Faire le deuil de soi : une étape décisive face à l’angoisse de la fin de vie et pour appréhender la maladie <!-- --> | Atlantico.fr
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Nicolas Menet a publié « Faire le deuil de soi » aux éditions Le Cherche Midi.
Nicolas Menet a publié « Faire le deuil de soi » aux éditions Le Cherche Midi.
©Capture d'écran Youtube / DR / ©Didier Gomila (ombreetnature.com)

Bonnes feuilles

Le livre de Nicolas Menet « Faire le deuil de soi » a été publié aux éditions Le Cherche Midi. Dirigeant du premier pôle d'innovation européen dédié à l'avancée en âge dans nos sociétés, Nicolas Menet envisageait de réaliser son rêve : entrer en politique et devenir député. Mais en novembre 2021, sa vie bascule. Un cancer du cerveau incurable ouvre devant lui le chemin vers une mort à brève échéance. Dès lors, il invente des stratégies, suit un parcours initiatique ardu pour aborder la fin de sa vie de façon sereine, en accord avec lui-même et ce que la société lui propose en matière de soins palliatifs et de choix individuels. Il nous a quittés en février 2023. Extrait 1/2.

Nicolas Menet

Nicolas Menet

Nicolas Menet était sociologue, directeur général de Silver Valley, l'un des plus importants pôles d'innovation en Europe dédié à la longévité. Il nous a quittés en février 2023.

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Avant d’appliquer ce processus à moi-même, j’avais fait un constat sociétal. Dans le cadre des différentes études et recherches que j’avais pu mener sur les vingt millions de personnes âgées en France, j’ai en effet constaté que, chez la plupart d’entre elles, le concept de liberté individuelle, et plus encore de souveraineté jusqu’à la fin de la vie, est au cœur de la façon d’appréhender la maladie et la mort. Elles assument pleinement leur vieillesse, à la condition unique de pouvoir choisir, le moment venu, la façon de partir. Avec la transition démographique qui touche les pays d’Europe occidentale, il y a fort à parier que, dans les dix à quinze prochaines années, cette demande va devenir massive.

Le constat est identique si l’on considère les longues maladies chroniques et mortelles comme le cancer, dont les cas ont explosé et se comptent par millions rien qu’en France. La question, en réalité, n’est pas tant qu’il y ait des morts en plus ou en moins, mais que, sans qu’on puisse en prédire l’ampleur, de plus en plus de gens soient encouragés dans les années qui viennent à conscientiser leur fin de vie en dehors des normes établies jusqu’alors. Un changement de paradigme qui rend évidente et nécessaire une révolution dans la façon dont est traitée la mort dans notre pays, lequel dispose en la matière d’un arsenal législatif bien maigre.

Dans le même temps, les progrès en médecine et la recherche contre le cancer accélèrent à un rythme tel que les cas d’endiguement et de contrôle des maladies mortelles vont eux aussi se multiplier. Quant aux progrès en biologie, thérapie génique ou immunothérapie, ils participent du même mouvement scientifique progressiste à l’issue duquel les maladies seront probablement plus longues mais moins contraignantes, ce qui se traduira par une progression de l’espérance de vie globale de la population.

Du point de vue du malade de tout âge, la révolution ne sera pas moindre  : pour la première fois de la longue histoire humaine probablement, celui-ci ne sera plus un objet de soins passifs; il deviendra acteur à part entière de son parcours de malade et du soir de sa vie, comme si soudain, et à l’encontre de tout notre héritage métaphysique et existentiel, le principe de mort ne s’inscrivait plus dans un futur désastreux et fini, mais bien dans un présent volontariste et singulier où l’individu pourra encore agir comme un être libre.

Cette nouvelle donne quant à l’anticipation de sa fin de vie et du deuil que l’on doit faire pour soi-même implique la mise en place d’un processus personnel de dissociation, l’idée étant de trouver un juste équilibre entre ressentir les émotions liées au drame vécu à l’instant présent, parvenir à se considérer comme un autre, à distance, objet de l’attention et du soin des autres, et se projeter dans un futur proche dont personne ne connaît l’issue. Il est tout sauf simple d’abandonner au cours de ce parcours plein de violence et d’embûches des pans entiers de soi-même, de son identité, de sa singularité qu’on a mis parfois des dizaines d’années à construire et à sédimenter. En ce sens, le deuil de soi-même s’apparente exactement au deuil que l’on fait pour une personne extérieure à soi.

