Grécité : pourquoi il est impossible de mesurer la force politique d'Alexis Tsipras sans comprendre le concept qui hante l’inconscient collectif grec <!-- --> | Atlantico.fr
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Alexis Tsipras vient de donner une leçon politique à l’Europe.
Alexis Tsipras vient de donner une leçon politique à l’Europe.
©Reuters

Y'a pas que l'économie

Alexis Tsipras vient de donner une leçon politique à l’Europe. En votant "non", les Grecs ne se sentent plus humiliés par Bruxelles. Mais maintenant, le jeune Premier ministre grec doit réformer son pays pour le sortir de la crise financière. Et au menu, il y a toujours les mêmes dossiers : les retraites, la TVA et la fonction publique.

Eric  Thibault

Eric Thibault

Eric Thibault est journaliste au service politique de France 3.

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Les peuples aiment dire non. Il n’aura fallu qu’une semaine pour que six citoyens grecs sur dix ne deviennent des héros. Soudain, ils brandirent comme une arme leur  bulletin de vote frappé d’un όχι. Un vent de panique traversa l’Europe de Bruxelles à Francfort, siège respectif de la commission européenne et de la banque centrale européenne. Les banquiers et libéraux de tous poils allaient voir ce qu’ils allaient voir. Leurs complices, les technocrates de Bruxelles allaient en prendre aussi pour leur grade, eux qui ne chercheraient qu’à imposer une vision de l’Europe fondée sur le règne de l’argent et l’hégémonie du grand capital. Ces "eurocrates" comme on aime les désigner auraient peur des peuples et s’entendraient entre eux pour ne jamais les consulter. Cette rhétorique, nous la connaissons bien en France. A chaque fois que les institutions européennes font un pas en avant, les populistes de droite ou les démagogues de gauche la ressortent pour l’occasion.  

La dignité retrouvée

Mais regardons de plus près les discours d’Alexis Tsipras qui lui permirent de remporter une éclatante victoire politique au détriment des Européens raisonnables d’Allemagne, d’Irlande, de Finlande ou des Pays-Bas. Ministres et hommes de la rue s’enivrèrent de mots tels que "la fierté grecque", "la grandeur du pays" et "l’honneur retrouvé" d’un peuple qui aurait inventé la démocratie sur l’Acropole, il y a deux mille cinq cents ans. En Grèce, ces thèmes et le vocabulaire qui les désignent appartiennent à ce qu’on appelle l’ελληνικότητα (ellenikotita) qu’on peut traduire en français par le mot de "grécité". Il s’agit d’un ensemble de caractéristiques, de connaissances, de traits plus ou moins fantasmatiques qui constitueraient le caractère grec. Chaque semaine, le quotidien conservateur "η καθημέρινη"(Kafimerini) part à la recherche de cette fameuse "grécité" en interrogeant un Grec de la diaspora. On y découvre que le Grec se comporterait en toutes circonstances en "héros", qu’il aurait l’âme d’un poète, la sagesse d’un philosophe antique, la sensibilité d’un sculpteur et le courage d’un guerrier.

Bref, le citoyen d’Athènes de 2015 serait un étrange homme héritier de Périclès, Platon et Aristophane à qui l’Europe oserait compter ses euros. Et les Grecs aiment jouer de cette confusion entre Grèce antique et Grèce contemporaine pour culpabiliser les Européens qui oseraient critiquer leur comportement. 

Aucun Grec n’a donc répondu à la question du referendum sur une possible sortie de l’Euro ou sur un plan d’aide économique à son pays contre un programme drastique de réformes puisqu’Alexis Tsipras s’est bien gardé de mener campagne sur ces questions. Avec l’aide des médias, il a entonné l’air d’un peuple humilié depuis trop longtemps et en marche vers la dignité retrouvée. Depuis la révolution de 1830, chaque Grec s’efforce de découvrir le fil qui le relie à la Grèce antique. Le linguiste cherche dans les mots d’origine turque la racine grecque. Le musicien croit entendre dans les mélodies des Balkans des notes antiques. La permanence hellénique serait partout. Le fonctionnaire du Trésor grec ou le gardien du théâtre d’Epidaure comme le pêcheur de Cythère incarnerait la Grèce antique. Malheureusement, cette affabulation imaginée de toute pièce au XIXème siècle pour impressionner les grandes nations européennes comme la France, l’Allemagne et l’Angleterre finit par interdire tout débat sérieux sur la Grèce contemporaine. Et en habile politique, Alexis Tsipras en a joué sans retenue pour accéder au pouvoir puis s’imposer définitivement comme l’unique représentant de la nation. Dans les capitales européennes, on s’étonna de son alliance avec un parti d’extrême droite aux relents antisémites. Mais cette ελληνικότητα  évoquée qui traverse toutes les catégories sociales et toutes les générations de la Grèce contemporaine permet de le comprendre.

