Grève SNCF : alerte à l’atomisation finale de la démocratie sociale française <!-- --> | Atlantico.fr
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La grève des contrôleurs a été lancée par un collectif hors syndicats (tout en s’appuyant sur la CGT-Cheminots et Sud-Rail qui ont déposé des préavis mais sans appeler à la grève)
La grève des contrôleurs a été lancée par un collectif hors syndicats (tout en s’appuyant sur la CGT-Cheminots et Sud-Rail qui ont déposé des préavis mais sans appeler à la grève)
©FRED DUFOUR / AFP

Syndicalisme au XXIe siècle

Dans le pays qui s’est longtemps auto-convaincu qu’il avait le meilleur système social au monde, les syndicats ne représentent plus grand monde et sont même débordés par leur base dans les secteurs qui étaient encore leurs bastions, à l’instar de la SNCF.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. 

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Un préavis de grève a été déposé par les contrôleurs de la SNCF pour les week-ends de Noël et du Nouvel An. Chose surprenante, les syndicats n'ont cependant pas appelé officiellement à débrayer. Sont-ils en train d’être débordés par leur base ? Comment l’expliquer ?

Luc Rouban : Quoi que l’on en dise, les syndicats conservent une vision stratégique et savent que les grèves, surtout lors des fêtes de fin d’année, sont très impopulaires. Ils n’ont pas besoin de cela et savent qu’il faut savoir négocier dans de bonnes circonstances. La grève des contrôleurs a été lancée par un collectif hors syndicats (tout en s’appuyant sur la CGT-Cheminots et Sud-Rail qui ont déposé des préavis mais sans appeler à la grève). Elle est liée à une situation confuse que ni les syndicats ni la direction de la SNCF ne maîtrisent. Le « collectif national ASCT » (pour agents du service commercial trains), en abrégé le CNA, est né en septembre 2022 et s’est organisé à travers les réseaux sociaux, regroupant environ 3 500 agents qui essaient de faire reconnaître la spécificité de leur métier. L’existence des collectifs n’est pas chose nouvelle et on se souvient des « coordinations » d’infirmières en 1986 qui protestaient contre leurs conditions de travail. Mais, depuis cette époque, les syndicats se sont progressivement affaiblis, tant en nombre d’adhérents qu’en crédibilité pour changer concrètement la situation des salariés. Ils encadrent de moins en moins les conflits sociaux y compris dans le secteur public et même dans les entreprises publiques où le taux de syndicalisation est relativement plus élevé qu’ailleurs.  La démonstration de cette faiblesse en a été donnée par la crise des Gilets jaunes. On a même vu Philippe Martinez, patron de la CGT, devoir être « exfiltré » le 1er mai 2019 sous les huées des manifestants. Les manifestations et les mobilisations syndicales d’octobre dernier ont été aussi des échecs alors que la défiance des Français est forte et que la contestation est devenue omniprésente. Cet affaiblissement des syndicats est dû à leur bureaucratisation, à la création d’un « entre-soi », alors que les informations venant du terrain ne leur parviennent plus ou sont négligées. Mais il en va de même de la direction, ou plutôt des directions successives, incapables de percevoir la réalité des métiers et des conditions de travail dont la revendication salariale n’est qu’un symptôme.


Dans le pays qui s’est longtemps auto-convaincu qu’il avait le meilleur système social au monde, et si l’on regarde les dernières élections syndicales, dans la fonction publique par exemple, que représentent aujourd’hui les syndicats ?

Les dernières élections syndicales dans la fonction publique sont très révélatrices de cette nouvelle situation. Dans les trois fonctions publiques, on a enregistré une baisse substantielle, de 6 points, de la participation entre 2018 et 2022 qui s’est alors établie à 45%. Certes, il y a eu des difficultés liées au vote électronique mais l’argument syndical traditionnel consistant à dire que « l’on a empêché les fonctionnaires de voter » n’est pas très pertinent puisque la baisse de participation est visible même là où les fonctionnaires allaient voter à l’urne, comme dans la territoriale. En fait, comme dans le privé, les agents publics en général croient de moins en moins que les syndicats soient capables de faire évoluer les situations. Dans les fonctions publiques, cela est dû au renforcement de la ligne hiérarchique et à la perte de compétence des instances collectives comme les CAP depuis la loi du 6 août 2019.

