Guerre en Ukraine : la France à l’aveugle faute de renseignement militaire efficace ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des militaires russes participent à une répétition du défilé militaire du Jour de la Victoire, dans le centre de Moscou, le 4 mai 2022
Des militaires russes participent à une répétition du défilé militaire du Jour de la Victoire, dans le centre de Moscou, le 4 mai 2022
©NATALIA KOLESNIKOVA / AFP

Erreur d'appréciation

Contrairement aux services américains et britanniques qui avaient prévu une offensive russe dès le début du mois de février, la Direction du Renseignement Militaire avait estimé que la Russie n’attaquerait pas l’Ukraine

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : La gestion de la crise ukrainienne par le renseignement militaire français, qui n’avait pas vu venir l’offensive russe du 24 février, a été contestée par l’Etat Major des armées. Alors que le renseignement militaire américain avait alerté à propos d'une offensive russe dès le 6 février, le service aurait-il pu mieux anticiper cet événement ? Comment expliquer ce manquement ? Quelles sont les fautes imputables à la Direction du Renseignement Militaire ?

Alain Rodier : Tout d’abord, il convient de revenir sur le renseignement américain qui « avait alerté à propos d’une offensive russe dès le 6 février ». Pour être précis, notons que Washington sonnait le tocsin depuis la fin 2021. Moscou devait profiter des sols gelés favorables au déploiement des chars pour passer à l’action.

Comme les autres grandes puissances, leurs services alertés très tôt par les Ukrainiens avaient bien sûr vu les déploiements des unités militaires russes autour de l’Ukraine pour des « grandes manœuvres » qui étaient si répétitives qu'elles en étaient devenues quasi habituelles. Mais elles étaient montées en importance tout au long de l'année 2021.

Washington a décidé - selon les déclarations de la Maison-blanche - de mettre les informations recueillies par ses services sur la place publique. Cette manière inhabituelle d’opérer (généralement, les services se transmettent discrètement les renseignements intéressants dans le cadre d’échanges dits « Totem ») aurait eu pour objectif de dissuader le Kremlin de passer à l’action en lui montrant que ses projets étaient éventés.

En fait, les USA jouaient sur du velours car, dans tous les cas de figure, ils auraient eu raison :

- si les Russes envahissaient l’Ukraine, ils pouvaient déclarer avoir prévenu tout le monde ;

- si les Russes n’envahissaient pas l’Ukraine, ils auraient  pu affirmer que c’est parce qu’ils en avaient été dissuadés par les alertes lancées par Washington…

Dans cette partie de poker, ils ont très finement joué rattrapant les précédents malheureux (les mensonges justifiant l’invasion totalement illégale de l’Irak en 2003 puis sur la guerre en Afghanistan).

Mais dans l'affaire russe, il n’est pas certain qu’ils connaissaient véritablement les intentions du président Vladimir Poutine. Ce dernier a tenté de dissimuler son jeu au maximum, peut-être même à ses proches collaborateurs (sauf bien sûr au dernier moment) et certainement aux militaires de base en place sur le terrain. Beaucoup de militaires du rang pensaient renter en permission quand l’offensive a éclaté.

Comme les homologues américains, la DRM a donc dû tenir à jour l’ordre de bataille (ODB) des forces russes réunies autour de l’Ukraine comptant jusqu’au moindre bouton de guêtre. Et c’est là sa mission.

Par contre, elle n’a effectivement pas anticipé l’avenir et la décision de Poutine mais ce n’est pas son rôle.

Bien sûr, tous les services rêvent de recruter une taupe dans l’entourage des dictateurs, mais ce n’est pas ce qui est demandé à la DRM.

Selon les textes« La Direction du renseignement militaire (DRM) apporte une capacité d’anticipation stratégique et une autonomie d’appréciation de situation sur tous les sujets au cœur desquels les armées sont ou pourraient être engagées ».

Pour faire simple, la première mission de la DRM est de connaître les capacités opérationnelles et tactiques de tous les outils militaires étrangers (y compris des mouvements terroristes et insurrectionnels) auxquels les forces françaises pourraient être confrontés. Ajoutons qu’elle a une mission de contre-prolifération des armes de destruction massives. L’anticipation stratégique consiste à savoir ce que les forces adverses peuvent faire. Mais en aucun cas il ne lui est demandé de lire les intentions des dirigeants politiques.

Certes, il y a eu une « mauvaise estimation » de la situation. Mais tous les analystes dépendant de la Présidence de la République, du Premier ministre, des ministères de la Défense et des Affaires étrangères peuvent en être rendus responsables.

Nos moyens humains et techniques, en Russie ou ailleurs, sont-ils suffisants par rapport à l'ampleur du défi géostratégique global ? Quels sont les principaux points noirs ou insuffisances du renseignement français ?

Les moyens en renseignements seront toujours insuffisants, surtout pour les puissances de taille « moyenne » comme la France qui ont des intérêts planétaires.

