Eurovision : et si le désamour en chanson des Européens pour les 3 grands de l’Ouest avait un sens politique ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Mans Zelmerloew, gagnant de l'Eurovision.
Mans Zelmerloew, gagnant de l'Eurovision.
©Reuters

Mauvais perdants

Le weekend du 23 et 24 mai avait lieu la finale de l'Eurovision, au cours de laquelle la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni ont occupé les dernières places, soit trois pays qui comptent parmi les piliers fondateurs de la construction européenne. Nathalie André, directrice du pôle divertissement de France 2 qui avait sélectionné la chanson, a émis l’idée, sur RTL, de remettre en cause la participation de la France à l’Eurovision en 2016, jugeant que la compétition manquait de neutralité politique.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Atlantico : Malgré les sifflets de certains spectateurs, la candidate russe est parvenue à la deuxième place. Au-delà de l'aspect anecdotique du concours, cela ne traduit-il pas, de façon un peu ironique certes, le poids mort que les trois puissances de l'Ouest sont devenues au niveau européen ? L'Eurovision est-elle le symptôme d'une nouvelle crise européenne ?

Cyrille Bret : D’un point de vue géopolitique, l’Eurovision est hautement symptomatique plutôt que purement anecdotique. Depuis 1956, l’Eurovision est un miroir éclairant sur la géopolitique européenne.Mais c’est un miroir déformant. Le concours peut paraître à certains marginal dans la qualité de sa production artistique, dans les soubresauts de son déroulement hautement ritualisé et dans la portée historique de ses résultats. Mais il est, depuis longtemps, révélateur des évolutions de la vie de notre continent. C’est pour cette raison qu’il fait l’objet d’analyses académiques suivies et documentées.

Les tendances annoncées et constatées lors de la 60ème édition du concours la semaine dernières sont révélatrices de tendances lourdes de notre continent. Un événement annuel organisés sur six décennies essentielles pour l’Europe (de la Guerre Froide à la crise ukrainienne), hautement international (40 pays candidats), extrêmement exposé médiatiquement (200 millions de téléspectateurs en cumulé entre finale et demi-finale jusqu’en Australie), transculturelle (du Moyen-Orient à la Scandinavie et de l’Europe latine à la Russie), dans un secteur (le divertissement et les industries culturelles), est nécessairement un événement essentiel pour la compréhension du continent et de son image international. Seuls la Coupe du Monde de Football, l’Euro de Football ou les Jeux Olympiques la dépassent. Mais les leçons à tirer de la compétition sont parfois à nuancer en raison de dynamiques internes à l’Union européenne de radiotélévision, l’institution continentale organisatrices, au vu d’actions sectorielles engagées par les chaines de télévision qui présentent les candidats… ainsi qu’au vu du talent musical des candidats évidemment.

Le faible classement des candidats présentés, cette année, par la France, l’Allemagne et la Grande Bretagne répond à plusieurs considérations internes au concours et externes à la compétition. Ces trois pays ont respectivement remporté cinq, deux et cinq fois la compétition, en relation avec le dynamisme de la variété française, la réaffirmation de la culture allemande et de la Brit Pop. Le constat d’un déclin n’est pas sans appel. Les clés des insuccès français (dernière victoire en 1977), allemands (dernière victoire en 2010) et britanniques (dernière victoire en 1997) sont d’abord à chercher dans des facteurs internes au concours, notamment par contraste avec les succès de petits pays comme l’Irlande et la Suède.

Comme en témoignent les 7 victoires des candidats irlandais et les 6 victoires des candidats suédois, les victoires au concours récompensent des pays dont les chaînes de télévision ont su implanter durablement dans l’espace médiatique national les processus de sélection. L’organisation d’une radio crochet national hautement sélectif et articulé avec la scène musicale intérieure ainsi qu’avec l’industrie du divertissement du pays est un gage de qualité des candidats sélectionnés – ou du moins de leur adéquation avec les goûts du public.

Par contraste, la France et le Royaume-Uni ont mis en place des processus de sélection moins robustes. Ces choix peuvent être légitimes : la France a présenté une candidature de témoignage sur la Grande Guerre ; le Royaume-Uni a des manifestations de musique pop capables de rayonner sans le soutien de l’UER, etc. A cela s’ajoute que, depuis la réforme de 2008 qui dispense les 5 pays les plus contributeurs au budget de l’UER (Allemagne, France, Espagne, Royaume-Uni, Italie ou Big Five) sont dispensés de demi-finale. Ce que les candidats gagnent en confort et en visibilité, ils le perdent assurément en rodage de leur candidature.

