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FN : la victoire idéologique dont se prévaut Marine Le Pen loin d’être aussi évidente qu’elle le voit
©REUTERS/Philippe Wojazer

D'accord, mais...

Selon un sondage Ifop pour Marianne, et un autre réalisé par CSA pour RTL, Marine Le Pen serait largement gagnante au premier tour des élections présidentielles si celles-ci avaient lieu ce dimanche 1er février, avec 29 à 33 % des voix.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : "Notre victoire idéologique doit se transformer en victoire politique", a commenté Marine Le Pen, ce qui n'est pas bien éloigné de ce qu'elle disait déjà en mai 2014 : "Le FN a gagné la bataille des idées". Ces derniers sondages confirment-ils qu’une grande partie des Français adhèrent à l’idéologie frontiste ? Quels sont les points d’accord et de désaccord ?

Christophe Bouillaud : Il faudrait peut-être remarquer  que Marine Le Pen exagère un peu sur sa victoire supposée dans la "bataille des idées"Un tiers des sondés ne représente tout de même qu'une grosse minorité. A ce compte-là, le Parti communiste français (PCF) de Maurice Thorez avait sans doute lui aussi gagné la "bataille des idées" auprès des Français... ce qui ne l'a pas empêché de devoir se contenter de la "fonction tribunitienne" pendant des décennies.

Par ailleurs, si l'on parle d'idéologie frontiste, à quoi fait-on exactement référence ? Est-ce qu'on parle d'une des versions, par ailleurs intellectuellement distinctes, des diverses idéologies historiquement classées à l'extrême droite (nationalisme intégral de l'Action française, catholicisme traditionaliste, néo-paganisme, fascisme en version tricolore, etc.), ou bien du programme officiel du Front national en 2013, ou bien encore du discours public tenu par Marine Le Pen et par son principal lieutenant actuel, Florian Philippot ? Pour ce qui est de la première hypothèse, il me parait certain que peu de Français adhérent à l'une ou l'autre des idéologies historiquement classées comme d'extrême droite. Le récent suicide de Dominique Venner, un des intellectuels engagé dans l'une de ces extrême-droite historiques, n'a, semble-t-il, guère ému la masse du peuple français. Sans offenser sa mémoire, en dehors des cercles militants d'extrême-droite, qui le connaissait d'ailleurs ? Il serait ainsi très exagéré de dire que l'une ou l'autre des extrêmes droites historiques a gagné la "bataille des idées". Elles restent d'ailleurs toutes très minoritaires dans les sphères intellectuelles (Université, édition, médias, haute administration, etc.) de la société française - ce qui ne les empêche pas bien sûr d'exister à leur mesure. Pour ce qui est du programme du FN, il est probable que les électeurs le connaissent peu. Par contre, difficile de ne pas avoir entendu ces derniers temps Marine Le Pen s'exprimer dans les médias. Or, en dehors des classiques antiennes sur l'immigration et l'insécurité, Marine Le Pen se présente comme le meilleur défenseur des intérêts des Français ordinaires contre les méfaits de la mondialisation et de l'Europe. Ce n'est pas totalement nouveau. Son père le faisait aussi, comme lors de son discours d'appel à voter pour lui aux "petits", aux "sans-grade", lors du second tour de l'élection présidentielle de 2002, ou dans ses critiques récurrentes contre l"euro-mondialisme". Sur ce point-là - disons la critique de la mondialisation, la demande de protection contre les grands vents mauvais du marché mondial, et en particulier contre les folies des marchés financiers -, le discours de Marine Le Pen se trouve raccord avec la majorité de l'opinion publique. Il l'est probablement aussi sur la demande d'ordre et de sécurité. Il l'est tout autant sur l'immigration ou sur le statut de l'islam dans la société française.

En fait, ce qu'on devrait constater, ce n'est pas tant que Marine Le Pen séduise désormais tous les Français qui pensent comme elle sur un point ou sur un autre, mais, à l'inverse, qu'elle ne réussit pas à rassembler derrière son parti tous les Français qui ont des idées qui vont dans le sens de ce qu'elle prétend désormais défendre. Il faut dire aussi que l'UMP et le PS ne sont pas restés sans réagir devant ces mouvements de l'opinion publique. Ils se sont "droitisés", tout au moins au niveau du discours tenu. Par exemple, lorsqu'un Vincent Peillon, alors ministre de l’Éducation nationale, crée une "Charte de la laïcité" pour les établissements scolaires, il répond au moins implicitement à ce qu'il perçoit comme une demande montante des électeurs de "remettre l'islam à sa place" dans les services publics, il est en effet peu probable que cela soit la puissance écrasante de l’Église catholique dans la France de 2013 qui l'ait poussé à une telle manœuvre. De même quand N. Sarkozy finit sa campagne électorale de 2012 dans une marée de drapeaux français avec quelques propos bien sentis sur l'Europe, il ne reste pas sans réagir à ce qu'il perçoit comme une demande de protection de la part des Français contre le monde extérieur et contre "Bruxelles". Cette évolution du discours de la part des deux grands partis de gouvernement peut très bien convenir à la majorité des électeurs, en effet, être pour "remettre l'islam à sa place", vouloir "se protéger du grand méchant marché mondial" ou "en finir avec les diktats de Bruxelles", c'est une chose, être prêt à voter pour un parti qui n'a jamais exercé le pouvoir et que l'on dit extrémiste en reste une autre. 

