L'énorme appareil de lutte anti-terroriste mis en place après le 11-Septembre est-il encore adapté aux menaces des califoutraques islamiques ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le plan Vigipirate est-il suffisant face à la menace de l'Etat islamique ?
Le plan Vigipirate est-il suffisant face à la menace de l'Etat islamique ?
©Reuters

Et maintenant ?

L’Etat islamique a lancé lundi 22 septembre un appel à tuer des civils français et américains. Son porte-parole Abu Mohammed al-Adnani déclare à ses partisans : "Si vous pouvez tuer un incroyant américain ou européen - en particulier les méchants et sales Français - ou un Australien ou un Canadien ou tout incroyant [...], alors comptez sur Allah et tuez-le de n'importe quelle manière". Pendant que la menace terroriste grandit, l'arsenal spécifique mis en place après les attentats du 11 septembre ne s’est pas adapté à l’atomisation des acteurs et à un ennemi devenu hautement imprévisible.

Xavier Raufer

Xavier Raufer

Xavier Raufer est un criminologue français, directeur des études au Département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines à l'Université Paris II, et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. Dernier en date:  La criminalité organisée dans le chaos mondial : mafias, triades, cartels, clans. Il est directeur d'études, pôle sécurité-défense-criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers. 

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Alain Bauer

Alain Bauer

Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers, New York et Shanghai. Il est responsable du pôle Sécurité Défense Renseignement Criminologie Cybermenaces et Crises (PSDR3C).
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Atlantico: L'Etat islamique a appelé lundi 22 septembre par la voix de son porte-parole Abou Mohamed al Adnani, dans un message audio, à "tuer tous les infidèles, qu'il soit Français, Américain ou d'un de leurs pays alliés". A l'aune de cette déclaration, quelle est aujourd'hui la nature de la menace terroriste ? En quoi a-t-elle changé depuis le 11 septembre ?

Xavier Raufer : Menace terroriste : essayons de sortir de la vague d'affollement qui semble submerger, ces temps-ci, pas mal des médias et de nos gouvernants et réfléchissons froidement : de la panique au diagnostic.

D'abord le contexte : y a-t-il encore du terrorisme en Europe ces dernières années ? Plus guère : pour toute l'Union européenne et pour toute l'année 2013, hos de deux micro-territoires (Corse et Ulster) en tout sept (7) attentats ou tentatives, pour un continent de 500 millions d'habitants ! Et 24 des 27 Etats de l'UE sont hors terrorisme, absolument, depuis cinq ans désormais. Ce, parce que les terroristes sont devenus des moutons bêlants ? Non : parce que les mailles du filet, notemment électroniques, sont devenu si étroites que tous les groupes terroristes européens ont dû renoncer au terrorisme. Les derniers : l'ETA et le fort glauque FLNC.
Donc une menace qui globalement régresse fort.

Ensuite, l'usage du qualificatif "terroriste" pour qualifier l'"Etat Islamique" est invraisemblable. Où au nom du ciel, dans toute l'histoire du monde, a-t-on vu un groupe terroriste quel qu'il soit, aligner les blindés par dizaines et l'artillerie lourde, et mener des offensives type Blitzkrieg, coordonnées sur des milliers de kilomètres carrés ? Jamais et nulle part.

L'Etat islamique est clairement une armée mercenaire au service de diverses puissances sunnites de la Péninsule arabe, encadrée par des généraux de l'armée de Saddam Hussein, lesquels sont autant "islamistes" que moi. C'est la réponse sunnite au continuum chi'ite Gardiens de la révolution iraniens-Hezbollah-Asaib al-Haq et ce qui se mène en Syrie-Irak est une guérilla (petite guerre) pour éviter une grande guerre qui opposerait des armées d'Etats ; ce, dans le cadre d'un affrontement confessionnel sunnites-chi'ites, déchaîné désormais du cœur du continent africain (Boko Haram), jusqu'au Pakistan.

Enfin, qu'y a-t-il de commun entre une opération type 11 septembre, où l'équivalent d'une PME de 50 individus planifie et exécute, trois ans durant, une opération hautement stratégique qui en effet, va durablement mettre une superpuissance cul par dessus tête, et l'acte d'un Merah - lisons ses confessions - qui part assassiner un militaire et brutalement, s'apercevant qu'il stationne devant une école juive décide, à la minute, de tirer sur de pauvres enfants - crime affreux qu'il n'imaginait pas lui-même commettre deux minutes avant de tirer ? Réponse : rien de commun.

