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Intégration et inégalités : comment la pensée décoloniale s’est propagée au sein des banlieues
©BORIS HORVAT / AFP

Bonnes feuilles

Pascal Bruckner publie "Un coupable presque parfait: La construction du bouc-émissaire blanc" aux éditions Grasset. La chute du Mur a laissé les gauches européennes en plein désarroi. Sur le champ de bataille des idées, le progrès, la liberté et l'universel ont cédé la place à une nouvelle triade directement importée des USA : le genre, l'identité et la race. Extrait 2/2.

Pascal Bruckner

Pascal Bruckner

Pascal Bruckner est un romancier et essayiste. Il est l’auteur, entre autres, de La tentation de l’innocence (prix Médicis de l’essai, 1995), Les voleurs de beauté (prix Renaudot, 1997), Misère de la prospérité (prix du Meilleur livre d’économie, prix Aujourd’hui, 2002), Le fanatisme de l’Apocalypse (prix Risques, 2011) et Un bon fils. Son œuvre est traduite dans une trentaine de pays.

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Le procès du colonialisme est rouvert non parce qu’il est ignoré ou refoulé à l’école – il est au contraire enseigné dans les collèges avec la complexité nécessaire à ce sujet – mais parce qu’il est pourvoyeur de clarté pour les nostalgiques des anciennes divisions. De même qu’il y a des inconsolables de la Seconde Guerre mondiale qui rejouent inlassablement le combat contre le fascisme, il est des intellectuels qui n’ont jamais accepté mentalement l’indépendance des anciens territoires sous administration française. Ils étaient trop jeunes pour y jouer un rôle : ils se rattrapent aujourd’hui. Ils constituent, autant que les anciens rapatriés d’Algérie en France, le nouveau lobby néocolonial. Ils ne peuvent plus faire le deuil de l’oppression d’hier car elle procure trop d’avantages psychologiques.

Ainsi la mauvaise situation des Maghrébins et des Noirs dans certains quartiers de nos villes se comprendrait « par la persistance et l’application de schémas coloniaux à certaines catégories de la population, principalement celles issues de l’ex-Empire ». Curieusement, on n’évoque jamais dans ce schéma les immigrés venant de Chine, du Vietnam, du Cambodge. À en croire les nouvelles vulgates, les problèmes sociaux seraient d’abord des problèmes ethniques et les banlieues rien d’autre que nos nouveaux dominions où les habitants seraient réduits au silence, contraints à un système de sous-citoyenneté.

Paris ferait donc main basse sur les cités, exploiterait leurs richesses, mènerait à leur égard une violente politique de prédation. Certains voudraient faire de ces zones de non-droit l’équivalent des territoires occupés de Palestine, une bande de Gaza à elles seules aux environs de Lyon, Toulouse, Paris. Voilà que les Français deviennent des colons chez eux et qu’il faudrait les exproprier de l’Hexagone. On s’invente une généalogie fantastique, on lit les Minguettes ou les quartiers nord de Marseille avec les lunettes des Territoires occupés, on confond La Courneuve et les ghettos de Chicago. On se tient dans une sorte de télescopage spatio-temporel, une superposition des époques et des continents où tout se mélange, le 93 et Ramallah, les caïds de l’Hexagone et les Narcos sud-américains, Clichy et Minneapolis. Chaque fois que des émeutiers affrontent la police, des pétitions circulent pour exiger le retrait des forces de police et l’autoadministration de ces territoires par les gangs ou les islamistes. Or la situation dans les banlieues relève d’« une véritable contre-société en rupture culturelle profonde » (Gilles Kepel), non de la subordination à des fins commerciales qui fut le propre des Empires. Les colons tenaient ou exploitaient un pays, ils ne le délaissaient pas, n’en faisaient pas un « territoire perdu de la République » abandonné aux trafiquants de toutes sortes ou un « territoire conquis par l’islamisme » (même si des milliards ont été dépensés pour leur rénovation). D’où l’importance de la reprise républicaine de ces cités contre les bandes qui les occupent et qui passe par l’éducation, des écoles sûres, le retour des services publics, des médecins, des pompiers, la fin des contrôles au faciès, le désenclavement et surtout la dépénalisation du cannabis, source de toutes les convoitises et tueries. Qu’un certain nombre de citoyens noirs ou maghrébins veuillent devenir des « Français à part entière et non des Français entièrement à part », qu’ils dénoncent les discriminations au faciès ou au patronyme est juste. Mais que dire de tous les autres, Pakistanais, Sri Lankais, Kurdes, Tamouls, Turcs, dont on ne parle pas et qui sont encore plus passés sous silence ? On reproche souvent à la France une citoyenneté abstraite : en privilégiant le droit à la ressemblance sur le droit à la différence, elle oublierait tous ces hommes et ces femmes, issus d’autres horizons, qui peinent à entrer dans le cercle enchanté du semblable. Le reproche est fondé, même si l’Hexagone pratique de fait la discrimination positive en de nombreux domaines. Tout l’enjeu consiste à savoir au nom de quoi ces personnes se mobilisent : d’une égalité bafouée des droits qui les laisse à la porte de la République ou d’un outrage tellement profond qu’il les placerait en position d’extériorité absolue. Au lieu d’intégrer les différentes minorités, la société devrait s’adapter à elles et embrasser leur vocation messianique. Leur martyre passé ou présent les mettrait en état de créance illimitée. On oublie qu’en France l’ascenseur social fonctionne depuis des décennies, que de nombreux citoyens issus d’Afrique du Nord ou subsaharienne, de l’océan Indien ou de l’Outre-mer deviennent avocats, médecins, entrepreneurs, chercheurs, hommes ou femmes politiques, à tel point qu’on ne les remarque plus tellement ils sont entrés dans le paysage.