A l’issue des Européennes marquées par l’arrivée en tête du Front National, Marine Le Pen avait déclaré que ces élections prouvaient que sa formation était "le premier parti de France". Son analyse était-elle la bonne ?

Dès l’annonce des résultats aux élections européennes, des responsables du FN ont proclamé que le FN devenait ainsi le "premier parti de France". Le FN arrive certes à cette occasion en tête des suffrages exprimés, avec 26% des suffrages exprimés. Il est en tête aussi bien au niveau national que dans la plupart des circonscriptions interrégionales métropolitaines utilisées pour ces élections-là (à l’exception de l’ouest et de l’Ile de France). Le FN progresse par ailleurs très fortement par rapport à son score de 2009, et passe devant l’UMP à cette occasion. Mais cet excellent résultat ne signifie pas que le FN quitte d’un coup  son statut de parti marginal dans le système politique français. En effet, les élections municipales de mars 2014 ont montré que ce parti commence à peine à se construire de nouveau (après l’échec des années 1990) une implantation locale sérieuse au niveau des pouvoirs municipaux.

Le FN peut alors se féliciter du gain d’une dizaine de mairies, mais cela n’est toutefois encore pas grand-chose par rapport au nombre d’élus et surtout de maires des grandes forces territorialement implantées depuis des décennies que sont l’UMP, le PS et le PRG, l’UDI-Modem. Ces gains bien réels mais au total limitées aux municipales sont dus à un autre fait essentiel : le FN, pour l’instant, n’a aucun allié d’importance, le "Rassemblement Bleu Marine" (RBM) n’est pour l’heure que celui du FN avec quelques forces marginales d’extrême droite. Pour les européennes, le "Bloc identitaire" a appelé à un vote FN par exemple sans d’ailleurs se rallier complètement au RBM à ce jour. Le FN reste donc isolé, contrairement aux autres partis historiques (UMP, PS, UDI-Modem) qui sont capables de se situer dans un réseau d’alliances victorieuses dans un système politique dominé par le scrutin majoritaire à deux tours. Enfin, il n’est pas sûr du tout que le FN soit le premier parti en nombre de militants : par leur implantation dans les pouvoirs locaux, l’UMP et le PS sont bien plus importants de ce point de vue.  Rappelons qu’en mars dernier, le FN avait encore des difficultés à présenter des listes partout aux municipales.

Il faudrait donc plutôt dire que, non pas que le FN est le premier parti de France, mais celui qui reçoit le plus d’attention de la part des médias. Les Européennes n’ont fait que confirmer  à mon sens cette sur-attention à son égard. On oublie du coup le niveau de l’abstention, et les 75% d’électeurs qui sont allés voter et qui n’ont pas exprimé un vote pour le FN.

Cela veut-il dire que les Français qui ont voté pour les listes FN aux européennes n’adhèrent pas forcément à la vision que Marine Le Pen a de l’Europe ?

On ne saurait nier que les électeurs du FN fassent partie des électeurs français qui ont une vision très défavorable de l’Union européenne (avec ceux de quelques autres forces mineures, comme DLR par exemple). Cependant, il est peu probable que la plupart d’entre eux aillent jusqu’au bout du raisonnement que semble bien proposer le FN désormais. En effet, comme l’a montré la déclaration de Marine Le Pen au soir de l’élection, cette dernière s’oriente apparemment vers un discours "indépendantiste" ou "souverainiste". Elle parle certes encore d’une "autre Europe" - celles des "Nations" -, mais elle insiste aussi sur la "liberté" et la "souveraineté" de la France. Or les attitudes des électeurs, qu’ils aient voté FN ou pas, sont très ambigües sur le projet européen : la plupart des sondages l’ont montré : sur certaines questions, les électeurs semblent détester l’Europe, sur d’autres, au contraire, ils l’acceptent, comme avec l’euro, et sur d’autres encore (la défense européenne par exemple), ils en voudraient plus.

Plus généralement, comme pour les autres partis d’ailleurs, il ne faut pas surestimer le degré de connaissance du programme et d’adhésion à ce dernier de la part des électeurs ordinaires.

Les motivations des personnes qui se disent favorables à Marine Le Pen varient-elles selon qu’on se positionne sur un plan national ou local ?

