L’armée russe prépare-t-elle une nouvelle grande offensive en Ukraine ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Plusieurs missiles ont touché Kharkiv cette semaine.
Plusieurs missiles ont touché Kharkiv cette semaine.
©SERGEY BOBOK / AFP

Ciblage russe

Les frappes russes sur Kharkiv s’inscrivent dans le contexte plus large de la campagne de frappes d’hiver.

Stéphane Audrand

Stéphane Audrand

Stéphane Audrand est consultant en risques internationaux (armements, nucléaire, agriculture), historien, officier de réserve.

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Atlantico : Plusieurs missiles ont touché Kharkiv cette semaine. La Russie se prépare-t-elle à mener une nouvelle attaque contre les Ukrainiens ? Qu'observez-vous sur le terrain ?

Stéphane Audrand : Les frappes russes sur Kharkiv s’inscrivent dans le contexte plus large de la campagne de frappes d’hiver. On note cette année des schémas d’attaque plus complexes, avec des salves panachées de grande ampleur qui regroupent plusieurs dizaines de drones et de missiles – anciens et modernes et qui ont des plans de vol plus complexes. Les frappes sur Kharkiv ont semble-il visé notamment des sites industriels. Cela semble dire que le ciblage russe a (encore) changé de priorités : là où le réseau électrique était plutôt ciblé l’an dernier, on voit cette année une volonté d’user le socle industriel ukrainien. Il faut noter que la défense antiaérienne ukrainienne s’use également : les missiles manquent et le taux d’interception chute. La Russie ayant retrouvé une capacité à produire une centaine de missiles modernes par mois et beaucoup de drones, on peut attendre une dizaine de salves pendant l’hiver. Un peu plus ou un peu moins selon les stocks de « vieux » missiles encore disponibles pour le panachage, mais l’ordre de grandeur est là. Si la défense aérienne ukrainienne parvient à un point de rupture sur ses missiles, l’aviation russe pourrait être en capacité d’agir dans la profondeur du territoire ukrainien, ce qui serait plus grave. Sauf si les F-16 arrivent – en nombre – rapidement pour la défense aérienne. Les semaines qui viennent seront critiques dans la campagne de la troisième dimension.

Concernant les contre-attaques terrestres russes possibles dans l’oblast de Kharkiv, il faut plutôt les attendre dans la région de Koupiansk, dans la zone comprise entre la rivière Oskil et les lignes actuelles, entre Koupiansk au nord et Kremina au sud. Dans ce secteur l’armée russe a semble-il régénéré les forces qui s’y trouvent, bénéficiant de renforts matériels et humains, notamment de troupes parachutistes entrainées. La proximité du secteur militaire nord et de la région moscovite joue en leur faveur (meilleur commandement et contrôle, meilleur ravitaillement). Il y a deux groupes de forces assez importants : l’un au nord d’une quinzaine de régiments de mêlée (donc trois blindés) et cinq d’appui au moins. Il pourrait progresser en direction de Koupiansk. L’autre, autour de Kremina, regroupe des forces équivalentes. Elles pourraient contourner par le nord la zone de Novosadove et marcher vers la rivière Oskiil. Le temps est actuellement très froid (-16 à -12°C), mais les températures devraient remonter légèrement la semaine prochaine, mais pas au point de dégeler les sols, qui resteront porteurs et propices aux opérations mécanisées. Le couvert nuageux gênera les drones, mais l’aviation russe pourra continuer à intervenir depuis l’arrière du front avec des bombes planantes. La possibilité d’une attaque dans cette zone est relevée par un nombre croissant d’observateurs. Ce n’est pas une certitude, mais elle découle du fait que les Russes ont régénéré leurs forces locales. Ils ne peuvent pas les retirer pour en faire une réserve mobile et ont plutôt tendance d’attaquer dès qu’un groupement de forces est capable de le faire. La disponibilité des munitions nord-coréennes aide beaucoup le passage à l’offensive.

Pourquoi les ukrainiens manquent de munitions ? Où la Russie trouve-t-elle autant de munitions de son côté ? Le rapport entre les deux est-il très déséquilibré ?