L’affaire est plus simple pour les puissances régionales qui se contentent de surveiller leurs voisins avec des moyens humains et financiers similaires.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce ne sont pas vraiment les moyens de recueil en renseignements qui font défaut mais le nombre d’analystes. Ils sont totalement submergés par la masse d’informations qu’ils reçoivent au quotidien et dont ils doivent extraire les « pépites ».

Dans les services, on avait pour coutume de dire que durant la Guerre froide, le KGB et le renseignement militaire soviétique, le GRU, savaient tout sur tous. Mais cette masse d’informations finissait dans les tiroirs des ministères à Moscou pour deux raisons :

- il y en avait beaucoup trop pour distinguer le renseignement réellement utile ;

- les décideurs qui étaient destinataires des « pépites » parfois recueillies n’y croyaient pas. L'exemple historique est l’espion Richard Sorge en place au Japon qui avait prévenu Moscou de la date de l’attaque nazie sur l’URSS (l’opération Barbarossa en 1941). Staline n’a pas cru ce renseignement capital qui n’entrait pas dans son schéma de pensée…

Maintenant, les services de renseignement, comme les autres administrations françaises, présentent évidement des « point noirs » et « insuffisances ».

Comme les armées, ils sont sous-calibrés pour remplir avec efficacité toutes les missions que le pouvoir politique voudrait leur voir remplir.

L'Élysée semble toujours croire que nous devons mener une politique mondiale or il faut faire des choix. Là aussi, c’est de la responsabilité du politique d’y procéder en définissant des zones d’intérêts. La dispersion des moyens constitue pour moi un de ces « points noirs ».

Le général Eric Vidaud est resté sept mois à la tête du renseignement militaire avant d'être remercié le 30 mars dernier, à peine 5 semaines après le début de la guerre d’Ukraine. Cet événement témoigne-t-il d’un échec des renseignements militaires français ? 

Absolument pas. D’abord, à titre personnel, ce brillant officier général a passé peu de temps à la tête de la DRM (dont il semble qu’il ne voulait pas vraiment) et donc n’a pas eu le temps d’imprimer sa marque.

Il s’est retrouvé dans le rôle du « fusible de sécurité » en ajoutant que, comme d’habitude, des mouvements de chaises musicales avaient provoqué des malaises dans les hautes sphères politiques et militaires. Ce n’est pas le moment pour entrer dans ces polémiques.

Je le répète, la DRM n’a pas « failli ».

Critiquée dans d’autres affaires, comme la crise des contrats pour la vente de 12 sous-marins à l’Australie ou le coup d’État au Mali du 20 août 2020, la DRM a-t-elle des défaillances plus profondes ? D’autres services de renseignement français sont-ils également responsables de ces manquements ?

Le renseignement dans sa globalité ne se limite pas aux « services ». Tout le monde en fait mais chacun avec sa spécificité. Les deux affaires que vous évoquez sont d’abord d’ordre politique.

La première est la confiance incommensurable que les responsables politiques français accordent aux Américains qui n’allaient pas « nous faire un sale coup dans le dos ». Cela ne se fait pas « entre alliés ». Le Président Joe Biden a d’ailleurs ensuite présenté ses excuses au président Macron. Et pourtant, nous aurions dû nous méfier après l’affaire du rachat d'Alsthom.

Cela ramène à une règle politique gaullienne en matière de politique internationale, « les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts ». Dans le cas des USA, il est indispensable - pour le pas dire obligatoire - de coopérer avec eux dans de nombreux domaines dont celui de la sécurité. Mais il y en a d’autres où nous sommes en concurrence directe dont le domaine économique et, en affaires, Washington « ne fait pas de cadeaux ». Mais « on ne s’espionne pas entre alliés ».

La seconde relève du choix politique d’intervenir au Mali (ce qui était indispensable à l’époque) puis ensuite d’y rester, ce qui a constitué une erreur politique. Pour les populations locales et leurs dirigeants, de « forces de libération », nos troupes sont devenues des « forces d’occupation ». Il semble que le président Macron avait bien compris l'affaire mais un désengagement d'un tel dispositif prend du temps quand on veut éviter une panique à l'afghane.

Il est utile aussi de rappeler que :

- le passé relève des historiens (qui ne sont pas toujours d’accord entre eux) ;

- le présent des analystes, et pas seulement de ceux des services de renseignement :

- l’avenir des cartomanciennes.

Un exemple pour illustrer ce dernier domaine :

Que va déclarer le président Poutine lundi 9 mai à l'occasion de la commémoration de la victoire sur le nazisme sur la place Rouge ? Pour le moment, les analystes baignent l’incertitude car, tout simplement, personne ne leur a donné le texte du discours. Ils en sont réduits à avancer des hypothèses et celui qui aura émis la bonne sera élevé en « gourou » de l’information. Espérons que les autres ne seront pas livrés à la vindicte journalistique et des réseaux sociaux.

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