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Faut-il parler en anglais 
pour jouer au poker ?
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Bluff

Small blind, dealer, slow-roll... Le « parler poker » est truffé de termes anglo-saxons. Une intrusion linguistique étrangère qui irrite les puritains de la langue de Molière, mais qui attire aussi par son aspect souvent imagé.

Jean-Pierre Martignoni

Jean-Pierre Martignoni

Jean-Pierre  Martignoni est   Sociologue à l’Université Lumière (Lyon 2), il est spécialisé sur le gambling ( industrie des jeux de hasard et d’argent) les opérateurs et entreprises qui travaillent dans l’économie des jeux, les joueurs, les espaces de jeu,  la socialisation ludique contemporaine. Il participe en 2009 au groupe de travail «  addiction » de l’Arjel ( Autorité de régulation des jeux en ligne.)

 

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Si vous n’aimez pas l’anglais, fuyez braves gens et perdez espoir de pénétrer dans le monde merveilleusement ésotérique du poker. Renoncez à entrer dans une room. Histoire oblige, bien que ce jeu soit sans doute d’origine française (1), le « parler poker » est truffé de terminologies anglo-saxonnes : turn, the river, buy in, small blind, all in, dealer, free rool, check, slow-roll, under the gun, stack, check raise… Les « Sages » de l’Académie chargés du Dictionnaire s’arracheront les cheveux, si un jour ils cherchent à franciser la kyrielle de mots anglais qui font vivre sémantiquement le poker et sans lesquels ce jeu ne s’aurait exister.

Si cette « traduction » était un jour effectuée, si ces termes qui « sentent bon l’amérique » disparaissaient à cause d’un nationalisme sémantique puritain, assurément le poker y perdrait beaucoup de sa couleur. Le linguiste Claude Hagège risque lui de « s’étrangler » s’il entre un jour dans le monde formidablement anglophile du poker. Il vient de lancer « un cri d’alarme » (2) contre l’anglais qui «  s’impose comme une langue véhiculaire, au risque d’étouffer la pensée ».

Certes ce curieux dialecte poker - véritable argot réservé aux initiés - n’a pas grand chose à voir avec la langue de Shakespeare. Si « ce jeu de cow-boy » possède un pays c’est plutôt l’Amérique. Si ce « jeu d’hommes » a une mythologie, c’est plutôt celle du western. Depuis des lustres, les tables de poker se comptent par centaine dans les casinos resorts de Vegas, cette ville dédiée au jeu qui a encore du panache malgré ses bas-fonds. Sin city reste l’une des capitales du poker en dur, bien qu’elle ne soit plus la « Mecque du jeu » depuis qu’elle a été détrônée par « l’enfer du jeu » - Macao - et d’autres temples asiatiques du gambling, par exemple Singapour.

Malgré le Black Friday (3) et certains scandales ( « l’affaire Full Tilt Poker ») les Etats-Unis sont « le pays du poker ». L’anachronisme que représente la prohibition du poker en ligne aux USA ne saurait perdurer. Le lobbying mené par certains « barons » de Vegas au Sénat américain contre le poker en ligne est - à terme - voué à l’échec. Quand le poker fait recette dans les casinos, il ne peut que triompher sur la toile et réciproquement. En France le succès du poker qui caracole en tête des jeux d’argent online depuis la loi de mai 2010 qui les autorisent, a fortement favorisé le poker en live dans les casinos & cercles. Ludiquement la synergie est forte malgré la traditionnelle rivalité live/online mise en avant par les spécialistes.

La connotation anglo saxonne du « langage poker » caractérise culturellement ce jeu. Comme le nombre de termes techniques est également conséquent, la prose qu’on peut lire dans les magazines spécialisés (Live Poker, le magazine leader ; Poker magazine ; Card Players France : les cahiers techniques ; Poker magazine : la référence…) ou sur les sites dédiés, apparaît comme un véritable charabia pour le « cave » néophyte. Citons trois fleurons pris au hasard :

1. « Imaginons que nous soyons en position de grosse blind avec un 6 en main. Nous suivons au turn car nous savons que notre adversaire est capable de bluffer. Puis une « doublette » tombe à la « rivière ». Nous avons un plan le check raise. Nous checkons donc. Le « Vilain » mise. »

2. « Le coup est joué de manière assez standard préflop. Adrien contre qui j’ai joué au « 6-Max » du « Partouche poker tour », est un joueur hyper agressif qui affectionne le format Short Handed. De petite blinde il décide de 3-bet le chipleader après « sa relance au bouton » avec un très bon sizing. »

3. « Sans relancer, comment faire fructifier un call spéculatif préflop ? » « Un call spéculatif préflop ! » Comme dirait le comique Gad Elmaleh : « de quoi ça cause, c’est une ordonnance ? » Il n’est pas impossible que les aficionados du poker (et notamment les journalistes chargés d’en parler dans les revues spécialisées) accentuent à dessein cette sémantique anglo-saxonnequi, comme pour le « parler informatique », participe grandement à l’aspect ésotérique du poker tout en lui donnant un coté branché, fun. Nous ne sommes pas loin d’une forme de snobisme qui caractérise les pratiques langagières des classes sociales supérieures, même si les catégories populaires sont loin d’être exclues de ce « jeu démocratique ».