Alain Bauer : Avant 1989, c'était le terrorisme d'Etat qui prévalait, c’est-à-dire des Etats comme l'Iran ou la Syrie qui utilisaient des terroristes pour justifier leurs revendications sur un certain nombre de sujets. A la suite de la chute du mur de Berlin, l'activité terroriste s'est décentralisée. Le terrorisme d'Etat est devenu un terrorisme de type Al-Qaida, avec notamment une phase d'hyper terrorisme coordonnée et spectaculaire contre des ambassades, des sites à New York ou Washington (dans ce dernier cas ce fut un échec), à Londres, Madrid, et dans le sud-est asiatique. La réaction des autorités de ces pays a été forte, tant au niveau du renseignement que des armées.
Aujourd'hui le terrorisme revête deux formes. Il peut être de basse intensité, qualifiable de "terrorisme du pauvre " et se traduisant par exemple par une opération à coup de machette contre un soldat isolé à Londres. Il peut aussi être hybride, c’est-à-dire "gangsterroriste" : de petits délinquants rajoutent à leur activité habituelle ce type d'opération, comme ce fut le cas pour Merah à Toulouse ou Nemmouche à Bruxelles.

Ceci dit cette évolution de la menace ne supprime pas les autres formes, elle rajoute simplement une strate dans les types d'actions terroristes existants.

L'Etat islamique, jusqu'à récemment, n'était pas considéré comme une organisation terroriste, mais comme une organisation combattante barbare qui agissait sur des territoires pour y instaurer ce qu'elle appelle le califat. Cette organisation n'a pas revendiqué l'attentat de Bruxelles, dont on considère jusqu'à preuve du contraire qu'il s'agit d'une initiative isolée venant d'une personne qui n'avait même pas été jugée suffisamment compétente pour devenir un combattant du djihad. A la suite des opérations de bombardement, peut-être cette organisation est-elle en train de basculer dans ses méthodes, ce qui nécessite de ressouder ses propres troupes, soumises à quelques revers en Irak et qui tentent des actions parfois désespérées en Syrie, pour répondre aux occidentaux qui sont aujourd'hui les principaux opérateurs des frappes contre ses troupes et ses équipement. Bombardés, ces combattants estiment sans doute qu'il est nécessaire d'ajouter ce genre d'opération à leur panoplie guerrière.

A la suite des attaques du 11 septembre, quels moyens ont été déployés au niveau global pour conjurer la menace terroriste ? A quelle philosophie ce dispositif obéissait-il ?

Xavier Raufer : Il s'agissait de prévenir. De repérer les signes avant-coureurs, les signaux faibles et autres "ruptures d'ambiance". Une philosophie connue de toute éternité : mieux vaut prévenir que guérir. C'est ce qu'on fait de mieux en mieux en Europe : toujours plus de terroristes putatifs sont interpellés avant d'avoir pu passer sérieusement à l'acte et c'est tant mieux.

Maintenant, en amont de l'observation et du renseignement, il faut un diagnostic clair - et prétendre, comme le font divers hurluberlus, que la France grouille de réseaux dormants - voire de l'équivalent de la célèbre Wilaya-France du FLN lors de la guerre d'Algérie - n'est tout simplement pas sérieux.

En voici la preuve : il y a eu dix "jihad" avant celui de Syrie-Irak ; à chaque fois, les mêmes zigotos, ou d'autres, ont affolé tout le monde en prétendant que les jihadis d'Afghanistan, de Tchétchénie, de Mindanao, de Bosnie et j'en passe, renteraient pour mettre leurs pays d'origine à feu et à sang. Et que s'est-il passé ? Rien.

Car en réalité, le danger affecte la forme d'un entonnoir : cent individus partent. Vingt sont tués ou sérieusement blessés. Reste quatre-vingt. Là dessus, tous ceux que la guerre a traumatisé et qui, rentrés, n'aspirent plus qu'à l'oubli - reste, disons, soixante. Là dessus, tous ceux, écœurés car croyant qu'ils allaient combattre pour Dieu et réalisent qu'ils sont pris dans des guerres de gangs et qu'ils ne tuent finalement que d'autres musulmans, et n'ont qu'une idée : sortir de ce guépier : reste quarante.

Plus ceux qui sont partis se donner des sensations - généralement, des gangsters ou des voyous - et qui, rentrés, reprennent leur boulot de dealer ou de braqueur - reste vingt. Et ainsi de suite. Reste au fond du tamis quelques individus à surveiller vraiment - pas des centaines.

Restent surtout les plus dangereux : les instables, les simplets, les demi-fous recalés en Syrie-Irak par des cadres islamistes qui se méfient de tels agités comme de la peste, et renvoyés à la maison avec de vagues conseils de bricoler leur petit jihad eux-mêmes. les Merah, Nemmouche and co. Ceux-là sont terriblement dangereux car susceptibles d'agir sur un coup de tête - on l'a vu plus haut avec l'affreux épisode de Toulouse. Mais ces individus sont-ils capables de monter, en groupe, des actions présentant un danger d'ordre stratégique ? C'est douteux

Alain Bauer : La législation antiterroriste française a largement précédé 2001, elle date de 1986. Deux amendements ont été ajoutés en 2001 dans la loi sur la sécurité quotidienne, qui ont élargi les prérogatives des services de police. Il a fallu attendre des textes supplémentaires au fil des années pour ajouter des strates dans la législation, notamment en intégrant la dimension individuelle d'un certain nombre d'opérateurs terroristes, qui sans forcément être des loups solitaires ne sont pas obligés de se retrouver dans l'association de malfaiteurs classique qui était utilisée jusqu'à présent. Il a fallu également ajouter la dimension internet.

