Garance Meillon : Les maux qui tuent (presque)<!-- --> | Atlantico.fr
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Garance Meillon.
Garance Meillon.
©Francesca Mantovani ® Gallimard

Atlantico Litterati

La romancière Garance Meillon a publié (il n’y a pas si longtemps) son quatrième roman chez Gallimard /L’Arpenteur : «La langue de l’ennemi». Une fable mettant en scène la pauvreté sémantique de l’époque et ses clichés, avec ces MdPasse éculés et autres codes nécessaires à la survie en société.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Je savais l’effet désastreux produit sur moi  par ce « Belle journée ! », « Belle soirée ! » que des personnes  bien intentionnées – en général des femmes- m’adressent parfois à la volée ;  j’ignorais que l’exaspération produite chez moi par cette expression faussement chic et se poussant du col pouvait mener au divorce . Ce que nous apprend la romancière et cinéaste Garance ( beau prénom) Meillon dans son quatrième livre. C’est parce que l’homme qu’elle aime lui souhaite une « Belle nuit » en pensant qu’une « bonne » nuit ne sera pas assez reposante,  que l’épouse -mère d’un bébé-fille de trois ans -va voir se fissurer dans le noir tout le « conjugo » qu’elle avait  vécu jusqu’alors  paisiblement, le croyant solide comme un roc. Cependant,  et comme dans les mauvais livres « Emma et Romain semblaient avoir tout pour être heureux ».Il travaille dans une vaste et prospère entreprise (un « opérateur » )  dont le siège social se trouve à la Défense. Elle est romancière, donc très observatrice. Un peu bloquée, certes, depuis la naissance de l’enfant- fille âgée de trois ans : « Roxane ». Très tendance, ce prénom donne l’alerte. Quand on appelle sa fille Roxane, c’est que l’on attend de la vie quelque chose de vrai, d’un peu littéraire en somme. Las ! L’époux a la trentaine et tout pour plaire, mais son désir de plaire à ses pairs de la Défense surpasse celui de continuer à  vouloir séduire la mère de Roxane. Sur la balançoire de l’amour, il y a toujours celui des deux  pesant plus lourd que l’autre. : celui qui aime le plus. Surmenage, bouclages et téléphonages tard le soir : Romain a beau devenir de plus en plus « dir’com » et spécialiste des « relations presse » digitales,  le « défi » que représente cette mission a changé l’ex artiste du dimanche  (ce doux et un peu fou peintre- paysagiste qu’Emma a rencontré jadis et naguère) en faquin aux  discours  formatés par l’époque. 

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Romain veut comme tout un chacun le succès dans l’Entreprise. Emma vit une sorte de « baby-blues ».Les romanciers sont souvent mélancoliques.«  Emma en est fatiguée, de Roxane ; elle l’aime à la folie, mais ce soir c’est le premier vrai dîner qu’ils organisent depuis la naissance, et elle doit admettre qu’elle lui en veut un peu. De ces dîners manqués par sa faute, de ses larme aussi, de son vomi,  de ses couches, de cette absence générale de reconnaissance,- mais pour attendre de la reconnaissance de la part d‘un bébé, ne faut-il pas avoir un problème ? ».On se marie et l’on a des enfants parce qu’on sait, on sent que l’on s’aimera toujours et puis voilà, un mot mal choisi,  un mot de trop en somme, et l’amour s’affaiblit avant de s’affaisser tout à fait.

C’est ce « Belle nuit ! » lancé par le mari  à sa femme, un soir, au creux du lit conjugal qui va  fissurer  la relation.   Fautes de Français, orthographes défaillantes, vocabulaire « rabougri » selon Alain Finkielkraut, lourds « éléments de langage » pour cacher l’inculture sévissant à tous les  étages … la pauvreté  de la langue dit mieux qu’un long discours les  effondrements auxquels nous assistons ces temps-ci. Cruellement, comme doit le faire la fiction, Garance Meillon étudie les effets de cette pauvreté sémantique  sur ce petit couple bien de chez nous . La séparation s’amorce dès les premières pages  par le langage « à côté de la plaque » du mari : ses vocables  choquent la romancière. Toutes les tours de la Défense entrent dans le lit conjugal. Creusant un fossé entre Emma et Romain,  les maux de l’époque trahissent  la défaite du couple. « Papa pique et maman coud »,  dit la chanson : certes, certes, mais le résultat  d’une vie un peu  trop « commune » n’est pas brillant. Les mots du dehors -ceux qu’il sied de dire aux voisins, aux collègues de La Défense-  perdent leur sens dans l’intimité. 

L’amour s’enfuit-il quand nous oublions les mots pour le penser ?  Le langage est- il si important entre les aimants  -hétérosexuels ou pas ? Oui, nous dit Garance Meillon qui a lu « Les choses » de Georges Pérec (Prix Renaudot 1965) : « Une enquête sur la société de consommation et les frustrations qu’elle engendre » La romancière sait donc peindre avec minutie le ralentissement des affects. La fin du sentiment.  « Dès lors, ils ne se toucheront plus » note-t-elle sèchement. Un mot de trop et l’amoureuse ne l’est plus. Romain  est « investi » à la Défense. A devoir écouter sans cesse « La langue de l’ennemi » (cf. Genet) c’est-à-dire les clichés d'aujourd’hui, on souffre, surtout lorsqu’on est romancière. « Une belle nuit ». Elle n’avait pu fermer l’œil. Elle  s‘était allongée sur le dos, le regard  vers le plafond. Cette phrase, elle ne l’avait pas analysée, pas tout de suite, sur le moment elle en était incapable, elle n’ avait pas compris pourquoi ces trois mots l’avaient mise dans un état pareil, car oui, une peur glaçante l’avait gagné tout à coup. Emma dans le lit avait tremblé. La couette ne s ‘était pas rabattue sur un refuge mais sur un sarcophage.(…) Une belle nuit ? pourquoi pas une bonne nuit tout simplement ? »Conclusion :  les discours normatifs tuent les sentiments « Tout ce que dit Romain est vrai et en même temps tombe à côté de la vérité, comme si quelque chose en lui avait adroitement calibré ses propos pour créer une version falsifiée de la réalité ».C’est-à-dire  une fiction, celle que nous lisons, sans doute, ce roman qu’Emma /Garance ne pouvait écrire hier, bloquée par les mots truqués.Et qu’elle a fini par terminer, libre enfin.

Fiction agréablement pernicieuse :  romancière à suivre !

Copyright Garance Meillon : « La langue de l’ennemi »(Gallimard/L’Arpenteur) / 186 pages / 19 euros

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