imposerait de plus en plus ses intérêts à la démocratie. Dès 1956, le sociologue Charles Wright Mills avait proposé une explication sociologique: la montée du pouvoir militaire aboutissait à la création d’un véritable « cercle des puissants » issu des pouvoirs politique, économique et militaire. L’une des explications données pour l’assassinat de Kennedy est la volonté du complexe militaro-industriel de l’écarter car, après la crise des missiles de Cuba, il voulait largement désarmer. On peut en discuter car c’est le même Kennedy qui engage les USA dans la guerre du Vietnam. Et il est certain que l’on voit, de la volonté de JFK de combler le prétendu retard américain sur l’armement nucléaire (par rapport à l’URSS) à la politique d’armement de Reagan une constante montée des budgets de la défense. Cela ne signifie pas seulement un renforcement de ce qu’on a appelé la « présidence impériale »: les membres du Congrès ont de plus en plus intérêt à attirer dans leur circonscription les industries de la défense au fur et à mesure de l’augmentation des budgets de la défense.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les USA conservent l’OTAN, leurs 900 bases dans le monde et relancent les budgets de l’industrie de la défense sous Bill Clinton. Bush père et fils, Bill Clinton, Barack Obama, ont entretenu les guerres au Proche et au Moyen-Orient car l’économie américaine vit sous perfusion de crédits militaires. C’est la raison pour laquelle Donald Trump a encore augmenté, à son arrivée, les budgets militaires. Durant la campagne, il s’était plaint de ce que l’Etat profond favorisait son adversaire. En fait, il a réussi à faire basculer une partie du complexe militaro-industriel en sa faveur. La question de la Russie est particulière: il avait été accusé de collusion avec la Russie durant la campagne et une enquête sur cette pseudo-collusion était en cours. Il n’a donc pas pu se rapprocher de Poutine comme il le voulait. Mais on peut se demander si Vladimir Poutine serait entré facilement dans la discussion vu l’augmentation des dépenses de défense américaines. J’ajouterai un dernier point: depuis le discours d’Eisenhower en 1961, une nouvelle composante est venue s’adjoindre au complexe militaro-industriel: il s’agit des acteurs du numérique qui se sont mis au service de l’Etat profond américain, à commencer par Google. 

Autant ce dont nous parlons est une réalité aux USA, autant Emmanuel Macron est peu crédible quand il parle d’un Etat profond l’empêchant de tendre la main à la Russie. Evidemment, ce serait moins glorieux de dire que depuis que nous avons réintégré le commandement intégré de l’OTAN, sur décision de Chirac, nous n’avons plus la marge de manoeuvre que nous avait procuré le Général de Gaulle. Mais la France n’a ni une industrie de la défense ni une industrie du numérique telle que son président puisse invoquer des forces hostiles internes quand il s’intéresse à la Russie. Même le faible François Hollande avait fait mieux que Macron en élaborant le principe des accords de Minsk avant qu’Angela Merkel reprenne le dossier à son compte. 

Quel est vraiment "l'Etat profond" en France ? S'agit d'une part de la bureaucratie partageant intérets communs et idéologie commune ? Comment cela s'illsustre-t-il concrètement ? 

L’Etat profond, en France, est très visible ! Il n’est pas profond, il est supervisant ! Il s’agit des réseaux transatlantiques et bruxellois dans lesquels nous sommes insérés. Notre Etat profond à nous, c’est Nicholas Dungan, homme de réseaux transatlantiques qui lance un cours sur Macron à Sciences Po ! C’est la Commission européenne, qui nous accable, parce que nous l’avons bien voulu, de directives qui doivent ensuite entrer dans la législation nationale. Notre Etat profond se repère au fait que tous les présidents de la République, depuis Mitterrand, sont victimes d’une politique monétaire inappropriée mais voulue par une coalition hétéroclite issue de la haute fonction publique, des grandes entreprises et du monde intellectuel, culturel et médiatique. Je serai prêt à concéder une part d’Etat profond interne: mais il ne s’agit en aucun cas du Ministère de la Défense ou du Ministère des Affaires étrangères décimés par des années de vaches maigres budgétaires. Il s’agit du Ministère de l’Economie et des Finances, plus précisément de la Direction du Budget et de la Direction du Trésor. C’est dans ces deux directions centrales qu’on veille à l’orthodoxie budgétaire française après avoir milité pour et obtenu la mise en place de la monnaie unique européenne. Emmanuel Macron, inspecteur des finances, appartient au réseau même qui alimente régulièrement ces deux directions en cerveaux nouveaux ! Son parcours, avec un passage en banque d’affaires, est emblématique de la coopération étroite entre Bercy et les grandes banques. Le plus emblématique, de ce point de vue, aura été Michel Pébereau, inspecteur des finances devenu banquier et chantre infatigable de la relation franco-allemande, du « modèle allemand ». 

Enfin, quelles sont les forces et les faiblesses de cet Etat profond ?

Si nous parlons non pas d’un mythique Etat profond militaro-industriel, comme aux Etats-Unis mais d’un Etat profond budgétaro-bancaire, où l’on trouve à la fois le Ministère de l’Economie et des Finances, la Banque de France, les grandes banques françaises et un certain nombre d’industriels influents, alors on comprend que ces réseaux ont poussé Emmanuel Macron au pouvoir comme une « dernière chance » pour la « politique de réformes » menée successivement par Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande, sans succès, tantôt au nom de la droite, tantôt au nom de la gauche. Comme la base électorale du consensus en faveur de la politique sans alternative menée en France depuis 1983 est de plus en plus réduite, l’idée géniale de ceux qui ont promu Macron, a été de l’installer au centre, de manière à ce qu’il puisse rassembler les voix du centre droit et du centre gauche, de manière à éviter que la politique du « cercle de la raison » soit chassée du pouvoir, soit par effondrement de la droite soit par effondrement de la gauche - ou les deux en même temps. Mais la crise des Gilets Jaunes a montré la fragilité du nouveau président et du consensus au centre. Affaire à suivre. 

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