La situation du rapport de feu s’est en effet considérablement dégradée à l’automne. Les Ukrainiens ont largement puisé dans leurs stocks tout l’été pour alimenter leur offensive. En parallèle, la production russe de munitions d’artillerie et de munitions télé-opérées (drones) a augmenté et  - surtout – les livraisons nord-coréennes ont mis à disposition peut-être entre un et deux millions d’obus de gros calibre et plusieurs centaines de tubes d’artillerie. Dans ces conditions, si le rapport de forces reste stable, le rapport de feu est très à l’avantage des Russes. Il est localement à nouveau parfois de 1 pour 20, comme en Donbass à l’été 2022. Dans ces conditions, tenir le terrain est impossible et la bataille d’attrition tourne systématiquement en faveur des Russes. Pour les Ukrainiens, en dessous de 3 pertes russes pour 1 ukrainien, l’attrition est délétère sur le long terme, surtout pour l’infanterie.

Vous dites que les Ukrainiens vont devoir passer à un autre mode de combat. Lequel ? 

Face à cette réalité du rapport de feu dégradé, les Ukrainiens n’ont guère le choix. Sur l’ensemble du front, on voit la valorisation de lignes défensives sur les arrières, pour mener ce qu’on appelle un « combat rétrograde » : un désengagement graduel vers des positions préparées à l’avance (tranchées, fortifications, mines), situées sur des points géographiques favorables (crêtes, rivières),  pouvant se soutenir mutuellement et « encaisser » une partie du feu russe tout en ralentissant la progression en infligeant des pertes matérielles. Le bémol principal reste les villes : les Ukrainiens – on le voit encore à Avdiivka – refusent d’abandonner les grandes localités pour toujours contester le « planté de drapeau » russe, même au prix d’une attrition importante. Mais au sud de Koupiansk, il n’y a pas de grand centre urbain, ce qui devrait permettre d’échanger du terrain contre du temps, au pire jusqu’à la rivière Oskiil. Il est assez peu probable que les Russes parviennent à avancer plus loin et ce serait déjà une « victoire » de revenir aux berges : cela effacerait tout de même une partie des gains de l’offensive ukrainienne de septembre 2022, même si militairement la « casse » serait limitée pour Kiyv. Cette phase rétrograde sur l’ensemble du front pourrait durer une grande partie de l’hiver : jusqu’à ce que les Russes aient « consommé » le surcroit de munitions nord-coréennes et que les Ukrainiens aient reçu de nouveaux stocks. L’ampleur du repli dépendra des rapports politico-militaires en Ukraine : céder du terrain à l’envahisseur n’est jamais politiquement agréable, même si c’est parfois militairement impératif.

Quel est l'objectif russe ? Jusqu'où peuvent-ils aller ?

Les Russes sont à l’initiative sur tout le front, mais avec des possibilités diverses. Très au sud, autour de Kherson, il est probable qu’ils vont parvenir à résorber les positions prises par les Ukrainiens sur la rive gauche du Dnipro : les unités ukrainiennes ont été pour la plupart retirées. Mais franchir le fleuve en force reste hors de portée des deux camps pour l’heure. Sur la ligne entre Zaporijiia et Voulhedar, les Russes semblent en capacité d’effacer une partie des gains ukrainiens de l’été – à grand prix. Robotyne pourrait être reprise, mais pas beaucoup plus. Avdiivka pourrait encore tenir, d’autant qu’elle fait l’objet de contre-attaques ukrainiennes. Les forces russes mécanisées dans le secteur ont été assez étrillées et n’iront pas beaucoup plus loin, même si de l’infanterie et de l’artillerie restent pour mener la bataille urbaine. Autour de Bakhmut, la progression russe actuelle semble liée à un début de combat rétrograde ukrainien. L’objectif stratégique russe ne semble pas varier : s’emparer du Donbass, de tous les oblasts, et valoriser une zone défensive robuste et durable pour mettre ces conquêtes à l’abri. La prise des dernières grandes villes – Sloviansk et Kramatorsk, reste pour l’heure fort éloigné des possibilités russes.

En conclusion, les Ukrainiens payent actuellement le prix de l’insuffisance de la mobilisation occidentale depuis février 2022. Les guerres d’attrition sont longues et les effets des mobilisations industrielles longs à produire leurs effets. Une fois résorbés les stocks initiaux, chaque camp doit compter sur sa capacité de production, même si le « coup » nord-coréen a bien relancé l’armée russe. Début 2024, les possibilités de découverte de stocks seront toutes épuisées et la guerre sera un pur duel de production industriel. La question est « les Occidentaux sont-ils prêts à relever le défi », l’Ukraine ne le pouvant seule. Les annonces de ces dernières semaines semblent montrer que les Européens ouvrent – enfin – les yeux, mais l’incertitude américaine demeure pour l’automne 2024.

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