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Et si l’utopie technologique qui nous était promise était en train de se transformer en cauchemar
©REUTERS/Sheng Li

Aïe tech

A San Francisco, et partout ailleurs, il semblerait que le monde de la technologie envahisse les rues, malgré l'opposition de certains habitants, le jugeant trop envahissant, trop dangereux, trop dictatorial. Pourtant, le monde, même sans technologie, a toujours été fait de cela.

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : De nombreuses manifestations initiées par les salariés de l'industrie de la restauration ont récemment eu lieu à San Francisco. Leur salaire minimum n'aurait effectivement pas été augmenté depuis 1991. L'industrie a répondu en les menaçant de les remplacer par des iPads. Par ailleurs, une ingénieure de Google aurait déclaré que le Soylent, une boisson contenant l'intégralité des apports nutritionnels que nécessitent un repas et qui fait fureur chez les hackers, serait une solution envisageable pour répondre à l'une de leurs demandes, à savoir l'obtention de tickets-restaurants. A quoi ressemble le monde que semblent dessiner les geeks pour le futur ?  En quoi se rapproche-t-il plutôt du cauchemar que d'une vision idyllique ?

Fabrice Epelboin : Le terme “geek”, tout d’abord, ne signifie plus grand chose depuis que l’industrie de la communication s’en est emparé. Ce monde que vous voyez poindre n’est pas un rêve de geek, c’est celui de l’alliance entre l’industrie du web et un Etat, les Etats-Unis.

Le projet social qui est dessiné à travers cette anecdote n’a absolument rien de nouveau. Être choqué par de telles pratiques est une chose, oublier qu’il en a toujours été de même en est une autre. De nos jours, l’industrie agroalimentaire fournit aux êtres humains des préparations qu’on aurait exclusivement réservé aux animaux domestiques il y a quelques décennies.

Ce qui met particulièrement en relief cette situation dans la Silicon Valley, c’est l’énorme disparité de revenus qu’on peut y trouver. Ce n’est cependant pas, loin de là, le seul endroit au monde où l’on en trouve de telles.

Cette approche n’est pas plus cauchemardesque que moultes autres situations que l’on peut observer aux quatres coins du monde, y compris chez nous. Ce qui est particulier ici, c’est le fantasme utopique qui a accompagné l’émergence de ce qui fait la puissance actuelle de la Silicon Valley, le web social. Cela a créé un gros malentendu.

Doit-on s'inquiéter du tournant déshumanisant que prend l'industrie technologique ? Le quotidien britannique The Guardian illustre ce propos en estimant que les Google glasses en sont un exemple parlant : elles améliorent la vision de celui qui les porte au détriment des autres. Peut-on parler d'une forme de sociopathie à mettre de plus en plus un ordinateur entre soi et les autres ? Quel impact cela peut-il avoir sur nos interactions avec les autres ?

Ce tournant a été pris au lendemain du 11 septembre aux Etats-Unis et un peu après en France, ainsi que dans d’autres pays et a commencé avec l’installation de la société de la surveillance. Les géants de la Silicon Valley, finalement, ne sont guère que l’un des acteurs de cette évolution.

Si on prend un peu de recul, on trouve les explications de cette évolution dans la synergie plus ou moins volontaire entre un projet de société panoptique porté par plusieurs Etats - dont la France et les Etats-Unis - et un projet philosophique porté par des entreprises comme Google, nommé transhumanisme, qui consiste à transformer et améliorer l’homme avec la technologie, le rendre plus performant, plus intelligent et potentiellement immortel.

Les impacts à terme d’un tel projet sont phénoménaux. Si nous arrivons d’ici quelques décennies dans un monde où certains pourront ainsi être "augmentés" et voir leur durée de vie s'allonger considérablement, nous créerons imanquablement une société où vivrons des "surhommes", ce qui ne manquera pas de changer de façon radicale le concept d’humanité dans son ensemble.