Les textes se sont simplement adaptés. La loi qui est en cours de discussion au Parlement est à la fois un message politique et un outil qui répond à un certain nombre de problématiques, réclamé par un certain nombre de policiers et magistrats, et en général combattu par des gens qui considèrent que cela représente une atteinte trop importante aux libertés individuelles.

Plus globalement, la logique des occidentaux consistait à détruire ce qu'on croit devoir appeler Al-Qaïda. Simplement, cette structure n'en était pas une, mais plutôt une nébuleuse, sans forme pyramidale. Différent de l'idée qu'on s'en faisait, on s'est inventé un "ennemi de confort", en considérant qu'il devait être comme on voulait qu'il soit, et non comme il était en réalité. Cela explique la complexité et la durée de la lutte contre ce que l'on croit devoir appeler Al-Qaïda. Car je rappelle que son vrai nom est " Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés ".

Ce dispositif est-il encore adapté à la menace terroriste telle qu'elle existe aujourd'hui ? Pourquoi ?

Xavier Raufer : Les sevices de renseignement et de police font face à un défi redoutable : au cours du dernier demi-siècle, il leur a fallu apprendre à affronter des formes toujours plus collective de périls : crime organisé, terrorisme "classique". Et là, ces instances de sécurité doivent à nouveau s'habituer à des formes individuelles, ou hyper-groupusculaires, de criminalité - qui plus est, un danger de type hybride : des individus titubant entre délinquance au "jihad", ou l'inverse, en fonction de leurs pulsions ou de leurs délires. Ce défi est redoutable, pas insurmontable. En France, ce défi est clairement perçu par ceux qui sont en première ligne - et mon sentiment est qu'il sera surmonté. Mais de grâce, pas de paniques auto-engendrées, pas de fantasmes. Ne nous trompons pas d'époque. Nous ne sommes plus en 1995.

Alain Bauer : Le processus suivi par les Etats a toujours été réactif et adaptable, cependant ce même processus était tellement focalisé sur Al-Qaïda qu'il n'a pas vu arriver l'EIIL. La compilation de trop d'informations sans une analyse fiable et stable ne permet pas de lutter efficacement contre le terrorisme. La collecte est efficace, mais l'analyse, défaillante. Les Américains commencent à reconnaître qu'ils n'avaient pas vu arriver l'EIIL, tout comme ils n'avaient pas vu arriver Al-Qaïda. Pour conduire une voiture, un rétroviseur est utile, mais ne peut pas remplacer un pare-brise.

Au vu de cette réalité, comment les Etats occidentaux devraient-ils s'adapter ? Leur posture est-elle la bonne, ou doivent-ils changer leur approche de la question terroriste ?

Xavier Raufer : Difficle ici d'entrer dans les détails : les individus dangereux, voire perturbés, savent lire, inutile de les avertir de ce qui les attend. Disons seulement qu'en France, diverses techniques tout récemment initiées et appliquées donnent aux instances de renseignement un excellent niveau de connaissance de ce qui se trame chez les "radicalisables". Que ces techniques et méthodes soient généralisées au plus vite au niveau de l'Union européenne, et nous devrions éviter le pire. Reste l'acte spontané d'un illuminé - mais si atroce qu'il soit, un tel acte n'est qu'exceptionnellement stratégique. Il ne peut pas, ou quasiment pas, menacer un Etat solide dans ses fondements. Là est l'essentiel.

Alain Bauer : Il faut d'abord analyser et identifier l'ennemi, comprendre que celui-ci ne peut pas être comme on voudrait qu'il soit. Il faut comprendre qu'il n'y a pas de Turcs, mais des Ottomans, pas d'Iraniens mais des Perses, et que la sainte alliance chiite est essentielle pour comprendre ce qui se passe dans le Golfe, et pour comprendre ce qu'est l'EIIL. Beaucoup d'espaces ont été modifiés par la colonisation et la post colonisation, et à la suite de la chute du mur de Berlin une sorte de dégel s'est opéré. Maintenant les guerres tribales et religieuses sont en train de se réveiller, comme on le voit en Afghanistan, en Lybie, en Irak, en Syrie et dans bien d'autres pays. L'Occident découvre que le monde ne fonctionne pas sur le même modèle que lui. C'est une grande leçon pour les Etats-Unis, notamment, dont les opérations se sont transformées en chaos généralisé.

Pour lire le Hors-Série Atlantico, c'est ici : "France, encéphalogramme plat : Chronique d'une débâcle économique et politique"

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