Se dire victime de naissance, c’est poser sa candidature à l’exception, s’octroyer un passe-droit moral qui va au-delà de tous les recours juridiques ou politiques. Même quand on commet le mal, on reste innocent. Mais c’est une arme à double tranchant. On ne fonde pas un sentiment d’appartenance sur un malheur théâtralisé, imaginaire ou non, on le fonde sur une expérience collective partagée, une responsabilité croissante dans la vie publique et professionnelle. Les lobbies de suppliciés professionnels ne font pas de bons citoyens : la nation n’est jamais assez belle pour eux, qui implique l’oubli des torts passés, l’adhésion symbolique à un principe spirituel, fruit d’une chronologie singulière, l’association librement consentie à une communauté nationale avec ce que cela suppose d’apprentissage de la langue et d’initiation à la culture propre. Pour faire l’histoire, il faut commencer par l’oublier, ou plutôt la réserver aux seuls historiens quand la mémoire divise, condamne, foudroie, toujours guettée par le ressentiment. Elle réveille les morts, les torturés, les jette au visage des vivants et s’écrie : vous n’avez pas honte de garder la tête froide, demandez pardon. Réciter la liste interminable des boucheries, déportations, exploitations dont nos pères se seraient rendus coupables, c’est ouvrir un coffre sans fond où puiser de la rancœur, de la vengeance, c’est faire payer aux contemporains les crimes de leurs aïeux. C’est exactement ce qui s’est passé hier en ex-Yougoslavie avec les nationalistes serbes qui ont invoqué les hécatombes passées pour justifier leurs exactions présentes. Déterrer tous les cadavres, c’est déterrer toutes les haines, appliquer la loi du talion à des siècles de distance. C’est moins exalter les vertus pédagogiques de la connaissance que les vertus punitives de l’inculpation. Entre le refoulement et le ressassement, il y a aussi la voie du relèvement, la dissipation des ténèbres, le passé tranquillisé ou du moins neutralisé. On peut dévider sans fin la ritournelle des infortunes ou célébrer la sortie du malheur, la victoire sur la servitude et l’abjection. La voie du salut est dans la mise entre parenthèses de ce qui a failli nous tuer. Un exemple parmi des centaines : catholiques et protestants devraient-ils continuer à s’invectiver, sortir les dagues et les couteaux au motif qu’ils se sont entre-égorgés avec férocité pendant trois siècles dans l’Hexagone ? L’histoire est faite autant de souvenirs que d’oublis communs, elle est aussi abolition des dettes de sang contractées par les sociétés humaines entre elles. Il faut abandonner l’idée d’une réparation terme à terme des blessures passées : les torturés, les déportés, les humiliés ne seront pas vengés, aucune compensation financière ne les ramènera à la vie. C’est la vérité historique qui leur est due, non une volonté de châtiment insatiable de la part de leurs descendants.

On a raison de blâmer les grands pays pour leurs défaillances à intégrer les fils ou petits-fils d’immigrés. On oublie qu’il existe aussi un despotisme des minorités rétives à l’assimilation si celle-ci ne s’accompagne pas d’un statut d’extra-territorialité. Si l’on veut contrecarrer la séduction vénéneuse du discours ethnique, la République ne peut pas se contenter d’incantations vertueuses : elle doit inventer une voie originale, pour l’instant balbutiante, au risque d’avoir le pire de la situation nord-américaine, sans les recours de la religion et du patriotisme qui constituent le grand ciment des États-Unis. À tous ceux qui se sentent « Français malgré eux1 », on ne peut que conseiller la réconciliation avec les valeurs républicaines et la transformation de leur rage en action politique. Leur rêve, encouragé par l’ultragauche vert-brun-rouge, de soumettre la France à leurs divagations indigéno-raciales risque de rencontrer une certaine réticence dans la population, pour ne pas dire une franche hostilité. Au lieu de remercier la France pour ses bienfaits et de lui manifester toute la gratitude qu’elle mérite, ils préfèrent la vomir. À moins que ces âmes égarées ne préfèrent, comme les djihadistes des années 2013-2019, l’exil dans des régions du monde plus compatibles avec leur humeur. On ne peut durablement habiter un pays que l’on méprise, sauf à se mépriser soi-même.

A lire aussi, notre entretien avec Pascal Bruckner : Pascal Bruckner : « Le rire et la moquerie peuvent suffire face aux guérilleros de la justice sociale, pas face à la menace islamiste »

Un autre extrait de l'ouvrage : L’Occident : un coupable idéal aux yeux de la pensée décoloniale

Extrait du livre de Pascal Bruckner, "Un coupable presque parfait: La construction du bouc-émissaire blanc", publié aux éditions Grasset.

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