S'il y a bien une chose qui est évident sur les municipales, c'est que les configurations locales comptent beaucoup, désolé de cette lapalissade. Il faut déjà signaler que, dans de très nombreuses petites communes, les gens ne peuvent voter ni FN, ni UMP, ni PS, ni pour aucun parti, tout simplement parce que tous les candidats sont "apolitiques", "sans étiquette". Certes, c'est la France rurale, profonde, qui ne se voit pas beaucoup depuis les grandes villes, mais cela existe aussi. Ensuite, si on ne peut nier les effets de la conjoncture politique nationale sur les choix d'une grande partie des électeurs, il ne faut pas oublier que l'aspect proprement municipal joue énormément, et cela de deux manières. D'une part, chaque municipalité possède sa sociologie bien marquée (au sens de composition de la population), elle peut évoluer entre deux élections, mais elle constitue une donnée de base de l'élection. D'autre part, chaque municipalité sortante possède un bilan, souvent assez bien visible par les électeurs-contribuables concernés, et cela d'autant plus que les maires, en général fort avisés, tendent à finir leurs travaux juste avant les élections... Autrement dit, pour le FN, il existe une grande difficulté à transformer les sondés qui disent adhérer à ses idées, en de tangibles électeurs aux élections municipales. Tout dépend du contexte local : en voyant l'accent mis par exemple sur une ville comme Béziers, il me semble que l'état-major du FN a lui-même bien compris la règle du jeu, et ne tend à utiliser ses chiffres nationaux que lui attribuent les sondages que pour sa propagande, sur le thème porteur du  "Nous arrivons". 

On pourrait penser que la progression du FN marque l’avènement du tripartisme…

Qu'il existe une tripartition de l'électorat (extrême droite/droite/gauche) est un argument qui peut être accepté, en faisant toutefois remarquer que la sensibilité d'extrême droite reste très minoritaire dans l'électorat en général (25% de 40% des votants aux européennes, ce n’est pas autre chose qu’une minorité des électeurs inscrits). Par contre, il faut faire attention que chacune de ces grandes sensibilités politiques est représentée par plusieurs partis. Le FN parait très dominant dans son camp, mais il existe aussi des dissidences comme la "Ligue du sud", le "Bloc identitaire" et quelques autres. La droite modérée est divisée pour simplifier beaucoup entre l'UMP, l'UDI et le Modem. La gauche comprend, toujours pour simplifier à grands traits, le MRG, le PS, EELV, le PG, le PCF, sans compter LO, NPA et quelques autres chapelles d'extrême-gauche sans paroissiens. Malgré un mode de scrutin, qui tend au bipartisme, la France reste un pays multipartite. Cela s’est bien vu au niveau des municipales justement. Il y a le continent des "sans étiquettes", des "divers droite" et des "divers gauche".

Il y a aussi le fait que dans chaque camp des rééquilibrages s'opèrent. Ainsi, à gauche, il semble que, aux municipales comme aux Européennes, le PS ait été particulièrement victime du vote-sanction, alors que ses alliés d'EELV subissaient un peu moins l'usure du pouvoir. A droite, on dirait bien que l'alliance UDI-Modem sur la séquence municipales-européennes 2014 fonctionne et laisse présager le retour d’une nouvelle grande "UDF". Bref, ne voir que le FN, l'UMP et le PS constitue une simplification abusive de la vie politique française. Les  Municipales et les Européennes n’ont pas été seulement le moment de l’affirmation du FN.

Le FN at-il réussi à se normaliser ?

La progression du FN aux municipales, surtout par rapport à 2008, comme cela a déjà été beaucoup dit, tient d'abord à sa capacité renouvelée de présenter des listes dans beaucoup d'endroits (mais pas encore partout). Sur les villes de plus de 10 000 habitants, il passe d'un peu moins de 1% en 2008 à un peu plus de 9%. Cette progression s'explique surtout par le fait qu'en 2008, le FN était grillé par sa défaite cuisante de 2007 à la Présidentielle, et avait dans le fond failli disparaître à ce moment-là. On pourrait remarquer cependant que les derniers jours de la campagne ont certes été marqués par quelques incidents portant sur la constitution de ces listes, mais cela correspond à la difficulté plus générale d'un parti diabolisé depuis des lustres d'engranger des soutiens publics de la part des citoyens. Il faut dire aussi que les dégâts de la rupture avec les "mégretistes" en 1998 et de la séquence 2007-8 se résorbent désormais et le FN a réussi à reconstituer un minimum d'organisation nationale assez professionnelle pour être capable de s'implanter.

Pour les européennes, c’est surtout parce que le FN, peut-être pour la première fois, a réussi à capter entièrement en sa faveur l’enjeu européen. Dans le passé, il y avait eu à droite des listes souverainistes ou celles du CNPT qui avaient été en capacité de parler de cet enjeu. Il se trouve que DLR s’est avéré incapable de représenter la droite souverainiste lors de cette élection, et que les dissidents de l’UMP sur l’Europe (Guaino, Wauquiez et quelques autres) n’ont pas voulu présenter une liste UMP-dissidente. De fait, la seule manière visible dans les grands médias d’exprimer à droite son dégoût de l’Europe actuelle, c’était le vote FN.

Cet article a été réalisé à partir de deux précédentes publications :

Pourquoi la poussée du FN n'est qu'en trompe-l'œil : les Français proches des diagnostics du parti, pas de ses solutions

Non, le FN n’est pas le premier parti de France, et autres erreurs d’analyse courantes sur le FN

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