Totalement inhumain et contre-intuitif, le deuil de soi est un phénomène qui doit également faire l’objet d’une réflexion collective. Il s’agit, autour du patient, d’amener les aidants et les équipes médico-psychologiques à instaurer un apaisement et une sérénité qui auront de larges bénéfices dans le soin qu’ils pourront lui apporter. Son état psychologique en sera considérablement amélioré, facilitant la prise en charge et la prise de décisions difficiles, ainsi que la résilience face à l’adversité.

Mais le deuil de soi n’est pas uniquement quelque chose de triste. Avec la pratique, on se rend compte qu’à chaque perte, à chaque petit deuil, nous est aussi donnée l’opportunité d’aller chercher une nouvelle ressource en soi. Par instinct de conservation et de survie, mais aussi de résilience, on découvre ainsi toute une palette de ressources personnelles inexplorées, et paradoxalement cela crée un sentiment de confiance et de fiabilité en soi-même.

Par ailleurs, dans la mesure où l’amorcer oblige à vivre dans un présent total et à s’émanciper du poids et des contraintes de l’avenir, il permet de vivre avec une forme de légèreté que peu de vivants sans pathologies s’autorisent.

Il s’agit également d’un processus d’acceptation de la transformation, que l’on pourrait appliquer à notre vie de tous les jours pour se détacher des normes, des conventions, et créer son propre chemin. Au moment où l’on croit se laisser abattre, où l’on pense qu’on n’a plus la force de lutter, un mécanisme inexpliqué nous fait remonter la pente, nous réadapter à chaque fois. S’agit-il d’une manifestation secondaire de notre pulsion de vie biologique ? Le fait est qu’à chaque période de deuil de soi correspond une période de reconstruction plutôt positive où une nouvelle peau se crée, que nous nous tissons nous-mêmes.

Le deuil de soi est un processus itératif, car plus une maladie chronique est longue, plus elle est jalonnée d’épreuves, comme autant de deuils et de contre-deuils qui permettent de construire ce nouveau moi apte à affronter la suite. Le malade, à l’instar d’un athlète, se trouve entraîné à enchaîner ces périodes successives. Le bénéfice est qu’il prend confiance en lui, car il découvre que sa force d’adaptation et de réadaptation est presque inépuisable. Il affronte l’inimaginable sur la seule base de ses ressources propres.

Amener la personne à ce processus permet enfin de lui faire sentir qu’elle est désormais dans une zone préservée du danger. Or les maladies chroniques entraînant la mort dans des délais plus ou moins courts vous font basculer dans une autre dimension, caractérisée par une insécurité totale, que l’entourage et l’équipe médicale doivent pouvoir comprendre.

Si la dépression est une étape nécessaire vers l’acceptation, il paraît important de décrire le processus du deuil de soi pour sensibiliser les accompagnants médicaux et familiaux. Il est en effet probable qu’avec une meilleure connaissance de ce phénomène, l’accueil des nouveaux patients dans le giron de l’hôpital, du secteur de la santé ou du vieillissement, se trouverait amélioré, et leur état psycho-émotionnel traité plus efficacement que par une médication de compensation.

Le deuil de soi commence assez tôt dans le processus de maladie chronique longue. Il semble qu’il intervienne en effet dès l’intégration de la personne dans un environnement médicalisé. Par réfraction, le contexte transforme l’identité de la personne en soins, la changeant en objet de soins.

Première identité nouvelle : celle de patient, ou de malade. Elle naît de la façon dont l’Institution vous prend en charge et vous propose un rythme nouveau. Ce moment peut être bien vécu, dans la mesure où l’identité de patient est une identité sociale bien connue, du moins en théorie, qui bénéficie de nombreuses représentations dans la société malgré les sentiments d’insécurité, d’incertitude et de risque qui lui sont rattachés. Le contre-deuil associé à cet état est celui du renoncement à la normalité. Par le rythme des soins ou celui imposé par l’institution médicale ou hospitalière, l’individu sort du temps normatif de la société, et ce d’autant plus s’il a une vie professionnelle. La vie à l’extérieur de lui continue ; les échéances doivent être annulées, re-projetées dans un futur inconnu; le deuil de la norme commence alors.

Cette étape marque aussi une individualisation du parcours de soins futur, car le patient ne fait plus partie du collectif de la vie quotidienne. Non qu’il en soit exclu, mais l’ordre des priorités change. À ce stade, intégré dans un système de prise en charge totale, le malade-patient ne peut pas encore contester le pouvoir médical et décider lui-même du rythme des choses; le moment n’est pas encore venu de pouvoir seulement imaginer qu’une émancipation est possible. Il peut certes y avoir alors un sentiment de révolte, mais celui-ci constitue une autre étape du processus.