Soyons honnête, cette contamination linguistique qui violente la langue de Molière irrite, mais dans le même temps attire. Il y a pour nous français une séduction chatoyante des mots anglo saxons, des mots souvent courts qui sonnent bien : flop, tilt, good run... Attirance accentuée par le fait que ces termes émergent immédiatement « en anglais dans le texte ». Mélange séduisant déjà expérimenté dans les ouvrages américains traduits en français (4) ou dans les livres de chercheurs (5) ou d’écrivains français qui nous parlent de l’Amérique. Malgré les bouleversements de la hiérarchie économico-culturelle mondiale, et bien que certains s’interrogent sur « le Chinois futur langue mondiale ? » (6) , « nous sommes encore tous américains » et profondément imprégnés de la culture américaine et de sa langue. En ce qui concerne le poker, on a envie de répéter ses mots, de se les approprier. L’omniprésence de l’anglais dans l’idiome poker participe certainement de son succès.

Cette intrusion linguistique étrangère – souvent très imagée et performative – séduit de nouveau quand nous en connaissons la traduction. « Mais évidemment bien sur, quelle efficacité ses américains, quel pragmatisme. » Même Claude Hagège qui vient comme nous l’avons vu de mener une attaque sévère contre la structure même de l’anglais qui (sic) « favoriserait la religion de l’argent » reconnaît par ailleurs « que cette langue fait prévaloir le concret et son observation détaillé ».

Un grand nombre d’éléments invite donc à comprendre « cette nouvelle langue ludique », indispensable au « parler poker » en commençant par faire un index exhaustif de tous ces termes. Comme la tâche est immense nous remettrons notre ouvrage à plus tard dans une deuxième contribution et nous contenterons ici d’une remarque d’ordre général. Le langage poker semble apparaître comme une belle antinomie, riche mais primaire. Ambivalence qui semble aussi caractériser le jeu lui-même qui connaît un succès considérable, notamment depuis qu’il a été autorisé dans les casinos et désormais sur Internet. Les raisons du phénomène poker sont nombreuses mais nous pensons à un premier niveau que si le poker était uniquement un jeu intellectuel, technique, stratégique - réservé aux initiés  mentalistes et probabilistes - il n’aurait jamais connu un tel succès.

Son coté binaire - simple voire simpliste - attire. Si le calcul rationnel semble exister, si « la probabilité » statistique de gagner ou de perdre avec la « main » qu’on obtient au départ semble incontestable (cette probabilité apparait immédiatement sous la forme d’un pourcentage dans les émissions consacrées au poker à la télévision), le hasard - et sa figure populaire, la chance - sont omniprésentes au poker. Le « mix ludique » obtenu est intéressant, à l’image d’une sociologie des joueurs de poker qui reste à établir mais qui semble montrer un rassemblement de milieux sociaux très hétérogène, réunis dans une passion commune. Une sorte de « cours des miracles sociologique » très étonnante.

Oui, reconnaissons le même si ça choque la morale publique, le poker semble avoir des vertus démocratiques, sociologiquement mais aussi ludiquement, comme le confirme les résultats des nombreux tournois nationaux et internationaux en dur ou en ligne, comme le confirme également l’évolution du classement des meilleurs joueurs. Au poker le Fou peut devenir Roi et réciproquement. Un joueur amateur totalement inconnu peut émerger en quelques mois et se faire un nom. A contrario il n’est pas rare de voir un chipleader cumuler une série de bad runs et « finir au tapis » après avoir fait justement : all in.

« On dit que le poker s’apprend en quelques minutes mais qu’il faut une vie pour le maitriser. Cet adage exprime on ne peut mieux la réalité ( du poker). D’apparence très simple, ce jeu reste d’une complexité insondable pour ses plus fins connaisseurs. » (7) © JP Martignoni , Lyon, France, avril 2012, 198.doc

Notes :

(1) Le nom viendrait d’un ancien jeu de cartes dénommé « poque ». Confer Franck Daninos , Histoire du poker , le dernier avatar du rêve américain ( édit Tallandier, 2011) confer également : «  D’ou vient le mot poker ? «  (Poker magazine  Card Players France : les cahiers techniques décembre 2011, n° 64, 82-83)

(2) Claude Hagège , « Contre la pensée unique «  (Odile Jacob, 2012) lire également la critique de Jean Marc Vittori sur cet ouvrage : «  Eloge de la linguidiversité «  ( Les échos du 12/1/2012)

(3) JP Martignoni : « LE PAYS DU POKER » VIENT D’EFFECTUER UNE OPERATION LIBERTICIDE SPECTACULAIRE « CONTRE LE POKER »… EN LIGNE : dernier épisode d’une histoire du gambling américain, qui a toujours oscillé entre prohibition et légalité du commerce des jeux » ( les casinos.org du 22 avril 2011)

(4) Par exemple dans le percutant mais très engagé ouvrage de Mike Davis : «  City of quartz : Los Angeles capitale du futur », La découverte, 1997)

(5) Par exemple dans l’excellent ouvrage de Cynthia Ghorra Gobin consacré à L.A. : «  Los Angeles : le mythe américain inachevé » ( CNRS éditions, 1997, 195 pages)

(6) David Bénazéraf, le chinois futures langue mondiale ? «  , sciences humaines mars 2012, n° 235, 18-21) (7) Franck Daminos ( rédacteur en chef de cardplayer) : « Guerre psychologique », Edito de Cardplayer n°18, février mars 2012,5)

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