La rupture incarnée par Alexis Tsipras

Que fait-on, maintenant ? La colossale dette grecque demeure. Le système de retraite généreux au regard des moyens dont disposent la Grèce, ne cesse de creuser le déficit. Les Européens observent ce puits sans fond engloutir chaque année de plus en plus de milliards sans qu’aucune mesure sérieuse ne soit prise pour stopper ce processus qui ruine l’économie de tout un pays. Depuis l’arrivée au pouvoir d’Andreas Papandreou en 1981, une élite d’état bénéficie de nombreux privilèges et permet quasi toujours à ses proches d’empocher salaires et pensions. Et l’édifice est protégé et soutenu par une grande majorité de la population car tous les Grecs profitent plus ou moins largement du système mis en place. Cela va de la petite pension de l’ancienne coiffeuse partie à la retraite à 50 ans pour cause de travail pénible, au kinésithérapeute embauché au parlement pour soulager les douleurs des députés grecs en passant par la jeune femme de plus de trente ans qui se partage avec sa mère la retraite complète de son père décédé depuis dix ans. Evidemment de nombreuses coupes ont été effectuées. Les pensions ont diminué, les salaires des fonctionnaires ont été réduits et les congés de formation tous les trois ans des professeurs ont été supprimés. L’austérité tant dénoncée par la gauche radicale européenne précipiterait le peuple grec dans la misère. Alors l’Europe, le FMI et la Banque Centrale Européenne se retrouvent régulièrement pour des réunions de la dernière chance ou des sommets de crise pour tenter de convaincre les Grecs de faire les réformes jugées indispensables.  

Alexis Tsipras bénéficie désormais du soutien de tous les partis politiques grecs à l’exception des néonazis de l’Aube dorée et des communistes. Les jeunes se reconnaissent dans ce premier ministre d’à peine 40 ans qui ose s’afficher depuis cinq mois sur les scènes nationales et européennes sans cravate. Qui ne reconnait pas Alexis Tsipras dans son éternelle chemise blanche et costume bleu ? De la droite à la gauche, il bénéficie d’une réelle sympathie dans son pays. Alors aujourd’hui, l’Europe n’a pas d’autres choix que de répondre  favorablement à la rupture que propose Alexis Tsipras. Il veut en finir avec ce qu’il appelle l’Etat-clientéliste construit en Grèce par Andreas Papandreou et ses successeurs. Tout ne se fera pas en un jour mais les conditions pour qu’un réel changement ait lieu sont enfin réunies. Les grandes familles politiques qui se partageaient le pouvoir jusque-là sont discréditées. Certains héritiers tentent bien de ressurgir mais Alexis Tsipras dispose devant lui de trois ans et demi sans élections pour engager les indispensables réformes qu’il a jusque-là refusé de mettre en œuvre. Empêtré dans ses promesses électorales et cadenassé par sa majorité, le Premier Ministre grec se sentait coincé. Mais maintenant, il ne peut plus reculer. Il doit se conformer à ce qui existe dans les autres pays de la zone euro en matière de retraite et de TVA. Les Grecs n’échapperont pas à une élévation de l’âge de départ à la retraite et à une augmentation du taux de TVA sans quoi aucun plan de sauvetage ne suffira jamais à sortir le pays de la dépression économique. Au programme, il y aura aussi la réduction du nombre de fonctionnaires et la privatisation de certains secteurs. Pour l’instant, Alexis Tsipras a les moyens de passer à l’acte puisque personne n’est en mesure de lui contester son leadership politique. Et l’Europe, elle, se doit de tendre la main à ce jeune leader et au peuple grec. Sinon, elle pourrait regretter longtemps d’avoir manqué cette chance historique de moderniser la Grèce et de la sortir de l’impasse financière.   

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