Dans les entreprises publiques comme la SNCF, le taux de participation est plus élevé (65% en 2022) car il existe une mémoire syndicale encore forte nourrie, par exemple, par la grande confrontation de 1995 sur le régime des retraites où le gouvernement Juppé avait piteusement reculé. Mais le problème de la SNCF est qu’elle est malade d’un dialogue social inexistant depuis des décennies avec, en haut, des gestionnaires X-Ponts voire énarques, qui développent des raisonnements purement économiques dans la perspective de la déréglementation, c’est-à-dire de l’ouverture à la concurrence promue par l’Union européenne, et, en bas, des personnels comme des syndicats déstabilisés par les réformes successives, notamment par la disparité des régimes juridiques d’emploi puisque le statut est abandonné pour les nouvelles recrues depuis 2020. De ce fait, les syndicats n’ont plus cette compétence de régulation des recrutements et des promotions qui leur était reconnue officieusement autrefois au moins pour les personnels roulants.


Comment gérer des conflits sociaux sans interlocuteurs, si les syndicats ne tiennent plus leur rôle ?

En fait, ces conflits ne sont plus gérés. Les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, se sont souvent servis des entreprises publiques pour aller faire pantoufler au sommet des amis politiques ou des « managers » de passage qui partaient en laissant derrière eux des réformes inabouties et des chantiers à l’abandon. Les usagers ont vu à quel point de délabrement on en était arrivé sur les lignes secondaires, que de nombreuses dessertes étaient supprimées, que la tarification devenait incompréhensible, alors même que l’on braillait partout dans les gouvernements qu’il fallait faire du développement durable. La SNCF, qui était gage de régularité et de ponctualité il y a encore trente ans, a vu la qualité de ses prestations s’effondrer, comme l’ensemble du secteur public. Les conflits sociaux ne sont plus aujourd’hui dans le secteur public des conflits liés à des revendications purement salariales. Ils sont devenus des actes politiques de rejet de décisions absurdes et bornées qui on détruit les savoir-faire au nom d’une privatisation qui n’est même pas réalisée. En fait, on assiste à la longue mort du secteur public industriel et commercial sans qu’une relève privée et bien gérée ait pris la relève. Nous sommes dans un entre-deux mortifère.


Quel est le risque posé par une forme de “gilets-jaunisation” des mouvements sociaux qui se passent de leaders ?

Le risque est que les conflits de sociaux deviennent purement politiques mais d’une manière incontrôlée et incontrôlable. Il ne s’agit plus de négocier des avancées mais de chasser un ministre, un Premier ministre voire un Président. L’absence d’encadrement est alors propice, comme on l’a vu avec les Gilets jaunes, à toutes les violences de nature insurrectionnelle et à toutes les récupérations partisanes au nom du « peuple ». On retrouve la logique de 1789 : la disparition des corps intermédiaires, l’exaspération des citoyens, la fuite des petits marquis, l’omniprésence des philosophes, l’autisme des sommets.


Que présage cette atomisation de la démocratie sociale française pour les éventuels conflits à venir, notamment sur les retraites ?

Un mauvais présage. La réforme des retraites va catalyser toutes les défiances, toutes les frustrations liées à des années de crise et à des attentes concernant la place du travail dans la vie des Français, l’absence de réelle méritocratie, la surdité des sommets à la réalité du terrain. Le conflit à venir sur la réforme des retraites va faire émerger tout le non-dit des salariés qui travaillent sérieusement et que les syndicats ne sont plus en mesure d’exprimer car il ne s’agit pas seulement de questions locales, immédiates, mais de questions politiques plus générales concernant les règles de la réussite sociale en France. La retraite a été sacralisée car elle constitue l’ultime  et la seule récompense d’une vie de travail. La réforme de la retraite n’est plus un débat économique, c’est devenu un débat sur la morale et la justice sociale.



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