Avant d’être une leçon de géopolitique européenne, l’Eurovision 2015 donne des enseignement sur la façon dont les industries culturelles sont conçues et organisées dans chacun des pays membres de l’UER : marché privé ou scène subventionnée ? Articulation entre arts populaires et haute culture ou découplage ? Spécialisation des médias en fonction des publics ou médias généralistes ? Place du numérique dans le financement et la diffusion des talents nouveaux ou confirmé ? Ces enjeux sont essentiels et se reflètent – en bout de chaîne – dans la cérémonie délicieusement dramatisée des phases finales de l’Eurovision.

La place en retrait des Big Five dans la compétition tient également à des facteurs en partie exogènes à la compétition : les pays fondateurs de la CEE, de l’UER et de l’Union européenne ont des voisins orientaux, méridionaux et septentrionaux dynamiques et spécifiques. Ils peinent à comprendre parfois que leur place de premier plan, incontestable, sur la scène économique, politique, institutionnelle et culturelle n’est plus sans rivaux. Ainsi, la relative désinvolture de ces pays dans la préparation des échéances comparée avec la rigueur de la Suède, de la Russie et de l’Irlande est le symptôme d’un certain manque d’intérêt pour l’extrême diversité du continent. En creux et de façon positive, on peut espérer que de telles manifestations, suivies par plus de 150 000 téléspectateurs dans le continent soient considérées comme un levier de rayonnement pour notre pays. Le déclin des candidatures des Etats membres historiques est loin d’être irréversible : il suffit que les pays en question prennent plus au sérieux le levier d’influence de la compétition et se tourne résolument dans une stratégique de rayonnement au Nord, au Sud et à l’Est. C’est ce que EurAsia Prospective, notre groupe de réflexion, essaie de promouvoir, notamment par une meilleure compréhension de l’espace européen oriental.

Quant à la destinée des candidatures russes, elle mérite une analyse en soi. Le point d’inflexion de la multiplication des membres de l’UER à partir de 1991 a déplacé le centre de gravité de la compétition un peu plus à l’Est : des habitudes ou des disciplines de vote se sont mises en place au fil des années. Les candidats présentés par la télévision russe bénéficient de soutiens réels dans les anciennes républiques d’URSS et dans certains pays de l’est du continent. Cette dynamique est importante : elle reflète que l’Europe, au sens large, est un continent riche, composite, diversifié où les membres fondateurs de l’UER et de la CEE sont dominants mais pas seuls maîtres à bord. La compétition de l’Eurovision est un excellent rappel, pour Paris, Berlin, Londres, Madrid, Rome ou encore Bruxelles, que l’Europe se construit aussi à l’Est.

La controverse de l’édition 2014 autour de Conchita Wurst, des jumelles russes Tolmatchevy et des dispositifs anti-huées pour la candidature de Polina Gagarina sont plus conjoncturelles mais manifestent plusieurs questions récurrentes : concernant le statut des transexuels et, plus largement de la question du genre, le continent européen est hétérogène. Des blocs de pays tolérants voire militant font face, dans la société civile et dans le débat institutionnels, à des pays traditionnalistes et même réactionnaires. La question des mœurs et de leur régulation juridique pose tout simplement et la question de l’unité juridique du continent (dans la question de l’égalité des droits) et le défi d’une unité civilisationnelle de l’Europe. La question de la place de la Russie en Europe est elle aussi posée : c’est une question que la Russie se pose depuis trois siècle et qu’elle résout année après année, au vu de ses intérêts, de son identité, de ses aspirations et de ses marges de manœuvre politiques.

L’Eurovision 2015, comme souvent, est moins la caisse de résonnance d’une crise européenne généralisée que le reflet – instructif et déformé – de lignes de faille et de dynamiques prometteuses au sein du continent.

Il semble que ces trois pays, autrefois moteurs de l'Europe, sont devenus des sortes de contraintes pour les autres pays de l'UE avec une Allemagne qui pressure le sud, une France qui peine à se réformer, et une Royaume-Uni qui doute de son appartenance européenne. Qu'en est-il ?

Florent Parmentier : il est vrai que la France et l’Allemagne comptent parmi les six pays fondateurs de l’Union européenne, ainsi que les sept pays fondateurs de l’Eurovision (la Suisse ayant rejoint les six précédents). En matière de construction européenne comme d’Eurovision, le Royaume-Uni n’arrive qu’ultérieurement à la création.

Pour autant, on ne peut opposer une Europe des fondateurs à la remorque à une Europe centre-européenne dynamique, et ce tout d’abord parce qu’il n’y a pas de congruence entre les pays de l’UE et ceux de l’Eurovision. L’Australie (première participation), le Maroc (dernière participation en 1980) ou Israël ne peuvent être candidats à l’UE, mais leur présence à l’Eurovision a déjà été acceptée. En outre, la Pologne, champion des pays de l’Europe Centrale ces dernières années, a eu des résultats assez décevants. Des grands pays européens, seule l’Italie, et à un degré moindre l’Espagne, s’en tirent relativement bien à l’Eurovision tout en chantant dans leur langue. Il n’en demeure pas moins qu’il y a une vraie spécificité des pays du Nord dans cette compétition, dont le poids chez les vainqueurs est surreprésenté, le concours revêtant une importance de choix dès les sélections.