En fonction des pathologies et des interventions de soins qui lui sont faites, le corps diminué est le support de la prochaine étape. Les maladies dégénératives, et plus encore neurodégénératives, ont cela de particulier qu’elles dégradent progressivement les fonctions corporelles essentielles. C’est le deuil du moi-corps qui s’amorce ; il reviendra cycliquement et s’activera au fil des étapes chirurgicales ou des soins à venir. Dans le cadre du vieillissement, la perte d’autonomie du moi-corps peut bien sûr prendre plusieurs années; dans celui des maladies chroniques longues, le processus est étréci, du moins au début. Arrive bientôt le temps où le corps ne donne plus ses capacités pleines et entières, provoquant alors un changement des équilibres entre corps et esprit : le corps et ses besoins fondamentaux priment sur les velléités de la conscience. À ce moment précis, une certaine aliénation de l’esprit par le corps peut intervenir, et le deuil du moi-corps se double d’un sentiment de perte de maîtrise. Il peut aussi se créer des relations conflictuelles dissociées entre corps et cerveau. Enfin, un processus de déprise n’est pas impossible : le choix peut être fait d’abandonner ou d’ignorer son corps, devenu la source de trop nombreuses souffrances.

Faire l’expérience du deuil de son corps n’est pas réservé qu’à la maladie  : les accidents de la vie provoquent des situations semblables. Toutefois, intégrée dans un système plus large de deuil de soi, cette étape est particulièrement difficile à supporter. Les contre-deuils peuvent être variés mais, là encore, savoir que nos capacités d’adaptation sont très étendues peut aider à accepter ce nouveau corps diminué. Nous possédons tous en nous des capacités d’adaptation, et donc d’innovation, sous-tendues par notre nature biologique essentielle qui fait de nous ces êtres vivants en transformation constante. Cet acquis naturel, qui nous vient du fond des âges, ne nous est accessible que dans des conditions extrêmes de danger et de conservation. Notre culture positiviste et scientifique omet de nous rappeler cet ordre naturel et biologique du monde, alors même que c’est l’arme la plus puissante pour vivre, survivre et s’adapter. Aussi éprouvant soit-il, le deuil du moi-corps constitue l’étape préliminaire pour cette prise de conscience.

Deuil de son identité acquise pour épouser celle de patient, deuil de la norme sociale pour découvrir son propre chemin à défricher, deuil de son moi-corps plein et entier… Ces premières étapes ne sont qu’un préalable au deuil suivant, celui des futurs possibles et souhaités. Cette phase douloureuse pourrait également être nommée « deuil de l’espérance et de la capacité de projection ». L’espérance, notion judéo-chrétienne au cœur du principe de foi, est un concept qui nous permet depuis des milliers d’années d’imaginer et de croire à un futur meilleur empli de promesses de bonheur. Or quel est l’intérêt de l’espérance quand on connaît déjà la fin? Il est vrai que cela concerne surtout la vie après la mort, la possibilité d’un paradis mais, pour les gens de ma génération, ces notions ont été bien moins structurantes qu’elles le furent pour nos ascendants. Après des décennies de progrès technique et scientifique, l’avènement de l’individualisme, la possibilité de maîtrise et la valorisation sociale de notions comme la performance, la réussite et l’ambition, nous avons intégré que nous étions seuls maîtres de notre destin. Ainsi, charge à nous d’imaginer nos propres futurs et nos aspirations. À ceci près que, dans le cadre d’une détérioration de la santé, les impondérables deviennent si nombreux que ces rêves individuels sont rendus impossibles. Ce deuil du futur est donc double; il concerne à la fois une aptitude proprement humaine de la conscience du temps, mais aussi un deuil fondamental : la construction de soi dans le temps, touchant aussi la trace que l’on veut laisser. Cette phase de deuil de soi, difficile, est pourtant bénéfique car elle permet d’accéder à une dimension uniquement accessible aux mammifères supérieurs, et probablement aux enfants  : le fameux présent total, celui qui permet de vivre et ressentir le monde de façon directe et concentrée. Une arme d’une nécessité absolue pour la suite du chemin qui nous amène à la fin de la vie.

Extrait du livre de Nicolas Menet, « Faire le deuil de soi », publié aux éditions Le Cherche Midi

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