Et pourtant, la technologie fascine et est omniprésente dans nos vies. Comment faire en sorte qu'elle améliore notre quotidien sans pour autant créer un monde complètement déshumanisé ? Où se trouve la limite ?

Le B.A.BA consiste à comprendre ces technologies, aussi bien dans leurs prolongements humains que sociaux, et à anticiper l’impact qu’elles pourraient avoir. On pourrait imaginer qu’une régulation efficace de celles-ci permettrait de n’en tirer que le meilleur, mais la gérontocratie en cours - particulièrement en France au sein des élites dirigeantes - ne favorise pas la compréhension de la chose technologique.

Autant il est facile de faire comprendre ce genre de choses à un jeune de la génération Y, dont l’adolescence a été bercée - parfois de façon mouvementée, par Facebook et les Skyblogs - autant pour quelqu’un issu des baby-boomers, et dont la compréhension de l’ordinateur s’est faite, la plupart du temps, sur une extrapolation de la machine a écrire, c’est une chose complexe et délicate qui demande énormément d’investissement de la part d’individus qui pensent, la plupart du temps, ne plus avoir quoi que ce soit à apprendre. La limite est sans doute située quelque part dans ce gap générationel entre ceux qui sont en mesure de comprendre en quoi Internet va changer le concept même d’humanité et les autres.

C’est un problème récurrent : souvent, des individus qui conviennent parfaitement que des innovations technologiques, somme toute mineures face à celles qui arrivent aujourd’hui comme l’automobile ou l’avion, ont réellement changé le cours de l’Histoire, mais n’arrivent pas à le comprendre quand il s’agit de technologies Internet.

D'aucuns reprochent à Facebook et aux Googles glasses de nous espionner, mais le marketing et la publicité ne nous surveillent-ils pas, nous et nos émotions, depuis plusieurs décennies déjà ? Cette manipulation et surveillance accrue doivent-elles finalement être discrètes pour qu'on puisse la tolérer ?

Ces manipulations étaient relativement discrètes, jusqu’au moment où Edward Snowden a révélé que ces données ne servaient pas uniquement des fins marketing, mais participaient également à un vaste programme de surveillance des populations.

Jusqu’ici, les interactions entre le marketing B2C et un projet politique étaient non seulement plus discrètes, mais également bien plus contingentées. On sait par exemple que les buveurs de whisky aux Etats-Unis ont tendance à voter Républicain, alors que les amateurs de bières sont plus nombreux à voter Démocrate. Et ces données, issues du marketing, sont bien sûr utilisées à des fins de marketing politique, mais jamais jusqu’ici on avait recyclé en masse des données marketing afin d’alimenter une machine destinée à surveiller une population.

Dernière remarque, si la surveillance est discrète, la population ne la tolère pas, elle ne la voit pas, ce qui est fort différent.

Finalement tous les produits de la Silicon Valley ne nous ont-ils pas dépossédé d'une certaine forme de contrôle sur nos propres vies ?

Tous, non. Là encore, il s’agit de garder un esprit critique et une capacité d’analyse sur ce que permet une technologie qui arrive sur le marché, et sur l’impact qu’elle pourrait avoir sur le monde. Quand une entreprise de la Silicon Valley offre la possibilité de communiquer de façon confidentielle, elle nous donne au contraire un regain de contrôle sur notre vie. Cela dépend par ailleurs de l’utilisateur. La privation ou le surplus de liberté apportée par une solution technologique n’est pas la même selon que l’on soit Américain, Français, Russe ou Chinois.

Ce qui est certain, c’est que, bien plus que tout projet politique porté par qui que ce soit de nos jours, ce sont les innovations technologiques qui sont en mesure de changer le monde aujourd’hui. Savoir s’il va changer en bien ou en mal dépend aussi bien de l’intention de leurs inventeurs que des usages qui se développent au sein de la population sur la base d’une technologie.

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