Enfin, il ne faut sans doute pas tirer de conséquences sur une seule édition. Il ne faut pas oublier par exemple que si l’Allemagne a terminé capot lors de l’édition 2015, elle avait rapporté le titre en 2010. Que la France fasse participer Daft Punk ou David Guetta et le résultat pourrait être fort différent…

Dans la politique européenne, à Bruxelles et dans les institutions, assiste-t-on à une désaffection des autres pays européens envers ces trois puissances vieillissantes ?

Cyrille Bret :Désaffection oui, déclin non.

Les membres fondateurs de l’Union européenne sont, depuis le grand élargissement de 2004, dans une position moins hégémonique qu’auparavant notamment en raison de la montée en puissance des nouveaux Etats-membres au sein des institutions européennes. Le rôle éminent de la Pologne, de sa classe politique, de son économie, dans l’Union européenne en est le signe le plus évident : l’intérêt général européen n’est plus nécessairement calqué sur les priorités du couple franco-allemand ou sur les intérêts des 5 plus grosses économies du continent. Le gouvernement allemand, en raison de son rôle très prescriptif dans la gestion de la crise monétaire, est un leader économique et institutionnel craint mais peu apprécié. La position ambivalence du Royaume-Uni à l’égard de la construction européenne le prive de capacité d’attraction. L’atonie du modèle économique et social français retire à notre pays de son lustre continental. Par effet de construction d’autres pôles d’influence, des intérêts alternatifs et des priorités différentes s’affirment au sein de la construction européenne. La désaffection à l’égard des Etats historiques dominants est tout à la fois prévisibles, anticipés et non sans remède.

Le poids économique des pays membres, leur rôle traditionnel dans les institutions européennes au sens strict et au sens large, leur capacité de projection politique leur assure une capacité de mobilisation sur les dossiers de fond structurant pour la vie de l’Union européenne. Le personnel politique au Parlement, les hauts fonctionnaires à la Commission, la couverture médiatique, etc. tous ces facteurs font que les Etats-membres historiques de l’Union ont des leviers d’action incomparables sur la scène européenne. Leur déclin n’est que relatif : il ne tient qu’à eux de mettre en place des stratégies d’influence à l’égard des nouveaux Etats-membres du Sud et de l’Est du continent pour remobiliser des solidarités, des aspirations et des projets communs.

Encore une fois, le retrait – relatif et temporaire – de Paris, Berlin et Londres, sur la scène européenne procède de facteurs internes (un désintérêt pour l’Est et le Sud) et de facteurs externes (les Etats orientaux ont leur dynamiques et leurs intérêts nationaux à promouvoir). La place des Etats membres historique en Europe, dans l’UER et à l’Eurovision dépend de leur investissement sur la scène européenne.

Finalement l'Europe peut-elle survivre à cette désaffection et à l'effacement de ses puissances fondatrices ?

Florent Parmentier : pour un certain nombre de pays européens, le concours de l’Eurovision revêt une importance profonde, comme les grandes compétitions sportives, si ce n’est que la victoire semble plus atteignable. De fait, c’est précisément pour eux un moment d’affirmation nationale, quand bien même cette affirmation se fait en langue anglaise plus qu’en langue nationale. Il est évident que si les nations contributrices et qualifiées d’office s’en allaient, le concours s’en trouverait affaibli, mais cela n’est pas réellement en question aujourd’hui, et rien ne dit qu’il ne pourrait pas continuer ainsi. Plusieurs Etats-membres de l’UE n’en font pas partie cette année : le Luxembourg (pays fondateur), la Bulgarie, la Croatie et la Slovaquie. Le concours a survécu au départ d’un pays de 76 millions d’habitants, la Turquie, le plus peuplé de la compétition derrière la Russie et l’Allemagne, sans aucun dommage.

Quant à la France, plutôt que de se désengager de cette compétition, elle devra montrer à l’avenir que l’on peut conjuguer langue française et pop culture festive. Rien ne l’empêche de créer en parallèle son propre concours sur le modèle de la "Francovision", regroupant les pays francophones, afin notamment de stimuler les industries créatives du Sud. C’est ce que la Turquie a tenté de faire avec son "Concours Türkvizyon de la chanson", et d’autres grandes aires linguistiques pourraient suivre demain, chez les russophones par exemple. C’est une ressource dont la France aurait tort de se priver pour demain.

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